Retour sur un gâchis: qu’ils crèvent les artistes!

La décision d’annuler la création du spectacle « Les Émigrants » de Krystian Lupa prise par la direction sortante de la Comédie de Genève est l’occasion de bien des fantasmes.

Les termes relativement sibyllins de la communication de l’institution y participent. Que s’est-il passé concrètement, nul ne sait. On parle de coups de sang du metteur en scène, d’insultes proférées en polonais (mais qui parle donc polonais à part lui et son interprète?), d’une équipe technique qui serait épuisée. Et de « protection de la personnalité », élément stipulé dans les chartes et règlements régissant le théâtre. Celles-ci deviennent des sorte de boucliers permettant à la direction d’éviter tout questionnement de sa décision. Une institution publique a un devoir envers ses employés, point.
Oui, et ce devoir ne s’arrête pas aux employés à l’année des lieux, mais s’applique également aux équipes artistiques qui, elles, sont engagées au projet.

Et quand l’équipe de ce projet – le clou de la saison avec un budget frôlant le million de francs – dit son désir de mener ce spectacle à son terme et donc de pouvoir partager les fruits de trois mois de travail intense avec le public, on la suspecte de se montrer trop tolérante envers un metteur en scène tyrannique.

Pourtant, à lire sur le site du théâtre les témoignages des interprètes sur leur travail avec Lupa, on est très très loin de la caricature de l’artiste démiurge.1

Mais voilà, en ces temps de désacralisation quasi-compulsive , le « monstre sacré » ne peut finir que « monstre » tout court. Tant pis pour la nuance, l’examen des faits et, surtout, la question essentielle des responsabilités.

Pourtant, si on voulait bien s’y attarder un peu, une autre image apparaîtrait. Tentons l’exercice, ça vaudra toujours mieux qu’hurler avec les loups.

Je précise que je ne suis pas dans le secret des dieux et n’ai pas assisté aux répétitions. Je sais ce que les uns et les autres en ont dit dans différents médias ou sur les réseaux sociaux. Et qu’étant du “milieu” j’ai entendu divers retours sur ce qui s’est passé. 

Il est avéré que l’équipe technique est épuisée et a refusé de poursuivre le travail, quand bien même il était à bout touchant. Il l’est également que la direction de la Comédie, dans ces conditions, a décidé d’annuler la création. Cela contre l’avis de l’équipe artistique du spectacle. Avéré également que cette annulation a entraîné celle du Festival d’Avignon, qui n’était pas en capacité d’assumer la part restante de travail et de production nécessaires à achever le spectacle. Son avenir ne tient ainsi plus qu’au dernier partenaire, L’Odéon à Paris.

La direction a donc tranché entre équipe technique du lieu et équipe artistique du spectacle, invoquant un non-respect des valeurs et de la philosophie qui président à la conduite de l’institution. Voilà qui semble bien vertueux.

Mais si on approfondit, surgissent des questions qui méritent plus que trois formules de management responsable et deux renvois au règlement.

Krystian Lupa est-il arrivé par hasard à la Comédie? Non. La direction l’a contacté, rencontré puis invité à venir créer sur son grand plateau. 

Est-ce que les méthodes de travail et l’exigence qui caractérisent le metteur en scène sont connues? Oui. Il a d’ailleurs créé des spectacles en Suisse auparavant, à Vidy. Il était donc assez facile de se renseigner.

Peut-on sérieusement inviter un metteur en scène d’envergure de 79 ans et attendre de lui qu’il change ses méthodes et revoie ses exigences artistiques à la baisse? Non, évidemment non.

L’équipe technique a-t-elle mis les pieds au mur d’entrée de cause, comme l’indique Krystian Lupa au Monde2? Je n’ai pas la réponse, mais cet élément correspond à ce qu’une personne travaillant dans l’institution sur un autre spectacle au moment du début des répétitions m’a dit. Si tel devait être le cas, comment une équipe technique peut-elle refuser de s’adapter à la direction artistique d’un projet? C’est pourtant le b.a.-bas qu’on soit au plateau ou à la régie: s’adapter. Partant, comment la direction du lieu n’a-t-elle pu infléchir ce refus?

De là, la direction a-t-elle pris la juste mesure de ce que la venue de Lupa allait impliquer? A-t-elle anticipé en renforçant, par exemple, son équipe technique? Pas certain, vu le résultat. La direction a beau nous dire que l’équipe était parée, si tel avait été le cas, nous n’aurions pas cette conversation.

Il ne s’agit pas ici de mettre en doute les compétences de l’équipe technique, mais d’interroger le manifeste manque de moyens, notamment humains. Et aussi son attitude telle que rapportée par le metteur en scène, ressortant aussi d’un article du Temps3 et qui, si elle devait être avérée, serait problématique.

Dans les grands théâtres allemands, suisse-alémaniques ou des pays de l’Est, les équipes techniques sont très souvent doublées, une de jour, une de soir/nuit, de sorte que leur travail est presque continu. Ainsi, des changements de scénographie, de lumières, de son, de vidéo ou de costumes, même importants, peuvent se réaliser rapidement et sans épuiser les collaborateurs. 

De telles dispositions n’ont pas été prises. Or, c’est dans une telle anticipation que se traduit d’abord un réel souci des équipes techniques, en leur permettant de faire face au travail qui les attend sans risquer l’épuisement. En évitant de les mettre en situation d’échec.
Cette attention se traduit également par la préparation des équipes aux exigences, qu’elles soient clairement établies et que soit rappelé que la technique, comme tout le reste de l’équipe de création, est au service du spectacle et que celui-ci est porté par celui qui en a la vision artistique. 

C’est aussi ce qui évite et l’incompréhension et le stress et la frustration et la dégradation de l’ambiance de travail.

Ainsi, pourquoi le protocole de médiation décidé conjointement à ce qu’on en lit, n’a pas été appliqué? Pourquoi le régisseur général prévu a-t-il atterri de Pologne pour apprendre que le spectacle était annulé? Pas de réponse là non plus.

Est-il vrai que les comédiens qui avaient obtenu de la direction des lieux un espace pour tenter de poursuivre le travail en ont été évacués par la direction technique? Si oui, c’est grave.

La direction générale indique avoir refusé de remplacer ses employés pourtant au bout du rouleau, invoquant qu’ils n’étaient pas des « Kleenex dont on pouvait disposer ».  J’en conviens volontiers mais est-ce qu’une équipe à bout au point de poser les plaques à une semaine de la première n’est pas déjà réduite à l’état de Kleenex? La question semble permise.

Et , tout de même, quid des interprètes, qui sont victimes d’une décision très violente, qui bazarde des mois de labeur et d’investissement, de même qu’elle réduit à néant les perspectives de tournée future d’un spectacle pour lequel on leur conseillait d’être libre les deux prochaines années?
Qui rappelle que ces interprètes n’ont, eux, aucune sécurité de l’emploi mais que ce sont pourtant eux qui font les premiers les frais de cette décision? Où est passé « le respect de la personnalité » les concernant?

Ce que je veux dire, enfin, c’est qu’au lieu de se lancer dans un concours de vertu, de fantasmer un David de la technique qui terrasserait un Goliath artistique, on pourrait appeler les choses par leur nom: un immense gâchis. Et que celui-ci implique une faillite de la direction générale, qui soit n’a su protéger ni son équipe technique, ni l’équipe artistique, sa décision intervenant trop tard pour les premiers et sans solution de secours pour les seconds. Ou soit qui n’a su se faire entendre de sa propre équipe technique pour qu’elle s’adapte aux méthodes de celui qu’elle a invité sur son plateau. Ou un mélange des deux.
A-t-elle été “coincée” par son propre règlement, qui l’oblige à agir immédiatement quand il aurait fallu du temps pour démêler les causes de la débâcle? Peut-être aussi.

En tout état de cause, quand pour apaiser le malheur des uns, il faut provoquer le malheur des autres, il y a échec. Et cet échec, la direction en porte fatalement une part de responsabilité, parce que c’est elle qui dirige. Et ce qui serait vraiment vertueux serait de l’admettre. Car, au fond, personne ne peut sortir grandi d’un tel gâchis.

 

  1. https://www.comedie.ch/fr/journal/jouer-avec-krystian-lupa
  2. https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/06/07/krystian-lupa-metteur-en-scene-suite-a-l-annulation-de-son-spectacle-les-emigrants-ce-n-est-pas-mon-ego-surdimensionne-qui-est-la-source-du-conflit_6176604_3246.html
  3. https://www.letemps.ch/culture/krystian-lupa-comedie-geneve-anatomie-dun-fiasco

Photo de Agnieszka Zgieb

Etude Corodis: Un dangereux malentendu

Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux.

Eugène Ionesco, La cantatrice chauve

Fin juin, la Corodis1 sortait une étude portant sur l’état des arts de la scène en Suisse romande2. Ce travail de recherche a été commandé par la CDAC3 et fait directement écho à la pandémie.

Comme toute crise, celle-ci aura agi en révélateur photo, montrant aux pouvoirs publics que la précarité matérielle, tant de fois décriée par les professionnels du domaine, était une réalité. On peut déplorer qu’il ait fallu une mise à l’arrêt du secteur et les nombreuses procédures d’indemnisation pour que cela devienne une préoccupation, mais mieux vaut tard que jamais.

Encore que, l’adage voulant que la route de l’enfer soit pavée de bonnes intentions ne sera pas démenti avec le cas de cette étude et de la tournure qu’a pris le débat à son sujet, qui crée un dangereux malentendu.

Paresse médiatique

 

Tout commence avec une dépêche de l’ATS. Comme son nom l’indique, le journaliste s’est dépêché de faire une pige sur un rapport de près de 100 pages… fatalement, le papier rate le cœur de l’étude (la précarité) pour se concentrer sur une de ses causes présumées: le système des arts de la scène – et ses compagnies indépendantes en premier – connaîtrait une “surchauffe”, mot pudique qui se traduit chez tout lecteur par “surproduction”. Parfaite amorce pour des débats animés: Voilà qu’après avoir été considérés “non-essentiels”, les acteurs culturels seraient trop ou, à tout le moins, trop productifs. Et nombre de médias de suivre la même ligne4. A l’aube de l’été, souvent morne en actualités, belle aubaine. Au point de faire interrompre sa fraîche retraite à un ancien red en chef pour ressasser des lieux communs5.

Tout cela sans qu’aucun ne prenne véritablement la peine de lire l’étude en entier au préalable, évidemment, ni même d’interroger les principaux concernés. Preuve en est l’absence totale de représentant-e-s de la scène indépendante dans les quelques débats occasionnés.

Ce qui devait arriver arriva et le directeur d’une institution au budget confortable de tenir un discours aussi fallacieux qu’outrancier sur une télé régionale6 en accusant les Cies indépendantes de concurrence déloyale. Cela pourrait prêter à rire tellement le grief est hors-sol (on rappellera que la notion toute libérale de concurrence libre et non-faussée interdit l’action de l’Etat… alors que son institution n’existe que grâce à la manne publique, ce qui en fait l’exemple-type de la concurrence déloyale au sens de l’Ecole de Chicago!), mais le risque demeure que cette intervention ancre une perception biaisée de l’étude dans le débat public.

Pour faire bonne mesure, la RTS emboîte le pas7 et c’est une autre direction d’institution qui met en garde face à la recommandation de l’auteur de l’étude d’augmenter le soutien aux Cies indépendantes, au prétexte que de telles augmentations se feraient “au détriment des institutions” dont le budget stagne et qui s’affaibliraient. Quand on sait que l’institution que cette personne dirige soiffe à elle seule 40% du budget cantonal dévolu aux arts de la scène8, ça ne manque pas de sel!

Pauvres riches et salauds de pauvres

 

Cette approche jésuitique de l’étude découle de deux facteurs. Le premier, sur lequel je reviendrai plus bas, tient à ses lacunes en termes de champs d’analyse. Le second provient du fait que l’étude dit la responsabilité des institutions dans la précarité ambiante. La festivalisation de certaines saisons y est pointée. Comprenez que le nombre de spectacles proposés augmente à mesure que leurs temps de jeu s’amenuisent. De plus en plus, mais de moins en moins longtemps. L’autre aspect mis en lumière est la tendance de certaines institutions à rogner les prix d’achat des spectacles – comptant notamment sur les fonds de la Corodis pour combler le manque. Dernier élément souligné par l’étude: la part parfois trop faible d’emploi régional dans ces institutions.

Ces trois points peuvent expliquer pourquoi certaines directions ont préféré dégainer en premier, défendant leurs prés carrés face aux précaires.

Mais ils leur serait délicat de s’en sortir sans les lacunes de l’étude, qui facilitent la mauvaise foi.

Des angles morts pourtant cruciaux

 

La question des salaires tout d’abord. L’étude indique un médian de 6’000 francs pour les employés des institutions (en CDI) et de 2’700 pour les cies indépendantes (en CDD). Cela donne l’impression que les salaires passent du simple au double selon le circuit professionnel. Mais cette impression est fausse car il n’est pas tenu compte des indemnités chômage.
Ainsi, les 2’700 francs ne représentent pas le montant brut d’un salaire mensuel, mais le lissage des revenus annuels du travail sur 12 mois. Pour expliciter, cela représente par exemple 6 mois de travail à 5’400.- de salaire mensuel brut, étalés sur une année, comme si aucun autre argent ne venait le compléter. Ce qui n’est pas la réalité.

Quand la même étude indique que 59% de la production romande est réalisée à Lausanne ou Genève, on comprend aisément que personne ne peut vivre dans ces villes avec 2’700 francs. L’écart est donc comblé par les indemnités chômage. En oblitérant cet apport capital, c’est tout bonnement le statut d’intermittent qui est omis par l’étude. Une omission lourde de conséquences car elle conduit à faire peser des soupçons de sous-enchère salariale totalement infondés sur les Cies indépendantes.

Un autre angle mort, encore plus déterminant pour qui veut saisir convenablement la situation, est l’absence complète de données sur le financement public. Cette absence surprend d’autant plus que l’étude ayant été commandée par les services culturels cantonaux, on aurait pu imaginer les chiffres à disposition et que leur propre action serait aussi soumise à examen. Force est de constater que non et cela fausse complètement les conclusions de l’étude.
Car, soyons sérieux, si le sujet est la précarité, ses causes comme ses remèdes, alors la question du financement public est absolument centrale.
Les questions au cœur du problème sont celle des montants globaux et de leurs variations et celle, toute aussi déterminante, de leur répartition entre institutions et Cies indépendantes. Car si l’on veut faire à ces dernières le mauvais procès de leurs conditions salariales, la moindre serait de le mettre en lien avec les moyens à leur disposition.

Pour donner un exemple, aux chiffres connus, dans le Canton de Neuchâtel9, le budget global dévolu aux arts de la scène est de 1.2 millions de francs. Sur lesquels 976’000 francs vont aux institutions (3), festivals (4), compagnies conventionnées (4) et à la Corodis, quand 126’000 francs seulement vont aux projets des Cies indépendantes10. En gros, 80% contre 10% et ces minces dix pour-cents seraient “concurrence déloyale” et existeraient au détriment des institutions? Quelle mauvaise blague!

De la même manière, si l’étude mentionne bien que le mode de soutien public joue un rôle dans le foisonnement de projets, cet aspect est trop peu développé. Il est en effet souligné que les pouvoirs publics soutenant quasi exclusivement la production pure d’un spectacle, les compagnies sont amenées à chercher à produire le plus possible pour vivre. Cela parce que ni le nécessaire travail de recherche, ni celui des reprises ou de l’élaboration de tournées n’est vraiment soutenu. Si l’on complète cette donnée par le fait que les temps de jeu se réduisent, on voit bien que ce système ne peut conduire qu’à la « surchauffe » mentionnée. Elle est un effet et non la cause de la précarité.

Pour saisir d’où elle provient, il faut impérativement ajouter le volet des montants à disposition des compagnies indépendantes et les mettre en rapport avec ceux consacrés aux institutions et avec les emplois créés. C’est à leur lecture que l’on comprend que la précarité matérielle est inévitable: à moyens constants pour soutenir de plus en plus de projets, les soutiens se réduisent comme peau de chagrin. C’est cela qui conduit les Cies à produire d’autant plus pour assurer leur survie et la boucle de la “surchauffe” est bouclée.

L’étude est également borgne sur deux aspects d’importance. Le nombre de travailleurs et le public.

Si l’étude montre bien une augmentation des emplois, elle ne dit rien du nombre effectif de travailleurs dans le domaine. Or, nous l’avons vu, une personne connaîtra plusieurs emplois dans une année, ainsi en va-t-il d’un secteur qui fonctionne par CDD et par intermittence. Pourtant, la croissance des emplois est mise en avant comme indicateur de la « surchauffe »

et même comme cause de celle-ci. Outre qu’il est particulier et rare de lire une étude socio-économique aborder l’augmentation de l’emploi avec perplexité, on voit que cette seule donnée est borgne si elle n’est pas reliée au nombre effectif de travailleurs derrière ces emplois.

Parce que, restons sérieux, si la conclusion devait être qu’il y a trop de travailleurs dans le domaine, alors deux mesures absentes du rapport devraient être prises sur le champ: fermer la haute école de théâtre, la Manufacture, qui met des dizaines de nouveaux travailleurs sur le marché volée après volée. Et il restera encore la seconde, à savoir déterminer qui ira dire à des personnes ayant 10, 15, 20 ou 30 ans de métier qu’il faut se reconvertir. Et sur quels critères?

Dernière lacune de l’étude: le public. Elle le regrette d’ailleurs et tente malgré tout de lui accorder un chapitre, mais faute de données, il reste hélas bien vide. Cette absence de chiffres de fréquentation est d’ailleurs assez étonnante, puisqu’après tout, c’est bien le public qui est le destinataire des productions en question.
Ayant été longuement interrogé par l’auteur de l’étude, j’ai eu l’occasion de lui dire ce que m’ont enseigné mes quelques 20 années de métier: on ne joue pas longtemps devant des salles vides. Et seule l’absence chronique de public pourrait permettre d’affirmer qu’il y aurait « surproduction ».

D’ailleurs, si l’étude avait des éléments sur les travailleurs du domaine, il serait intéressant de voir le nombre d’abandons dans les 5 à 10 ans suivant l’entrée dans le métier. Un métier merveilleux, mais aussi dur moralement et matériellement. Comme en témoignent les Cahiers noirs de l’intermittence11, publiés il y a 10 ans – démontrant que le problème ne date pas d’hier ni de l’augmentation des emplois pointée par l’étude.

Réinventer… la roue

 

Avec de telles lacunes, l’étude échoue fatalement à proposer des solutions portant en elles une amélioration concrète de la situation matérielle des travailleurs des arts de la scène.

Ainsi est-il proposé de multiplier les contrôles. Outre que cela crée une suspicion généralisée sur les employeurs indépendants, une telle mesure est superflue en diable: le soutien au projet obligeant à rendre des comptes à chaque dépôt de dossier. Le contrôle est donc déjà permanent. Une des raisons de cette volonté de contrôle est le deuxième pilier, auquel il serait demandé de cotiser dès le premier franc (comme cela est exigé à Genève). Seulement voilà, cette mesure est inopérante de l’avis même de la caisse de pension concernée (Artes&Comoedia) qui a bien dû constater que les montants cotisés sont si faibles que rares sont les rentes en découlant, la plupart des assurés encaissant un capital au moment de la retraite. Cela parce que les salaires sont trop rares et/ou trop bas. On ne peut donc détacher la question de la prévoyance de celle des salaires. Ce qui nous ramène aux montants des soutiens publics.

Il en va de même pour ce qui regarde l’adoption d’une charte, qui ne mange certes pas de foin, mais qui a déjà existé au début des années 2000, sous l’égide de BASIS (défunt Bureau des arts de la scène et des indépendants du spectacle), qui l’avait édictée pour créer un rapport de confiance avec les soutiens publics. Sans que cela ait été suivi d’effets concrets de leur côté. La même association réclamait d’ailleurs déjà des soutiens dans la durée pour les Cies indépendantes. Rien de nouveau en coulisses, donc.

Or, la mesure fondamentale pour répondre à la précarité des travailleurs du domaine, si elle est mentionnée dans l’étude, n’apparaît pas dans ses conclusions: augmenter les moyens dévolus aux Cies indépendantes. Cela pour permettre d’améliorer les conditions de travail, de financer non plus la seule production mais aussi tous les autres aspects nécessaire à celle-ci, d’augmenter les salaires, d’améliorer les futures retraites et de soutenir le magnifique élan créateur qui habite la scène romande.
Tout comme le missionnement des institutions pour accueillir au mieux la production romande est une condition sine-qua-non pour permettre de maintenir le nombre actuel de travailleurs des arts de la scène tout en ralentissant le rythme de création. C’est cela qui permettra de prolonger les périodes de jeu – soit en création, soit en tournée – et donc les périodes d’engagement des travailleurs.

Ces éléments ont d’ailleurs été évoqués dans une récente tribune du Syndicat suisse romand du spectacle (SSRS) parue dans Le Temps12.

Sans augmentation de moyens, viendra alors la tentation d’une sélection élitaire ou à l’audimat. Mais comme elle ne fera pas disparaître par magie les personnes déjà actives dans le domaine, elle se traduira donc par un transfert de charges du chômage à l’aide sociale pour les “déclassés” (et dont les cantons ne sortiront pas gagnants) et par la violence sociale qu’une telle option contient en elle. Sans parler de l’appauvrissement d’une offre culturelle qui perdra de sa diversité, comme en témoignent les réactions à Bienne face à la volonté de l’exécutif de diminuer de moitié l’enveloppe dédiée aux soutiens aux projets13.

Alors, que les augustes membres de la CDAC entendent cette vérité de La Palisse: pour résoudre le problème de la précarité, il va falloir bourses délier! Comme le disait Jean Vilar: “L’art n’a pas de prix, il a un coût.

Illustration: photographie d’un théâtre abandonné, Buffalo, État de New York, USA.

  1. Commission romande de diffusion des spectacles www.corodis.ch
  2. https://drive.switch.ch/index.php/s/bWJRY97xBwtg37A
  3. Conférence des chefs de service et délégués aux affaires culturelles https://www.ciip.ch/La-CIIP/Organisation/Conferences-de-chefs-de-service/CDAC
  4. https://www.laliberte.ch/news/suisse/une-suroffre-artistique-650852 ou https://www.lenouvelliste.ch/suisse/arts-de-la-scene-une-suroffre-entraine-une-precarisation-des-artistes-1193878 entre autres articles
  5. https://www.letemps.ch/opinions/suisse-romande-y-spectacles
  6. https://www.lemanbleu.ch/fr/Emissions/98175-Geneve-a-Chaud.html
  7. https://www.rts.ch/info/culture/spectacles/13222982-ralentir-pour-mieux-lutter-contre-la-precarite-dans-les-arts-de-la-scene.html
  8. Panorama, page 8, ligne TPR https://www.ne.ch/autorites/DESC/SCNE/Documents/PANORAMA_2019-2020.pdf
  9. Idem
  10. Idem. En 2019, on voit que 20 projets ont été soutenus via cette enveloppe. Cela représente une moyenne de 6’300 francs par projet. Soit à peine plus que le coût d’un mois de travail au minimum syndical SSRS-UTR, cotisations comprises.
  11. https://lecourrier.ch/2011/11/29/le-cahier-noir-qui-fait-mal/?
  12. https://www.letemps.ch/opinions/arts-spectacle-quils-mangent-brioche?
  13. https://www.grrif.ch/articles/bienne-met-sa-culture-au-regime-la-comedienne-pascale-gudel-monte-au-front/?

Transidentité: l’impossible débat?

La question du changement de sexe ou de genre semble passer d’un tabou à l’autre. D’abord, et pendant longtemps, le sujet était inabordable à cause d’une morale qui interdisait tout écart à l’hétérosexualité et toute échappatoire au sexe de naissance. A notre époque, de ce qu’il paraît, il est devenu inabordable par excès contraire, les transactivistes voulant interdire tout discours s’écartant de leurs revendications. Cela alors que, somme toute, l’idée que l’on puisse changer de sexe – respectivement, de genre – a fait son chemin dans nos sociétés occidentales.

Peut-être un peu rapidement, pourrait-on dire, tant le débat n’a pas vraiment eu lieu, la permissivité nouvelle ayant souvent découlé d’un refus de discriminer aux accents pavloviens. Ce qui est en soi honorable, mais ne peut dispenser d’une réflexion approfondie sur les modalités d’un tel changement et ses implications sociétales et médicales.

Ça n’est d’ailleurs pas un hasard si le holà est venu du milieu médical, qui est le premier observateur du phénomène1. La Suède, qui avait été pionnière dans sa permissivité, a suspendu sa politique pour les mineurs suite à plusieurs constats2: l’augmentation importantes des demandes, la relative inefficacité à réduire le mal-être, l’écart important entre les « sexes de départ » (les jeunes filles souhaitant changer de sexe sont largement majoritaires), les effets secondaires et une augmentation de gens souhaitant revenir en arrière au bout de quelques mois ou années et la quasi-impossibilité de le faire.

En France3, le milieu médical s’inquiète également et, en Suisse, une tribune récemment publiée par Le Temps4 alerte sur la transition chez les mineurs.

De telles questions doivent être abordées avec sérieux et l’on se doit de tenir compte des constats d’expériences similaires dans d’autres pays. Cela pour éviter d’enclencher des processus irréversibles sans mesurer leurs possibles conséquences, positives comme négatives.

Mais voilà, les transactivistes refusent ne serait-ce que d’aborder ces questions, comme l’ont tristement illustré les deux récentes actions ayant empêché la tenue de débats publics à l’Université de Genève5. Manifestement, seule l’idéologie qu’ils professent a droit au chapitre et que l’on ne s’avise pas de s’en écarter, de la disputer, même de la discuter ou gare à ses fesses sur les réseaux sociaux. Peu avares de pétitions virtuelles et d’appels à l’interdiction professionnelle des critiques relégués à la condition de blasphémateurs, les meutes cybernétiques transactivistes ne s’embarrassent pas de grand chose et passent des écrans aux auditoriums universitaires.

On pourrait s’étonner que des gens si déterminés sur la toile soient si fébriles à l’idée que leurs revendications fassent l’objet de critiques et soient discutées dans l’agora. Après tout, quand on est sûr de soi, on affronte le débat sereinement, voire avec appétence, non?

Et pourtant, ils paraissent frappés d’une sévère “agônaphobie” (du agôn grec, la confrontation, le débat). Est-ce parce qu’ils doutent de la solidité de leurs arguments ou de leur capacité à les tenir face à une contradiction, comme le laisse entendre un sujet de la RTS6? Où est-ce par intégrisme idéologique, qui refuserait l’idée même qu’on ose discuter leurs revendications? Un mélange des deux? Le meilleur moyen de le savoir serait de justement pouvoir mener ces débats.

On m’objectera que si même des sketchs d’humoristes sont source de panique sur Twitter, c’est mal parti pour un débat de fond. A en croire son annonce de changement de politique interne réaffirmant son attachement à la liberté d’expression artistique7, Netflix avait anticipé les cris d’orfraie des activistes, tirant la leçon des remous autour du dernier “special” de Chappelle, avant de sortir celui de Ricky Gervais8.

Ce qui rappelle que le périmètre de la liberté d’expression est, de facto, celui de l’exercice de la démocratie, puisque celle-ci repose sur le débat public. Et que des décisions concernant des traitements médicaux administrés à des mineurs engagent la société toute entière. D’où la légitimité de débattre sans interdits, de telles décisions ne pouvant se prendre sur la seule crainte de tweets rageurs.

On saisit ainsi que l’auto-attribution d’un pronom ne peut suffire à régler ces questions, qui dépassent la seule dimension individuelle. En pointant d’ailleurs cet aspect, l’humoriste britannique Ricky Gervais ne verse pas dans la « transophobie » que la meute de twittos rageurs voudrait lui attribuer, mais aborde un élément central de la problématique: l’indifférenciation.

Cela parce que la définition – ou son absence – de ce qu’est une femme ou un homme n’est pas anodine et ne regarde pas uniquement celles et ceux qui voudraient opérer un changement de sexe, mais bien la société toute entière. Il est au demeurant paradoxal que cela puisse échapper à des activistes s’inscrivant dans un courant de pensée qui confère aux constructions sociales une origine sexuée ou genrée.

On pourrait même oser dire qu’au moment où les regards sont tournés vers la Cour Suprême américaine et le sort du droit à l’avortement9, sans même évoquer la loi scélérate adoptée il y a quelques jours en Oklahoma10, la question de la réalité du sexe biologique est plus d’actualité que jamais depuis un demi-siècle.

Car tout le monde voit bien que l’enjeu concret et direct de la maîtrise de son corps concerne en l’occurrence un sexe en particulier, du fait de sa capacité à engendrer la vie, celui de la femme au sens biologique.

C’est pourquoi il n’est pas possible de refuser de débattre de telles questions et qu’il est dangereux et illusoire de vouloir les trancher par la menace ou les pressions virtuelles ou réelles, c’est-à-dire en réduisant toute critique au silence. Ne serait-ce que parce qu’une telle stratégie ne peut qu’échouer, elle doit être abandonnée.

Il nous faut donc reprendre le chemin de la controverse et trouver ensemble un équilibre qui permette à chacune et chacun de vivre selon ses désirs, tout en évitant la négation de la condition féminine, de ce qui constitue une part importante de l’Histoire des femmes. En ce sens, vouloir régler les modalités de la transition de manière rationnelle, réfléchie et concertée n’a rien d’une phobie.

Et un tel chemin est forcément jalonné de cases « débat » car c’est ainsi que nous tranchons nos désaccords en démocratie et faisons, cas échéant, évoluer nos sociétés.

 

Illustration: portrait de Lili Elbe par Gerda Wegener

Une reprise en trompe-l’œil

L’arrêt des mesures limitant l’accès aux lieux culturels a de quoi réjouir les actrices et acteurs culturels, il n’est pas agréable de devoir ainsi contrôler le public à l’entrée des salles. Ce retour à la normale, aussi souhaitable qu’il ait été, ne résout de loin pas tous les problèmes engendrés par les deux arrêts que le secteur a connus.

 

Or, ce retour s’accompagne de l’abandon d’un certain nombre de mesures économiques qui avaient été prises1. Et cet abandon semble bien prématuré. Une récente étude menée par la Corodis (commission romande d’aide à la diffusion de spectacles) révèle que le salaire médian des intermittents (engagés par CDD) est tombé à moins de 3’000.- par mois en 2020. C’est dire la précarité qui est la leur et la dépendance au chômage pour survivre. Celui-ci offre d’ailleurs quelques aménagements, mais qui reposent sur le doublement des premiers mois d’un contrat dans le calcul des engagements nécessaires à renouveler un délai-cadre.

Si le droit aux indemnités a été partiellement préservé durant les arrêts, la perturbation générale engendrée à des effets bien au-delà des seules périodes d’arrêt. Il se pourrait donc bien que, dans les mois à venir, on assiste à des situations de non-réouverture de délais-cadre, faute d’avoir pu travailler un nombre suffisant de mois.

L’abandon des indemnisations des “entreprises culturelles” et des personnes pose aussi un problème, attendu que l’élargissement de l’accès aux lieux culturels ne résout de loin pas tous les problèmes à lui seul. En effet, une différence marquante avec la restauration, pour prendre un secteur qui a été soumis aux mêmes arrêts et restrictions que la culture, est que cette dernière fonctionne “au calendrier”. Les théâtres, salles de concert, galeries et autres centres culturels ont en effet des saisons, des programmes et ceux-ci se donnent au public à des dates déterminées. De facto, il ne suffit pas de réouvrir ou de lever les limitations d’accès pour que tous le monde puisse se remettre au travail.

On me répondra qu’il reste tout de même deux mesures: les projets de transformation et l’aide d’urgence de Suisseculture sociale. C’est effectivement le cas jusqu’à la fin de l’année, mais cela reste bien limité.

Les projets de transformation ne sont pas un plan de relance, mais bien un soutien à la transformation des pratiques ou des lieux. De ce que l’on sait des décisions, les projets infrastructurels ont pris le dessus sur les projets artistiques et donc la transformation ne saurait répondre à la question brûlante de l’emploi.

Reste Suisseculture sociale, qui permet d’assurer une aide d’urgence. Si son montant relève du minimum vital, il s’agit d’une aide dite “sous conditions de ressources”. Autrement dit, à l’instar de l’aide sociale, il sera tenu compte de l’épargne comme du revenu du conjoint pour décider de son éventuelle attribution. Par ailleurs, cette aide concerne les personnes et non les structures (orchestres, compagnies, boîtes de production, lieux culturels, etc), qui se retrouvent, elles, sans aucun filet.

A défaut d’un plan de relance national, qui semblerait une suite logique des mesures prises lors des arrêts et restrictions, on peut bien sûr imaginer que le fédéralisme amène les Cantons à prendre le relais. Ils pourraient le faire en proposant soit des indemnisations cantonales soit des plans de relance propres. Mais l’on sait que tous les Cantons n’ont non seulement pas les mêmes capacités financières, mais – surtout – pas les mêmes volontés politiques. Ainsi, à Neuchâtel, il a fallu lutter pour obtenir un fonds d’indemnisation forfaitaire que le Valais ou Genève ont mis en place sans regimber2.

Il apparaît donc clairement, l’euphorie du retour à la normale passée, qu’il y a encore une longue route à parcourir avant que le secteur culturel puisse revenir à un semblant de stabilité. Toutefois, des pistes existent et sont sur les tables de discussion, du soutien à la recherche à la question d’un statut social des travailleurs de la culture. Reste à espérer que la sortie de pandémie qui se dessine ne conduise pas les pouvoirs publics à abandonner les réflexions entamées. Car la menace d’un désert culturel est hélas loin d’être derrière nous.

Photographie de Fabien Wulff-Georges, reproduite avec son aimble autorisation

Querelle de Chappelle chez Netflix

Ce qui se passe depuis quelques semaines autour de la diffusion par Netflix du dernier “special” de Dave Chappelle est très intéressant1.

Ça n’est pas la première fois qu’un humoriste est dans la tourmente des meutes virtuelles pour un sketch ou une punchline. Et pas le premier tour de piste de Chappelle, dont tous les derniers spectacles diffusés par Netflix ont eu l’heur de déplaire à divers activistes de la wokitude.

Ils reprochent ainsi à Chappelle plusieurs passages de son spectacle, qui seraient “transphobes” et même “haineux”. Ce spectacle, “The Closer”, conclue une série de “specials” initiée en 2017 et entend clarifier le fond du message de l’humoriste. Ainsi a-t-il interrogé le public « Comment, après seulement une année, Caitlyn Jenner, a-t-elle pu décrocher le titre de « femme de l’année ?2 » Manifestement, poser une telle question est déjà insupportable pour certains. Tout comme dire être d’accord avec J.K. Rowling, lorsqu’elle estime que le genre est un fait dans le sillage d’un scandale suite à un tweet3 où elle s’agaçait des périphrases utilisées à la place du mot “femmes” (en l’occurrence “personnes pourvues d’un utérus”).
Comme pour l’auteure de Harry Potter, aucun examen possible de la question ou remarque, c’est comparution et condamnation immédiate devant le tribunal virtuel de la wokitude. On peut pourtant envisager qu’être ramenée à ses organes génitaux puisse ne pas être considéré comme un progrès par une femme.

Mais voilà, ne pas être 100% aligné sur le discours des activistes est déjà considéré comme discriminatoire.
Dans son essai sur l’Amérique contemporaine4 sorti en 2018, Bret Easton Ellis le disait déjà: “Tout le monde doit être pareil et avoir la même réaction face à n’importe quelle œuvre, mouvement social ou idée, et si vous refusez de joindre la chorale, vous serez estampillé raciste ou misogyne.” ou “transphobe” pour ce qui regarde Chappelle.

De l’intention et de la satire

Chappelle fait de l’humour, plus précisément de la satire sociale. Ainsi, il ouvrait un de ses premiers spectacles diffusés par Netflix par ces mots : « Souvent, ce qui est le plus drôle à dire est méchant. Ça ne veut pas dire qu’on le dit pour être méchant, on le dit pour faire rire. Et tout est drôle, jusqu’au moment où ça vous arrive. »5
La polémique actuelle est une excellente illustration de son propos. Chappelle rit de tout le monde et c’est toujours grinçant, de mauvais goût parfois, aussi. Mais les transactivistes ne lui reprochent pas son ton général, ses traits d’esprits sur la colonisation juive, ses parodies des discours de Luther King aux sujets improbables, ses souvenirs de rencontres avec O.J. Simpson, ni même ses envolées sur Bill Cosby. Non, il n’y a que ses propos sur les personnes transexuelles qui leur posent problème, seuls ces sketchs qui seraient des « appels à la haine ».

A sa manière, Chappelle met en lumière le problème du manque de recul sur soi-même et dit l’importance de l’intention. C’est la seule chose qu’un artiste, quelle que soit sa discipline, peut maîtriser : l’intention qui est la sienne au moment de créer son œuvre. Comment elle sera perçue, reçue ne peut être de son ressort, puisqu’il y a toujours plusieurs réceptions possibles pour une même œuvre, à commencer par le fait qu’elle nous plaise ou non. C’est l’un des problèmes majeurs de la wokitude, ce manque de recul, qui implique de considérer son propre ressenti comme étant la marque de l’intention de l’auteur. De là, si un contenu nous choque ou nous blesse, c’est que l’auteur l’a voulu et qu’il est méchant. C’est manichéen, voire puéril, mais c’est ce qui nourrit ces polémiques et qui réduit, à force, la possibilité même d’un humour au second degré et fait perdre la notion d’intention comme premier élément de toute critique.

Ted Sarandos, le co-pdg de Netflix, a été clair : un appel à la violence contre quiconque n’est pas toléré par la plateforme et, pour lui, Chappelle n’a pas franchi cette ligne rouge6. L’humoriste a d’ailleurs été tout aussi clair : « Si je suis sur scène et fais une blague sur les trans et que ça vous donne envie d’agresser un trans, vous êtes probablement une merde et ne venez plus me voir.7 » Mais il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre et cette phrase, pourtant limpide, ne protège pas Chappelle de la vindicte virtuelle, dont on soulignera qu’elle reprend les pires discours réactionnaires sur la responsabilité des images dans la violence pour l’appliquer à l’humour et aux agressions contre des personnes transexuelles.

Ce qui est en jeu

Un autre élément qui lui est reproché est d’avoir dit que ces activistes “inventent des mots pour gagner le débat”8, faisant allusion au terme “TERF” (trans-exclusionary radical feminist – féministe radicale excluant les personnes trans) dont a été affublée Rowling. L’usage du terme “transphobe” le concernant confirme pourtant son propos. Car rien de ce que dit l’humoriste ne relève de la peur, il interroge le combat des transactivistes, notamment à l’aune du combat pour les droits civiques des Afro-américains. Taxer toute interrogation ou tout désaccord d’être “phobique”, c’est déjà tuer dans l’œuf tout débat. Mais la demande des activistes va plus loin, puisqu’ils exigent le retrait du spectacle, qui serait carrément “haineux”. On est donc bel et bien face à une volonté de labelliser tout discours divergeant comme “haineux” et, de là, de censurer tout propos non-aligné.

De quelques tweets viraux, la démarche se fait plus concrète et ainsi, mercredi 20 octobre, une centaine employé-e-s de Netflix rejoignaient quelques centaines de manifestants (400 environ d’après les médias présents), devant le siège du géant du streaming9. Sur les 12´000 employés que compte la maison, c’est peu, mais ça fait du bruit.

Parce que ce qui se joue dépasse largement la question de Chappelle et même de Netflix. Ce qui est en jeu est la liberté qu’un gros diffuseur et producteur octroie aux artistes avec lesquels il travaille.
Netflix étant reconnu pour ses contenus très ouverts à la diversité, son soutien à Chappelle face aux transactivistes pourrait faire école et redonner un peu de courage aux studios, plateformes et producteurs souvent tétanisés à l’idée d’une bronca sur Twitter de quelque part que ce soit du cercle victimaire intersectionnel.

Cette capacité à défendre la liberté d’expression et son pendant artistique devrait être d’ailleurs louée par les activistes de la wokitude, puisque c’est elle qui a fait que Netflix a refusé de couper des scènes homosexuelles d’un projet de série turque, ne cédant pas aux demandes du pouvoir local. Mais voilà, défendre la liberté d’expression c’est avant tout défendre celle des opinions contraires ou divergentes aux siennes.

Chappelle se doutait probablement de l’ire qu’il allait déclencher chez certains et termine son spectacle par ce propos “L’empathie n’est pas gay, l’empathie n’est pas noire, l’empathie est bisexuelle: elle doit aller dans les deux sens.”10
Mais, las, la wokitude est univoque et ne veut pas débattre, elle ne cherche qu’à imposer ses vues.

 

  1. https://www.nouvelobs.com/amerique/20211015.OBS49908/le-sketch-juge-transphobe-de-dave-chappelle-tres-critique-chez-netflix-la-polemique-en-5-actes.html
  2. The Closer, Netflix, 2021
  3. https://twitter.com/jk_rowling/status/1269382518362509313
  4. White, de Bret Easton Ellis, Robert Laffont, 2018
  5. The Bird Revelation, Netflix, 2017
  6. https://variety.com/2021/film/news/dave-chappelle-netflix-ted-sarandos-i-screwed-up-1235093098/
  7. Equanimity, Netflix, 2017
  8. The Closer, ibid.
  9. https://www.abc.net.au/news/2021-10-21/netflix-workers-walk-out-over-dave-chappelle-special-the-closer/100556538
  10. The Closer, ibid.

 

Harcèlement et abus dans le milieu artistique: Si c’est un système…

Ces derniers jours, en France, la garde à vue d’un célèbre metteur en scène1 a mis le feu aux poudres. Dans le sillage de cette nouvelle, des témoignages ont afflué par milliers2.

La scène suisse est loin d’être à l’abri de tels comportements, comme en atteste l’enquête publiée hier dans les colonnes du Temps3, qui me met en colère. Colère de lire tous ces témoignages, ceux décrivant des pratiques inadmissibles évidemment, mais aussi ceux relatant les tentatives d’alerter partenaires et pouvoirs publics, restées sans réponse.
On a pu lire la même chose à propos du Béjart Ballet4, comme du Théâtre Populaire Romand5.

L’une des initiatrices de la vague de témoignages en France le dit: nos agresseurs ne sont pas célèbres, ça n’intéresse donc pas.
C’est semble-t-il une des limites du mouvement MeToo, qui, ayant bénéficié de la notoriété des agresseurs ou des victimes pour se faire connaître, paraît condamné à la célébrité pour être entendu, pour être en Unes. Des milliers de témoignages d’anonymes ne suffisent pas à faire les gros titres. Ou rarement, bien trop rarement.

Limite aussi car si c’est un système, il ne peut tenir aux seules personnes directement à l’origine des agressions et qui, elles, feront plus ou moins la Une. Ni Weinstein, ni Botelho n’ont agi “seuls”. Chaque accusé a usé de sa position de pouvoir et des appuis qu’elle leur conférait pour asseoir sa domination.

Un terrible silence

“Tout le monde savait ou avait entendu des bruits” est une phrase terriblement lourde de sens quand dans ce “tout le monde” se trouvent des autorités publiques, des membres de conseils de fondation ou même, parfois, des directions d’institutions. C’est cela qui fait le système et non le seul comportement de salopard des auteurs des agressions. Si elles se répètent, c’est qu’on les laisse se répéter aux plus hauts niveaux. Leur silence dans de nombreuses affaires récentes, même quand il s’agit de personnes au militantisme féministe affirmé, est assourdissant pour les victimes et mortifère pour notre milieu tout entier.

Pourquoi ce silence? Cruelle question. Un mélange de complaisance, de peur de mauvaise publicité pour l’institution, pour la culture, probablement. Le fait aussi que, dans plusieurs cas de figure, ceux qui auraient dû réagir étaient les mêmes qui avaient nommé les personnes en cause – ce qui fait qu’agir c’est aussi admettre une erreur de jugement. En ces temps difficiles, certains seront tentés de dire que “ça n’est pas le moment”, qu’on “n’avait pas besoin de ça”. Je pense au contraire que c’est le bon moment pour poser les problèmes, tous les problèmes, sur la table. Cela pour pouvoir repartir sur de meilleures bases.

La précarité produit des proies

Ces bases meilleures ne doivent d’ailleurs pas se limiter aux comportements, mais concerner les conditions de travail en général. Il ressort clairement des témoignages du Temps que la précarité économique joue un rôle dans ce système. Le même constat peut être fait à la lecture des témoignages français. Les victimes n’osent protester ou parler de peur de perdre une opportunité de travail dans un milieu précaire ou les places sont rares et donc, chères, trop chères. Il y a donc un contexte économique qui participe pleinement à l’éclosion de tortionnaires, qui ont de quoi faire ou défaire des carrières.

C’est pourquoi je suis d’avis que la question de fond, au-delà des comportements ignobles dont il est fait état, est ce qui a permis à leurs auteurs de prospérer pendant des années. C’est donc la question de la gouvernance qui doit être posée. Celle de la responsabilité des pouvoirs publics, à l’évidence, mais aussi celle des structures mêmes sur lesquelles reposent nombre d’institutions. Ces fameuses fondations et leurs conseils, qui jouissent d’une indépendance certaine, doivent être interrogées.
Dans le cas du TPR comme dans celui de La Maison d’Ailleurs6, il a été établi qu’ils ont joué un rôle hélas important dans la durée des abus révélés. En soutenant ou couvrant, c’est selon, de tels agissements, de tels abus, ces conseils ou leurs bureaux, s’en sont rendu complices au moins moralement. Et le degré de séparation qu’ils constituent ne saurait dédouaner les pouvoirs publics de leurs responsabilités. Quand on a vent de tels excès, on se doit d’agir, quelle que soit la structure juridique de l’institution concernée.

S’il faut un village pour élever un enfant, alors il faut un village pour l’abuser.

Cette phrase de l’avocat de beaucoup d’enfants victimes de prêtres pédophiles dans le film “Spotlight”7 nous renvoie à la responsabilité collective en pareille situation. Et les centaines de témoignages qui affluent disent bien, hélas, la dimension systémique du problème. Non pas qu’il soit généralisé, omniprésent, mais qu’il dépasse largement les cas isolés et interroge le fonctionnement même de bien des institutions et des pouvoirs dont elles dépendent.

Car si c’est un système, alors c’est tout le système qui doit être examiné et non seulement les auteurs directs des abus. Ce qui doit nous occuper est d’empêcher que cela puisse se reproduire et donc tirer les leçons du laxisme et de la lâcheté des structures institutionnelles qui étaient au courant, avaient le pouvoir d’agir, mais ne l’ont pas fait.
Faute de quoi, l’histoire sordide se répétera.

 

  1. https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/meurthe-et-moselle/nancy/info-f3-nancy-l-ex-directeur-du-theatre-de-la-manufacture-michel-didym-place-en-garde-a-vue-2271001.html
  2. https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/metootheatre-victimes-temoins-actrices-veulent-repenser-lecosysteme-du-theatre-tout-entier-20211013_QKPS4FWWCZEPJKDFWGKKTSTEQY/
  3. https://www.letemps.ch/culture/exclusif-geneve-danseuses-compagnie-alias-denoncent-annees-dabus-sexuels
  4. https://www.letemps.ch/culture/eleve-humiliee-attitude-tyrannique-details-emergent-climat-lecole-danse-rudra-bejart
  5. https://www.letemps.ch/suisse/profonde-mue-theatre-populaire-romand
  6. https://www.blick.ch/fr/news/enquetes/accusations-de-plagiat-engagement-de-proches-salaire-de-syndic-la-galaxie-marc-atallah-mise-a-nu-id16660120.html
  7. https://www.imdb.com/title/tt1895587/

 

De quoi la cancel culture est-elle le nom?

Mercredi dernier, se tenait un Café scientifique à l’Université de Neuchâtel1, avec à son menu la cancel culture. Intitulé “Souriez, vous êtes bannis”, il réunissait à sa tribune un avocat spécialiste en droit des médias de droit, une historienne (et maître assistante en études genre), un dessinateur de presse et un étudiant membre de la commission culturelle de la fédération estudiantine locale.

Je ne vais pas refaire le débat, qui a été difficile à tenir, au final, car, d’entrée de cause, deux intervenants ont remis en question la définition du sujet du débat. Ça partait mal et la modératrice a eu beau faire de son mieux, les deux protagonistes préféraient entretenir le flou plutôt que de prendre clairement position. Je vais donc reprendre quelques éléments qui ont jailli ça et là et enfin tenter de répondre à la question-titre de ce billet.

C’est l’extrême-droite qui impose ce terme pour éviter de parler des vrais problèmes

Nous asséna l’étudiant. Argument suffisant à ses yeux pour discréditer le terme et, dans la foulée, justifier la cancel culture. Pratique, mais trop court. S’il est vrai qu’à droite en général, cette appellation est utilisée, elle l’est également à gauche. Qui plus est, prétendre que le qualificatif serait partisan revient à dire que la pratique de la cancel culture serait “de gauche”. Or, il n’en est rien. D’une part la gauche est historiquement celle qui s’est battue pour la liberté d’expression et son pendant artistique et, de l’autre, les wokes (ceux qui sont “éveillés” à l’omniprésence de la domination) empruntent en vérité leurs mœurs nouvelles à l’extrême-droite! C’est bien elle qui est coutumière du coup de poing face à des œuvres qui lui déplaisent. Encore récemment, ce sont les intégristes cathos qui tentaient d’empêcher des représentations d’œuvres de Rodrigo Garcia ou Roméo Castellucci2, qui détruisaient un tableau de Serrano3 ou encore vandalisaient le Tree de McCarthy installé Place Vendôme4.

En même pas une décennie, voilà qu’une frange de l’extrême-gauche- souvent à la marge – reprend les mêmes modes opératoires. Et ça n’est pas la seule reprise, nous y reviendrons dans un prochain billet.

C’est quand on n’est pas vraiment d’accord avec ce qui se passe qu’on appelle ça cancel culture

L’historienne de voler ainsi à la rescousse de l’étudiant, professant que quand on veut déboulonner une statue d’esclavagiste, c’est de la cancel culture, “mais quand on en abattait dans les anciens pays de l’Est, ça n’en était pas.” De quoi laisser songeur de la part d’une professeure d’Histoire… Outre qu’au début des années 90 le terme n’existait pour ainsi dire pas, il y a là une confusion préoccupante : on ne peut mettre sur un même plan un moment historique où le peuple se libérant concrètement du joug d’une tyrannie abat, dans le même élan, les statues symboles du pouvoir déchu et l’instruction d’un procès en déboulonnage des siècles après la mort du statufié – qui n’a d’ailleurs plus aucune influence directe sur le cours de la vie politique de la cité. Sauf à vouloir entretenir un flou qui n’a rien d’artistique.

Ce ne sont que les puissants qui sont visés

Parvenue de la salle, cette affirmation est parfaitement fausse. Si les cas les plus médiatisés ont portés sur des célébrités et que certaines y ont survécu socialement, nombre d’anonymes ont été pris dans la tourmente. A l’instar de la moitié des musiciens de cet orchestre d’une compagnie anglaise d’opéra, virés car épouvantablement blancs5.

Définition

Ces quelques éléments clarifiés, passons à une définition. Pour l’établir, je vais relater un épisode vécu, pour ainsi dire, au premier rang.

Novembre 2019, l’humoriste américain Louis C.K. revient sur scène à l’occasion d’une tournée européenne après une absence de deux ans, due à MeToo6. Il se produit ainsi à Bâle, enchaînant deux représentations combles. À la sortie de la première, quelle ne fut pas la surprise des spectateurs sortants de voir les suivants empêchés d’entrer par une vingtaine de gens masqués, scandant slogans et tenant deux banderoles.

Sur celles-ci, la définition de la cancel culture. La première disait “We fight sexists assholes”, indiquant la volonté des protestataires de définir qui a le droit de monter sur scène pour s’y exprimer – projet déjà assez particulier. Sur la seconde, on pouvait lire “Racism, sexism, antisemitism are not jokes, they are violence”, autrement dit, après qui peut s’exprimer, au tour de définir ce qui a le droit d’être dit.

Cela renvoie à cette phrase de Roland Barthes: “Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.”7

Force est de constater que c’est cela, la cancel culture: non pas l’interdiction d’actions ou de propos jugés “problématiques” (qu’ils soient blasphématoires ou simplement dubitatifs des vertus d’une morale nouvelle ou ancienne), mais l’obligation d’être aligné sur ces oukases moraux. Sous peine d’oblitération.

Ainsi, loin d’être des opposants à une extrême-droite qui les taxerait de pratiquer la cancel culture, les wokes sont en fait les Messieurs Jourdain du fascisme, ils en font sans le savoir.

 

 

Le dessin de Vincent l’Epée, paru dans La Torche, est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

  1. https://www.unine.ch/cafescientifique/home/programme/souriez-vous-etes-bannis.html
  2. https://www.lefigaro.fr/theatre/2011/10/30/03003-20111030ARTFIG00226-romeo-castellucci-la-piece-qui-fait-scandale.php et https://www.francetvinfo.fr/culture/spectacles/theatre/les-ultra-catholiques-mobilises-contre-la-piece-quot-golgota-picnicquot-a-paris_3322577.html
  3. https://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/18/la-destruction-de-piss-christ-uvre-impie_1509185_3246.html
  4. https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/sculpture/la-sculpture-tree-vandalisee-a-paris-l-artiste-paul-mccarthy-jette-l-eponge_3300729.html
  5. https://www.nouvelobs.com/culture/20210915.OBS48680/un-opera-britannique-licencie-une-partie-de-ses-musiciens-pour-accroitre-la-diversite.html
  6. https://www.nytimes.com/2017/11/09/arts/television/louis-ck-sexual-misconduct.html
  7. Discours au Collège de France, 1977

 

Quand la directrice de l’OFC baisse le rideau en plein acte…

…ça laisse songeur. Bien sûr, Isabelle Chassot est dans son droit quand elle brigue un maroquin de sénatrice et, bien sûr, on pourra espérer qu’elle l’usera à œuvrer au soutien du secteur culturel.

Mais tout de même, alors que la culture a été fortement ballotée par la pandémie, qu’elle a payé un très lourd tribut avec seulement 4 mois ouverts entre mars 2020 et mai 2021, ce départ interroge. L’Office fédérale de la culture s’est en effet retrouvé en première ligne, par la force des choses et contre ses habitudes, dès l’annonce de fermeture des lieux culturels le 13 mars 2020.
Caractéristique du fédéralisme, la politique culturelle est de la compétence des Cantons, quand l’OFC, rattaché à l’Intérieur, se tient assez en retrait, s’occupant des bibliothèques et musées nationaux, du cinéma conjointement avec les Cantons, de quelques prix et des relations avec les organisations nationales des diverses disciplines. D’ordinaire, l’OFC ne s’exprime vraiment que tous les 4 ans, à l’occasion de la publication du Message sur la politique culturelle.

Mais voilà que la pandémie et son impact sur le secteur culturel ont perturbé le cours tranquille de l’OFC, qui s’est retrouvé en première ligne, comme interlocuteur de la Taskforce Culture1 et comme force de proposition et de gestion des indemnisations. Précisions cela : il s’agit bien d’indemnisations et non d’aides. Ce dernier terme est souvent utilisé par paresse, mais il est fort imprécis. Les actrices et acteurs culturels ne se sont pas retrouvés dans des situations périlleuses par leur faute, mais bien parce qu’il a été décidé de fermer les lieux culturels, l’accès à la culture n’ayant pas été considéré comme essentiel (nous y reviendrons dans un prochain billet). De là, il y a bien un dommage causé aux actrices et acteurs culturels et donc une indemnisation.

Indemnités largement insuffisantes

Or, et c’est un des nœuds du problème, les indemnisations décidées sont mal calibrées, ne collant que peu à la réalité de la diversité des modèles économiques ayant cours dans le secteur culturel. Fatalement, cela produit des indemnités qui sont loin (parfois très loin) d’être à la hauteur des pertes subies. Ce constat est valable pour les « entreprises » culturelles comme pour les actrices et acteurs du domaine, ce qui signifie que ni les indemnités pour les structures (lieux culturels, entités de production), ni les aides à la personne (APG, RHT ou aide d’urgence) ne sont suffisantes.

Quand on sait la précarité économique du milieu, on peut imaginer les dégâts à court, moyen et long terme. Pour la seule année 2020, l’OFS constate une diminution de 5% des emplois dans le secteur2. Cela représente plus de 15’000 emplois rayés de la carte. Et ça n’est, hélas, qu’un début car, faute de statut, il y a fort à craindre que celles et ceux qui survivent grâce aux aménagements de la Loi sur le chômage auront grand peine à renouveler leurs droits dans les mois à venir.

Cela parce que les deux arrêts qu’a connu le secteur culturel auront des conséquences dans la durée. A l’instar du gel pour les récoltes, ces arrêts ont mis en péril toute la chaîne de production, saturant nombre de saisons à coups de reports, parfois à plus d’un an, de projets alors en cours de travail. Il découle de cette situation qu’il faudra du temps pour que l’on puisse absorber les effets de ces arrêts. Cela parce que le système de subventionnement est presque uniquement basé sur la diffusion des œuvres et non sur le financement du travail leur permettant d’exister.

De la même manière, le programme de soutien, dit de « transformation » fait la part belle aux aspects structurels et numériques, deux éléments qui se marient mal avec l’essence même des arts vivants et avec ce que la culture produit en premier lieu : le lien social.

Démission des pouvoirs publics ?

Alors que certains mettent beaucoup d’énergie à s’écharper sur le certificat sanitaire, on pourrait ainsi oublier ce qui précède et qui est bien plus dangereux : une réponse étatique largement insuffisante face aux tourments dans lesquels les actrices et acteurs culturels ont été plongés par décision des autorités. La Taskforce Culture a d’ailleurs rappelé bientôt sur tous les tons3 qu’il y avait urgence à agir et que les indemnisations devaient impérativement être renforcées, hélas sans grande écoute de la part des pouvoirs publics fédéraux.

Dans un tel contexte, le départ de la Cheffe de l’OFC, alors que ces problèmes persistent, donne l’impression d’illustrer la démission de l’Etat face à ses obligations.

Reste à espérer que la personne qui succèdera à Mme Chassot aura à cœur d’empoigner ces problèmes et de leur apporter des solutions à la hauteur de l’enjeu : la survie de celles et ceux qui œuvrent à la création et la conservation culturelle dans notre pays et partant, de la possibilité pour le public de retrouver la richesse et la diversité de la production culturelle nationale.

1 La Taskforce Culture regroupe 5 organisations faîtières, Suisseculture, Suisseculture Sociale, Cultura, Cinesuisse et le Conseil suisse de la musique. En plus de celles-ci, une trentaine d’associations professionnelles participent à ses réflexions.

2 https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/actualites/quoi-de-neuf.assetdetail.17224094.html 

3. https://taskforceculture.ch/08-09-2021-cdp-la-taskforce-culture-demande-la-prolongation-de-toutes-les-mesures-de-soutien-et-dindemnisation-jusqua-la-fin-de-2022-au-moins/