De quoi la cancel culture est-elle le nom?

Mercredi dernier, se tenait un Café scientifique à l’Université de Neuchâtel1, avec à son menu la cancel culture. Intitulé “Souriez, vous êtes bannis”, il réunissait à sa tribune un avocat spécialiste en droit des médias de droit, une historienne (et maître assistante en études genre), un dessinateur de presse et un étudiant membre de la commission culturelle de la fédération estudiantine locale.

Je ne vais pas refaire le débat, qui a été difficile à tenir, au final, car, d’entrée de cause, deux intervenants ont remis en question la définition du sujet du débat. Ça partait mal et la modératrice a eu beau faire de son mieux, les deux protagonistes préféraient entretenir le flou plutôt que de prendre clairement position. Je vais donc reprendre quelques éléments qui ont jailli ça et là et enfin tenter de répondre à la question-titre de ce billet.

C’est l’extrême-droite qui impose ce terme pour éviter de parler des vrais problèmes

Nous asséna l’étudiant. Argument suffisant à ses yeux pour discréditer le terme et, dans la foulée, justifier la cancel culture. Pratique, mais trop court. S’il est vrai qu’à droite en général, cette appellation est utilisée, elle l’est également à gauche. Qui plus est, prétendre que le qualificatif serait partisan revient à dire que la pratique de la cancel culture serait “de gauche”. Or, il n’en est rien. D’une part la gauche est historiquement celle qui s’est battue pour la liberté d’expression et son pendant artistique et, de l’autre, les wokes (ceux qui sont “éveillés” à l’omniprésence de la domination) empruntent en vérité leurs mœurs nouvelles à l’extrême-droite! C’est bien elle qui est coutumière du coup de poing face à des œuvres qui lui déplaisent. Encore récemment, ce sont les intégristes cathos qui tentaient d’empêcher des représentations d’œuvres de Rodrigo Garcia ou Roméo Castellucci2, qui détruisaient un tableau de Serrano3 ou encore vandalisaient le Tree de McCarthy installé Place Vendôme4.

En même pas une décennie, voilà qu’une frange de l’extrême-gauche- souvent à la marge – reprend les mêmes modes opératoires. Et ça n’est pas la seule reprise, nous y reviendrons dans un prochain billet.

C’est quand on n’est pas vraiment d’accord avec ce qui se passe qu’on appelle ça cancel culture

L’historienne de voler ainsi à la rescousse de l’étudiant, professant que quand on veut déboulonner une statue d’esclavagiste, c’est de la cancel culture, “mais quand on en abattait dans les anciens pays de l’Est, ça n’en était pas.” De quoi laisser songeur de la part d’une professeure d’Histoire… Outre qu’au début des années 90 le terme n’existait pour ainsi dire pas, il y a là une confusion préoccupante : on ne peut mettre sur un même plan un moment historique où le peuple se libérant concrètement du joug d’une tyrannie abat, dans le même élan, les statues symboles du pouvoir déchu et l’instruction d’un procès en déboulonnage des siècles après la mort du statufié – qui n’a d’ailleurs plus aucune influence directe sur le cours de la vie politique de la cité. Sauf à vouloir entretenir un flou qui n’a rien d’artistique.

Ce ne sont que les puissants qui sont visés

Parvenue de la salle, cette affirmation est parfaitement fausse. Si les cas les plus médiatisés ont portés sur des célébrités et que certaines y ont survécu socialement, nombre d’anonymes ont été pris dans la tourmente. A l’instar de la moitié des musiciens de cet orchestre d’une compagnie anglaise d’opéra, virés car épouvantablement blancs5.

Définition

Ces quelques éléments clarifiés, passons à une définition. Pour l’établir, je vais relater un épisode vécu, pour ainsi dire, au premier rang.

Novembre 2019, l’humoriste américain Louis C.K. revient sur scène à l’occasion d’une tournée européenne après une absence de deux ans, due à MeToo6. Il se produit ainsi à Bâle, enchaînant deux représentations combles. À la sortie de la première, quelle ne fut pas la surprise des spectateurs sortants de voir les suivants empêchés d’entrer par une vingtaine de gens masqués, scandant slogans et tenant deux banderoles.

Sur celles-ci, la définition de la cancel culture. La première disait “We fight sexists assholes”, indiquant la volonté des protestataires de définir qui a le droit de monter sur scène pour s’y exprimer – projet déjà assez particulier. Sur la seconde, on pouvait lire “Racism, sexism, antisemitism are not jokes, they are violence”, autrement dit, après qui peut s’exprimer, au tour de définir ce qui a le droit d’être dit.

Cela renvoie à cette phrase de Roland Barthes: “Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.”7

Force est de constater que c’est cela, la cancel culture: non pas l’interdiction d’actions ou de propos jugés “problématiques” (qu’ils soient blasphématoires ou simplement dubitatifs des vertus d’une morale nouvelle ou ancienne), mais l’obligation d’être aligné sur ces oukases moraux. Sous peine d’oblitération.

Ainsi, loin d’être des opposants à une extrême-droite qui les taxerait de pratiquer la cancel culture, les wokes sont en fait les Messieurs Jourdain du fascisme, ils en font sans le savoir.

 

 

Le dessin de Vincent l’Epée, paru dans La Torche, est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

  1. https://www.unine.ch/cafescientifique/home/programme/souriez-vous-etes-bannis.html
  2. https://www.lefigaro.fr/theatre/2011/10/30/03003-20111030ARTFIG00226-romeo-castellucci-la-piece-qui-fait-scandale.php et https://www.francetvinfo.fr/culture/spectacles/theatre/les-ultra-catholiques-mobilises-contre-la-piece-quot-golgota-picnicquot-a-paris_3322577.html
  3. https://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/18/la-destruction-de-piss-christ-uvre-impie_1509185_3246.html
  4. https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/sculpture/la-sculpture-tree-vandalisee-a-paris-l-artiste-paul-mccarthy-jette-l-eponge_3300729.html
  5. https://www.nouvelobs.com/culture/20210915.OBS48680/un-opera-britannique-licencie-une-partie-de-ses-musiciens-pour-accroitre-la-diversite.html
  6. https://www.nytimes.com/2017/11/09/arts/television/louis-ck-sexual-misconduct.html
  7. Discours au Collège de France, 1977

 

Matthieu Béguelin

Saltimbanque protéiforme, tour à tour comédien, metteur en scène, podcasteur ou auteur, Matthieu Béguelin se consacre au théâtre sur les planches et le bitume comme sur les ondes. Cinévore et phile, il défend la liberté artistique comme condition première de la liberté d’expression.

8 réponses à “De quoi la cancel culture est-elle le nom?

  1. Bravo monsieur Béguelin ! J’ai bien aimé votre article. J’ai apprécié que vous ayez cité ce sexist asshole appelé Molière qui sera bientôt interdit si ça continue comme ça. En effet, il est bien clair que l’idéologie woke, les gender studies, le féminisme etc., ne peuvent pas résister à Molière, à ses précieuses ridicules ni à son école des femmes. Psr conséquent Molière doit être annullé (“canceled”) .

    Je vous souhaite beaucoup de succès dans vos activités de saltimbanque, si toutefois vous parvenez à survivre malgré la politique de destruction sociale et culturelle menée par le dictateur d’opérette Berset.

    1. Merci pour votre commentaire. Pour ce qui est de la situation du milieu culturel face aux décisions des autorités (qui ne tiennent pas à un seul membre du CF), je vous invite à lire le précédent billet de ce blog, qui en traite justement.

  2. Vous dites que la cancel culture reprend des mœurs de l’extrême-droite en disant que celle-ci « est coutumière du coup de poing face à des œuvres qui lui déplaisent ». Cette propriété n’appartient pas qu’à l’extrême-droite mais à tous les extrêmes en général: le communisme a fait exactement la même chose. Les extrêmes sont classés à droite ou à gauche selon de toutes petites différences. Parfois, on ne sait même pas les classer. Pour le nazisme (contraction de national-socialisme) que l’on a classé à l’extrême-droite, on aurai très bien pu le classer à l’extrême-gauche (le socialisme étant de gauche). Il est donc vrai de dire que c’est un nouveau fascisme de gauche. Les extrêmes ont de toute façon beaucoup de points commun avec notamment le refus de la discussion avec les gens qui ne sont pas d’accord.

    1. Ma remarque est spécifique à la liberté artistique, qui, même sous Staline, a pu être en partie préservée (grâce à Gorki notamment).
      Mais il est vrai que c’est une caractéristique des totalitarismes que de vouloir régir l’art comme le reste du réel. Je préfère ce terme car il inclut les théocraties, qui ne sont pas en reste.

      1. Ah, mais c’était effectivement un art de faire disparaître les camarades “déchus” sur les photos officielles… comme aujourd’hui les héros nationaux “déchus”.

        Le jour où ils déboulonneront les statues de Staline, je les rejoins 🙂

        1. Ah vous avez du retard, mon cher, nombre d’entre-elles l’ont été il y a belle lurette!
          Mais parallèle fort pertinent sur l’effacement photographique coutumier de ses purges.
          Il y a un très bon ouvrage de David King sur la question intitulé “The Commissar Vanishes”

  3. Votre lucidité mérite des éloges. Elle est bien trop rare dans la confusion actuelle des esprits, dont certains paraissent succomber à la manipulation! Et la caricature qui l’accompagne est magnifique (Bernard Blier a toujours soutenu que Michel Audiard lui avait “piqué” cette citation extraordinaire).
    En réalité, on peut voir dans cette attitude caricaturale une imperméabilité totale à la culture, quelle qu’elle soit. Ces extrémistes (peu chaut le camp dans lequel on les classe) n’ont jamais lu, jamais écouté, jamais vu, jamais contemplé, donc rien ressenti! De toute façon, ce qu’ils ont peut-être lu ou entendu une fois les dépasse; ils sont incapables de le comprendre!
    Jamais on ne rendra justice aux descendants des esclaves en détruisant des statues ou en débaptisant des rues. Encore moins en interdisant de jouer une pièce de théâtre ou une symphonie (il paraît qu’en certains endroits des USA, Mozart et Beethoven sont considérés comme des racistes…). En revanche, on s’honorera d’avoir rendu justice en étudiant l’Histoire de façon neutre et objective. Mais prendre de cette façon la culture en otage est une abomination!
    Mais vous avez raison; le pire n’est même pas d’interdire, mais de devoir penser ou faire comme ils le veulent.
    Pour mieux illustrer vos propos, je retournerai contempler la gravure de Goya: le sommeil de la raison engendre des monstres!
    Bien à vous.

    1. Merci pour cet éloge!
      Je ne sais s’il y a véritablement incapacité à comprendre ou si c’est un effet de l’époque où les réseaux sociaux sont bien plus vecteurs d’émotion que de réflexion, et de contemplation de soi plutôt que d’ouverture au monde.

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