Harcèlement et abus dans le milieu artistique: Si c’est un système…

Ces derniers jours, en France, la garde à vue d’un célèbre metteur en scène1 a mis le feu aux poudres. Dans le sillage de cette nouvelle, des témoignages ont afflué par milliers2.

La scène suisse est loin d’être à l’abri de tels comportements, comme en atteste l’enquête publiée hier dans les colonnes du Temps3, qui me met en colère. Colère de lire tous ces témoignages, ceux décrivant des pratiques inadmissibles évidemment, mais aussi ceux relatant les tentatives d’alerter partenaires et pouvoirs publics, restées sans réponse.
On a pu lire la même chose à propos du Béjart Ballet4, comme du Théâtre Populaire Romand5.

L’une des initiatrices de la vague de témoignages en France le dit: nos agresseurs ne sont pas célèbres, ça n’intéresse donc pas.
C’est semble-t-il une des limites du mouvement MeToo, qui, ayant bénéficié de la notoriété des agresseurs ou des victimes pour se faire connaître, paraît condamné à la célébrité pour être entendu, pour être en Unes. Des milliers de témoignages d’anonymes ne suffisent pas à faire les gros titres. Ou rarement, bien trop rarement.

Limite aussi car si c’est un système, il ne peut tenir aux seules personnes directement à l’origine des agressions et qui, elles, feront plus ou moins la Une. Ni Weinstein, ni Botelho n’ont agi “seuls”. Chaque accusé a usé de sa position de pouvoir et des appuis qu’elle leur conférait pour asseoir sa domination.

Un terrible silence

“Tout le monde savait ou avait entendu des bruits” est une phrase terriblement lourde de sens quand dans ce “tout le monde” se trouvent des autorités publiques, des membres de conseils de fondation ou même, parfois, des directions d’institutions. C’est cela qui fait le système et non le seul comportement de salopard des auteurs des agressions. Si elles se répètent, c’est qu’on les laisse se répéter aux plus hauts niveaux. Leur silence dans de nombreuses affaires récentes, même quand il s’agit de personnes au militantisme féministe affirmé, est assourdissant pour les victimes et mortifère pour notre milieu tout entier.

Pourquoi ce silence? Cruelle question. Un mélange de complaisance, de peur de mauvaise publicité pour l’institution, pour la culture, probablement. Le fait aussi que, dans plusieurs cas de figure, ceux qui auraient dû réagir étaient les mêmes qui avaient nommé les personnes en cause – ce qui fait qu’agir c’est aussi admettre une erreur de jugement. En ces temps difficiles, certains seront tentés de dire que “ça n’est pas le moment”, qu’on “n’avait pas besoin de ça”. Je pense au contraire que c’est le bon moment pour poser les problèmes, tous les problèmes, sur la table. Cela pour pouvoir repartir sur de meilleures bases.

La précarité produit des proies

Ces bases meilleures ne doivent d’ailleurs pas se limiter aux comportements, mais concerner les conditions de travail en général. Il ressort clairement des témoignages du Temps que la précarité économique joue un rôle dans ce système. Le même constat peut être fait à la lecture des témoignages français. Les victimes n’osent protester ou parler de peur de perdre une opportunité de travail dans un milieu précaire ou les places sont rares et donc, chères, trop chères. Il y a donc un contexte économique qui participe pleinement à l’éclosion de tortionnaires, qui ont de quoi faire ou défaire des carrières.

C’est pourquoi je suis d’avis que la question de fond, au-delà des comportements ignobles dont il est fait état, est ce qui a permis à leurs auteurs de prospérer pendant des années. C’est donc la question de la gouvernance qui doit être posée. Celle de la responsabilité des pouvoirs publics, à l’évidence, mais aussi celle des structures mêmes sur lesquelles reposent nombre d’institutions. Ces fameuses fondations et leurs conseils, qui jouissent d’une indépendance certaine, doivent être interrogées.
Dans le cas du TPR comme dans celui de La Maison d’Ailleurs6, il a été établi qu’ils ont joué un rôle hélas important dans la durée des abus révélés. En soutenant ou couvrant, c’est selon, de tels agissements, de tels abus, ces conseils ou leurs bureaux, s’en sont rendu complices au moins moralement. Et le degré de séparation qu’ils constituent ne saurait dédouaner les pouvoirs publics de leurs responsabilités. Quand on a vent de tels excès, on se doit d’agir, quelle que soit la structure juridique de l’institution concernée.

S’il faut un village pour élever un enfant, alors il faut un village pour l’abuser.

Cette phrase de l’avocat de beaucoup d’enfants victimes de prêtres pédophiles dans le film “Spotlight”7 nous renvoie à la responsabilité collective en pareille situation. Et les centaines de témoignages qui affluent disent bien, hélas, la dimension systémique du problème. Non pas qu’il soit généralisé, omniprésent, mais qu’il dépasse largement les cas isolés et interroge le fonctionnement même de bien des institutions et des pouvoirs dont elles dépendent.

Car si c’est un système, alors c’est tout le système qui doit être examiné et non seulement les auteurs directs des abus. Ce qui doit nous occuper est d’empêcher que cela puisse se reproduire et donc tirer les leçons du laxisme et de la lâcheté des structures institutionnelles qui étaient au courant, avaient le pouvoir d’agir, mais ne l’ont pas fait.
Faute de quoi, l’histoire sordide se répétera.

 

  1. https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/meurthe-et-moselle/nancy/info-f3-nancy-l-ex-directeur-du-theatre-de-la-manufacture-michel-didym-place-en-garde-a-vue-2271001.html
  2. https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/metootheatre-victimes-temoins-actrices-veulent-repenser-lecosysteme-du-theatre-tout-entier-20211013_QKPS4FWWCZEPJKDFWGKKTSTEQY/
  3. https://www.letemps.ch/culture/exclusif-geneve-danseuses-compagnie-alias-denoncent-annees-dabus-sexuels
  4. https://www.letemps.ch/culture/eleve-humiliee-attitude-tyrannique-details-emergent-climat-lecole-danse-rudra-bejart
  5. https://www.letemps.ch/suisse/profonde-mue-theatre-populaire-romand
  6. https://www.blick.ch/fr/news/enquetes/accusations-de-plagiat-engagement-de-proches-salaire-de-syndic-la-galaxie-marc-atallah-mise-a-nu-id16660120.html
  7. https://www.imdb.com/title/tt1895587/

 

Matthieu Béguelin

Saltimbanque protéiforme, tour à tour comédien, metteur en scène, podcasteur ou auteur, Matthieu Béguelin se consacre au théâtre sur les planches et le bitume comme sur les ondes. Cinévore et phile, il défend la liberté artistique comme condition première de la liberté d’expression.

2 réponses à “Harcèlement et abus dans le milieu artistique: Si c’est un système…

  1. Bonjour. Bien que ne faisant pas partie du monde du spectacle, j’ajouterai “et cela dure depuis des dizaines d’années”. Ce qui explose aujourd’hui était déjà dénoncé au début des années 80 dans une série française (de mémoire “Pause-Café”). On y voyait une scène, dans un cour de théatre du lycée, où le professeur demandait à une élève de se déshabiller sous prétexte que dans la scène elle était supposée sortir de sa douche. Si en 1980, le scénariste avait imaginé cette scène, c’est bien qu’à l’époque déjà le problème était connu “de “tout le monde”.

    1. Hélas oui, ça ne date pas d’hier. Cela participe aussi d’un cliché sur le milieu artistique, de longue date véhiculé.

Les commentaires sont clos.