La ligne de mire

L’ENNEMI INVISIBLE (2). Le préau triste

© Arsène Doyon–Porret (14 mars 2020)

«Information importante en lien avec la situation du nouveau coronavirus : les écoles, les crèches, les musées publics, les bibliothèques, les installations sportives, Cité seniors, les espaces de quartier et d’autres infrastructures municipales sont fermées jusqu’à nouvel avis.» (École de Saint-Jean, le plus ancien établissement du quartier de Saint-Jean).

Face à l’avancée inexorable et chaotique de l’ennemi invisible, vendredi 13 mars, la décision, raisonnable mais tardive de fermer jusqu’à nouvel avis les écoles suisses, éprouve les parents et les enfants. Le confinement général devient probable.

État de nécessité de la guerre sanitaire qui arrive.

Classe rutilante

Quartier de Saint-Jean: dans le bâtiment scolaire Heimatsil, couleur jaune de Sienne, construit de 1913 à 1915 sur les plans des architectes Alfred Olivet et Alexandre Camoletti, à 16h00, la cloche sonne la fin des cours. Comme d’habitude.

Glas pour une période inconnue? Alarme d’une page d’Histoire inédite que fige l’horloge en façade? Tocsin contre l’ennemi invisible?

École de Saint-Jean: 2e étage, classe lumineuse de vie et de dessins affichés, senteur familière des crayons et des corps au crépuscule tiède de la journée, parmi les pupitres désertés et les chaises esseulées :  en disant au-revoir et merci à Kelly, l’institutrice élégante, émue et irréprochable, le cœur n’y est pas: «On garde contact à tout prix? Évidemment!» L’année scolaire est compromise… qui sait? Boule à la gorge en remontant les couloirs désertés avec les patères vides de tout vêtement. Les enfants ne sont plus là! Ils n’iront pas en classe verte.

Une école qui se vide ainsi juste avant le crépuscule: c’est vraiment trop triste!

Merci à toutes les institutrices et tous les instituteurs solides jusqu’au bout sur le pont du navire-école maintenant sans passagers!

Sur le préau

Retour au préau, flanqué de solennelles grilles métalliques et protégé par quatre vigoureux marronniers hérissés de printemps, celui des promesses enchantées de l’enfance. Des parents sont désemparés en ce qui concerne la garde des écoliers privés d’école, d’institutrices et d’instituteurs. Certains adultes râlent pour la forme. D’autres ironisent, acquiescent ou se taisent.

Choc collectif! Quels mots sur de telles choses?

Préau. Les enfants sont partagés. Parfois tristes, parfois rieurs, souvent déroutés. Arsène, Dorian, Elouan, Julian, Martin, Sebastian, la petite Sophie, Lenny, Malou, Giacoppo et d’autres potes aux visages lumineux comme l’aurore d’été: la petite république écolière est en ébullition sensible.

Le préau nord se remplit, côté rue où veille la marmoréenne patrouilleuse scolaire. Par tous les temps, postée devant le bureau de tabac et la boulangerie, elle sécurise le passage à piétons. Bardée du gilet jaune, volontariste, elle évoque déroutée une très longue pause: «Cela dépend maintenant de notre hiérarchie évidemment!» dit-elle en repoussant courageusement un SUV à l’assaut mécanique de la rue paisible comme le blindé de l’inconscience automobile.

Pigeons mélancoliques

Préau. «Papa-maman, on a congé pour longtemps!» Emplie de cris et de rires habituels, la cour de jeux se rembrunit doucement. Malgré le gai soleil de mars.

Maints enfants filent en catimini…des filles osent sangloter devant les autres, des garçons se retiennent à peine. Certains se bousculent ou se poursuivent en pouffant de rire ou en jouant une dernière partie de foot. Les cartables valsent. On court dans le labyrinthe de bois. On éternue dans le pli de son coude – comme l’a dit la maîtresse! D’autres encore se réjouissent des «grandes vacances» fortuites qui arrivent.

L’avenir ludique semble illimité:

On fera des activités chouettes.

On pourra revoir toute la série Star Wars!

On s’amusera beaucoup avec la tablette et les jeux électroniques!

On invitera chaque jour des potes à la maison pour manger des lasagnes, des tas de pizzas ou du hachis Parmentier!

On ira au foot plus souvent!

On regardera des films le soir!

On fera la grasse matinée… tous les jours!

On jouera toute la journée!

Surtout, on n’aura plus de devoirs!

Finis les épreuves et les contrats de travail.

On lira des BD et mangas.

On travaillera sur Internet!

Mais la maitresse?

La maîtresse, elle va tellement nous manquer!

On l’aime trop!

C’est vraiment pas chouette le coronavirus!

Pas chouette? Plutôt terrible!

Préau. Tout d’un coup, on se dit pourtant «Salut…À bientôt».

Cartables à la main, sac au dos, tous sont un peu empruntés, un peu brumeux, un peu gouailleurs, un peu hébétés.

Yeux mouillés.

Le préau se vide pas à pas, comme si on n’osait pas vraiment le quitter.

Calme inhabituel. Les enfants gagnent leurs pénates, orphelins provisoires de leur belle et haute école qui les accueille et les protège depuis la fin de la 4 P.

Le moment du coronavirus: une tache invisible sur l’enfance. Tenace.

Le portail du préau déserté se referme. Sans grincer.

Toutes les fenêtres de l’école sont en berne.

À l’ombre douce des marronniers, suinte la tristesse. Triomphe le vide épuisant.

Silence pesant.

Quelques pigeons sautillent sur la marelle multicolore. Mélancoliques les ramiers?

À quoi sert un préau sans écoliers?  À rien! Peut-être à regretter l’insouciance enfantine.

Jamais les enfants n’oublieront l’épisode du repli domiciliaire en ce printemps 2020.

En sortant de l’école

En sortant de l’école, les ribambelles d’enfants gagnent leurs foyers… entre rêveries, promesses de l’avenir et périls :

En sortant de l’école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré

Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés

En sortant de l’école

Nous avons rencontré

Le nouveau coronavirus

[..]

Alors on est revenu à pied
à pied tout autour de la terre
à pied tout autour de la mer
tout autour du soleil
de la lune et des étoiles
A pied à cheval en voiture
et en bateau à voiles*.

Toujours en avance de cinq minutes, maintenant solitaire, l’horloge infatigable au fronton de l’école veille.

Veille jusqu’au retour heureux des enfants.

* D’après Jacques Prévert, « En sortant de l’école », Histoires, 1946.

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