La décision d’annuler la création du spectacle « Les Émigrants » de Krystian Lupa prise par la direction sortante de la Comédie de Genève est l’occasion de bien des fantasmes.
Les termes relativement sibyllins de la communication de l’institution y participent. Que s’est-il passé concrètement, nul ne sait. On parle de coups de sang du metteur en scène, d’insultes proférées en polonais (mais qui parle donc polonais à part lui et son interprète?), d’une équipe technique qui serait épuisée. Et de « protection de la personnalité », élément stipulé dans les chartes et règlements régissant le théâtre. Celles-ci deviennent des sorte de boucliers permettant à la direction d’éviter tout questionnement de sa décision. Une institution publique a un devoir envers ses employés, point.
Oui, et ce devoir ne s’arrête pas aux employés à l’année des lieux, mais s’applique également aux équipes artistiques qui, elles, sont engagées au projet.
Et quand l’équipe de ce projet – le clou de la saison avec un budget frôlant le million de francs – dit son désir de mener ce spectacle à son terme et donc de pouvoir partager les fruits de trois mois de travail intense avec le public, on la suspecte de se montrer trop tolérante envers un metteur en scène tyrannique.
Pourtant, à lire sur le site du théâtre les témoignages des interprètes sur leur travail avec Lupa, on est très très loin de la caricature de l’artiste démiurge.1
Mais voilà, en ces temps de désacralisation quasi-compulsive , le « monstre sacré » ne peut finir que « monstre » tout court. Tant pis pour la nuance, l’examen des faits et, surtout, la question essentielle des responsabilités.
Pourtant, si on voulait bien s’y attarder un peu, une autre image apparaîtrait. Tentons l’exercice, ça vaudra toujours mieux qu’hurler avec les loups.
Je précise que je ne suis pas dans le secret des dieux et n’ai pas assisté aux répétitions. Je sais ce que les uns et les autres en ont dit dans différents médias ou sur les réseaux sociaux. Et qu’étant du “milieu” j’ai entendu divers retours sur ce qui s’est passé.
Il est avéré que l’équipe technique est épuisée et a refusé de poursuivre le travail, quand bien même il était à bout touchant. Il l’est également que la direction de la Comédie, dans ces conditions, a décidé d’annuler la création. Cela contre l’avis de l’équipe artistique du spectacle. Avéré également que cette annulation a entraîné celle du Festival d’Avignon, qui n’était pas en capacité d’assumer la part restante de travail et de production nécessaires à achever le spectacle. Son avenir ne tient ainsi plus qu’au dernier partenaire, L’Odéon à Paris.
La direction a donc tranché entre équipe technique du lieu et équipe artistique du spectacle, invoquant un non-respect des valeurs et de la philosophie qui président à la conduite de l’institution. Voilà qui semble bien vertueux.
Mais si on approfondit, surgissent des questions qui méritent plus que trois formules de management responsable et deux renvois au règlement.
Krystian Lupa est-il arrivé par hasard à la Comédie? Non. La direction l’a contacté, rencontré puis invité à venir créer sur son grand plateau.
Est-ce que les méthodes de travail et l’exigence qui caractérisent le metteur en scène sont connues? Oui. Il a d’ailleurs créé des spectacles en Suisse auparavant, à Vidy. Il était donc assez facile de se renseigner.
Peut-on sérieusement inviter un metteur en scène d’envergure de 79 ans et attendre de lui qu’il change ses méthodes et revoie ses exigences artistiques à la baisse? Non, évidemment non.
L’équipe technique a-t-elle mis les pieds au mur d’entrée de cause, comme l’indique Krystian Lupa au Monde2? Je n’ai pas la réponse, mais cet élément correspond à ce qu’une personne travaillant dans l’institution sur un autre spectacle au moment du début des répétitions m’a dit. Si tel devait être le cas, comment une équipe technique peut-elle refuser de s’adapter à la direction artistique d’un projet? C’est pourtant le b.a.-bas qu’on soit au plateau ou à la régie: s’adapter. Partant, comment la direction du lieu n’a-t-elle pu infléchir ce refus?
De là, la direction a-t-elle pris la juste mesure de ce que la venue de Lupa allait impliquer? A-t-elle anticipé en renforçant, par exemple, son équipe technique? Pas certain, vu le résultat. La direction a beau nous dire que l’équipe était parée, si tel avait été le cas, nous n’aurions pas cette conversation.
Il ne s’agit pas ici de mettre en doute les compétences de l’équipe technique, mais d’interroger le manifeste manque de moyens, notamment humains. Et aussi son attitude telle que rapportée par le metteur en scène, ressortant aussi d’un article du Temps3 et qui, si elle devait être avérée, serait problématique.
Dans les grands théâtres allemands, suisse-alémaniques ou des pays de l’Est, les équipes techniques sont très souvent doublées, une de jour, une de soir/nuit, de sorte que leur travail est presque continu. Ainsi, des changements de scénographie, de lumières, de son, de vidéo ou de costumes, même importants, peuvent se réaliser rapidement et sans épuiser les collaborateurs.
De telles dispositions n’ont pas été prises. Or, c’est dans une telle anticipation que se traduit d’abord un réel souci des équipes techniques, en leur permettant de faire face au travail qui les attend sans risquer l’épuisement. En évitant de les mettre en situation d’échec.
Cette attention se traduit également par la préparation des équipes aux exigences, qu’elles soient clairement établies et que soit rappelé que la technique, comme tout le reste de l’équipe de création, est au service du spectacle et que celui-ci est porté par celui qui en a la vision artistique.
C’est aussi ce qui évite et l’incompréhension et le stress et la frustration et la dégradation de l’ambiance de travail.
Ainsi, pourquoi le protocole de médiation décidé conjointement à ce qu’on en lit, n’a pas été appliqué? Pourquoi le régisseur général prévu a-t-il atterri de Pologne pour apprendre que le spectacle était annulé? Pas de réponse là non plus.
Est-il vrai que les comédiens qui avaient obtenu de la direction des lieux un espace pour tenter de poursuivre le travail en ont été évacués par la direction technique? Si oui, c’est grave.
La direction générale indique avoir refusé de remplacer ses employés pourtant au bout du rouleau, invoquant qu’ils n’étaient pas des « Kleenex dont on pouvait disposer ». J’en conviens volontiers mais est-ce qu’une équipe à bout au point de poser les plaques à une semaine de la première n’est pas déjà réduite à l’état de Kleenex? La question semble permise.
Et , tout de même, quid des interprètes, qui sont victimes d’une décision très violente, qui bazarde des mois de labeur et d’investissement, de même qu’elle réduit à néant les perspectives de tournée future d’un spectacle pour lequel on leur conseillait d’être libre les deux prochaines années?
Qui rappelle que ces interprètes n’ont, eux, aucune sécurité de l’emploi mais que ce sont pourtant eux qui font les premiers les frais de cette décision? Où est passé « le respect de la personnalité » les concernant?
Ce que je veux dire, enfin, c’est qu’au lieu de se lancer dans un concours de vertu, de fantasmer un David de la technique qui terrasserait un Goliath artistique, on pourrait appeler les choses par leur nom: un immense gâchis. Et que celui-ci implique une faillite de la direction générale, qui soit n’a su protéger ni son équipe technique, ni l’équipe artistique, sa décision intervenant trop tard pour les premiers et sans solution de secours pour les seconds. Ou soit qui n’a su se faire entendre de sa propre équipe technique pour qu’elle s’adapte aux méthodes de celui qu’elle a invité sur son plateau. Ou un mélange des deux.
A-t-elle été “coincée” par son propre règlement, qui l’oblige à agir immédiatement quand il aurait fallu du temps pour démêler les causes de la débâcle? Peut-être aussi.
En tout état de cause, quand pour apaiser le malheur des uns, il faut provoquer le malheur des autres, il y a échec. Et cet échec, la direction en porte fatalement une part de responsabilité, parce que c’est elle qui dirige. Et ce qui serait vraiment vertueux serait de l’admettre. Car, au fond, personne ne peut sortir grandi d’un tel gâchis.
- https://www.comedie.ch/fr/journal/jouer-avec-krystian-lupa
- https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/06/07/krystian-lupa-metteur-en-scene-suite-a-l-annulation-de-son-spectacle-les-emigrants-ce-n-est-pas-mon-ego-surdimensionne-qui-est-la-source-du-conflit_6176604_3246.html
- https://www.letemps.ch/culture/krystian-lupa-comedie-geneve-anatomie-dun-fiasco
Photo de Agnieszka Zgieb