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Climat : j’ai un problème avec la désobéissance civile

J’ai un problème avec la désobéissance civile : en Suisse, en 2019, lorsqu’elle est le fait d’adultes socialement établis, et d’autant plus sur la thématique du changement climatique.

Les actions récentes d’ Extinction Rebellion XR en Suisse, et en particulier la publication récente d’une déclaration de soutien par quelques membres de l’establishment scientifique et politique dans les pages du journal le Temps me font particulièrement réagir sur le sujet (notamment parce que j’en connais plusieurs dont je respecte les travaux scientifiques ou l’engagement).

Et ceci essentiellement pour trois raisons :

  • Une conviction personnelle intime ne suffit pas à rendre une cause juste
  • La désobéissance civile pour accélérer ou s’opposer à une politique gouvernementale n’a pas de légitimité dans la démocratie Suisse
  • En matière de climat en particulier, les effets de la désobéissance civile sont contreproductifs à long terme.

Permettez-moi d’avance d’anticiper une première critique : je partage totalement le constat sur l’importance des problèmes écologiques et environnementaux auxquels notre civilisation est confrontée aujourd’hui (nous consommons davantage de ressources que la terre n’en produit – nous avons modifié le climat à des degrés et une vitesse comme nous ne les avons jamais connus – la biodiversité est en chute libre). J’en ai régulièrement fait part sur ce blog, et pour ceux que cela intéresse, vous trouverez quelques pistes sur mon approche personnelle ici : « Transition écologique : Don’t panic – be happy ».

Une conviction personnelle intime ne suffit pas à rendre une cause juste

En matière de désobéissance civile, il est des exemples historiques et classiquement évoqués dont la pertinence et la légitimité paraissent aujourd’hui évidentes, comme par exemple la lutte anti-esclavagistes, anti-raciste ou anticoloniale (pensons à Henry-David Thoreau, Gandhi, …).

Les formules philosophiques inspirées de Thoreau comme « être homme avant que d’être sujet », « il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi que pour le bien », ou encore « la seule obligation qui nous incombe est de faire bien » raisonnent dans notre société libérale avec une très haute moralité ; elles mettent l’individu au cœur de l’action, à qui il incombe de définir lui-même sa notion du bien. La désobéissance civile est, à la base, un acte profondément libéral.

Or qu’en est-il de mouvements de désobéissance qui auraient pour objets une notion du « bien » que l’on ne partage pas. Par exemple, s’il s’agit de lutter contre l’avortement, ou encore comme dans le cas du mouvement de désobéissance lié à la « Manif pour tous » en France, dont la notion de bien ne s’accommode pas du mariage homosexuel. Un médecin refusant un avortement par conviction, une maire refusant un mariage entre individus de même sexe, pratiquent aussi la désobéissance civile.

Pour aller encore plus loin, est-ce que le groupement d’extrême droite qui a récemment fait scandale lors du carnaval de Schwyz en se déguisant en membres du Klu Klux Klan, pourrait se reconnaître sous l’étiquette de désobéissance civile ? Ses membres se réfèrent pour l’instant plutôt à la liberté d’expression (ou de bêtise). Mais à partir du moment où son action est mue par des convictions intimes (aussi méprisables soient-elles), qu’elle a été non violente, et où il accepte la sanction qui pourrait lui être administrée, on ne pourrait le contester.

Il faut également prendre conscience que l’on ne peut pas non plus comparer la Suisse actuelle avec l’Amérique des années 50 ou l’Inde de la première moitié du XXième siècle : aujourd’hui, la désobéissance civile est à la portée de tous, et le filtre du risque de sanction encouru est quasi inexistant.

Bref, la désobéissance civile est une méthode qui a fait ses preuves dans des contextes bien précis, mais que l’on ne peut reconnaître comme étant « bonne » intrinsèquement. Si on la reconnaît dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, on ne peut plus s’y opposer dans d’autres contextes. S’il suffit d’avoir une conviction intime pour avoir le droit de se réclamer de la désobéissance civile, la porte est ouverte à toutes les dérives.

La désobéissance civile n’est pas adaptée à une démocratie qui fonctionne

Lorsqu’un gouvernement n’agit plus selon la Constitution ou qu’une administration étatique s’affranchit de son propre cadre légal, je peux concevoir l’outil de la désobéissance civile comme étant légitime, dès lors que les mécanismes démocratiques ne permettent plus d’agir sur le système. La désobéissance peut alors être un moyen pour se sentir en cohérence.

Or lorsque l’on lit le texte publié par Extinction Rebellion et ses soutiens, on y trouve:

« Quels que soient nos domaines d’expertise, nous faisons tous le même constat: le gouvernement suisse, au même titre que d’autres gouvernements, a été incapable de mettre en place des actions fortes et rapides, sans équivalent, pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l’urgence est relevée tous les jours. »

Or en Suisse, si le système démocratique est lent, il ne dysfonctionne pas. Il est aujourd’hui en train de prendre la mesure du changement climatique de manière très rapide à l’aune des évolutions politiques classique, et de s’y adapter. Excepté l’UDC pour qui la lutte contre le changement tout court est la priorité, tous les partis qui comptent en Suisse ont pris acte des faits scientifiques. Il reste maintenant à mettre en œuvre une vraie politique climatique, et le prochain parlement sera très probablement mieux armé pour le faire.

Si l’on souhaite accélérer les choses davantage que le système ne le permet, on remet en question le modèle démocratique, qui veut qu’un changement soit intégré par la majorité des votants ou des membres d’un parlement avant qu’il ne soit décidé; ceci une fois fait, le changement est alors robuste et n’est plus remis en question à chaque nouvelle législature. La démocratie n’est pas un modèle de pionniers, mais de suiveurs, qui sont précisément en train de se mettre en route depuis quelques mois. Elle est lente, mais une fois une direction prise, elle la tient.

Le gouvernement, en Suisse, est exécutif. Et il reçoit son mandat du Parlement,  élu par le peuple. Si le gouvernement va plus vite, ou à l’encontre de la majorité démocratique, alors là, oui, le système dysfonctionne. Ce n’est pas le cas en Suisse, à moins de remettre en cause la démocratie.

Et c’est ici où le texte publié devient particulièrement malhabile, lorsqu’on y lit en conclusion : « Nous soutenons la demande de XR de déclarer un état d’urgence climatique et environnementale et d’établir une assemblée citoyenne pour travailler avec les scientifiques pour développer un plan crédible et juste pour une décarbonisation totale de nos sociétés et une préservation des écosystèmes. »

Il ne s’agit ni plus ni moins, de manière très probablement inconsciente, d’un appel à contourner les institutions démocratiques, en imaginant qu’une assemblée de citoyens (élue, désignée, tirée au sort ?) fera mieux et plus vite que le Parlement, qui devra alors simplement en mettre en œuvre les résultats.

Si l’on croit en la démocratie, qu’on en est un acteur, en tant que votant, en tant qu’élu, ou même dans le cadre de son travail, on ne peut en même temps jouer le jeu de la désobéissance civile dès qu’elle n’est pas (encore, ou plus) alignée sur nos propres convictions. Soit on joue selon les règles et on s’y tient, soit on ne joue pas du tout ; mais en aucun cas on joue, en se réservant le droit de ne pas respecter les règles si l’on perd.

S’il en est qui pourraient se réclamer de la désobéissance civile, ce sont les jeunes qui ne sont pas en âge de voter, voire les étrangers sans droit de vote.

Mais là aussi la pente est glissante. La désobéissance civile au sens de Thoreau ou d’autres, implique une haute maturité citoyenne et philosophique, afin de pouvoir garantir d’une part la non-violence et d’autre part l’acceptation des sanctions.
Des utilisateurs non avertis de désobéissance civile pourraient bien vite s’affranchir de ces garde-fous essentiels.

N’oublions pas non plus les utilisateurs avertis. Que se passera-t-il, lorsque les Blocher de demain se mettront à investir dans des mouvements de désobéissance civile, plutôt que dans des campagnes politiques et des journaux ? Appellerons-nous aussi les forces de l’ordre à davantage de tolérance, lorsque seront bloqués les transports publics?

Des rebelles on ferait rapidement des révolutionnaires, et les potentiels tyrans de demain, comme le disait Camus dans son essai « l’Homme révolté ».

En matière de climat en particulier, les effets de la désobéissance civile sont contreproductifs à long terme.

 On parle aujourd’hui beaucoup d’ « urgence climatique ». Et en effet, plus on attend, plus les mesures à prendre pour atteindre un objectif de neutralité carbone seront fortes. Mais ce terme occulte le fait que la lutte contre le changement climatique ne se fera pas en une seule déclaration ni une seule décision du parlement (et encore moins de l’exécutif = « gouvernement » dans le texte incriminé…).

Après une première décision de principe, la bataille se fera sur le très long terme. Durant de nombreuses législatures, il faudra être capable de mettre en place des plans d’actions pour améliorer constamment notre empreinte carbone, respecter nos objectifs, voir les renforcer. Il faudra investir fortement et régulièrement dans des infrastructures, des mesures d’accompagnement, qu’il s’agira de financer. Nous aurons parfois d’autres enjeux essentiels à traiter, et à chaque fois, il faudra ne pas céder sur la dimension climatique, tout en trouvant les bons compromis avec d’autres urgences (environnementales, sociales, économiques), alors que les conflits d’objectifs seront constants. Sans le temps de la discussion, de la négociation, nous ne trouverons pas les majorités pour des solutions acceptables pour tous, à la ville comme à la campagne, pour les jeunes comme les plus vieux, pour les aisés comme pour ceux qui ne possèdent que peu.

Pour cela, il est déterminant que les bases démocratiques qui paveront cette route soient solides. Et que personne n’ait l’impression que les décisions aient été prises sur un coup de tête, de manière peu démocratique, sous la pression de mouvements qui n’auraient pas respecté les règles du jeu. Et encore moins d’une élite qui aurait usé de ses titres de professeurs honoraires, de ses légions d’honneur, de ses prix Nobels ou de sa pureté morale comme de passe-droits. Désobéir pour que les autres obéissent mieux, quel dangereux paradoxe…

Prenons notre temps, à bras le corps

En matière d’incendie, la première règle que l’on apprend est : ne pas paniquer ; puis, agir calmement. Hurler au feu de plus en plus fort en menaçant de sauter par la fenêtre si l’évacuation ne se fait pas en bon ordre n’a jamais sauvé personne. On ne se prépare pas non plus en urgence à un marathon.

Plutôt que se rebeller, il s’agit de transformer le système de l’intérieur. Il ne s’agit pas de ridiculiser ni d’insulter ceux qui n’en auraient pas encore conscience, alors qu’il nous a fallu plus de trente ans pour collectiviser le problème. Il ne s’agit pas de trouver des coupables, il s’agit simplement de prendre son avenir en main.

Les manifestations de cet automne pour le climat ont été formidables d’énergie, et elles ont permis un changement majeur au sein non seulement de la composition partisane du Parlement, mais également dans les esprits de chacun. A nous de porter cet élan en avant, plutôt que de « désobéir » avec des techniques de chantage qui déshonorent la désobéissance civile de nos modèles du siècle passé.

Les études scientifiques montrent que la majorité ne se met pas en marche sous la pression d’une morale externe. Elle se met en marche lorsque les premiers avancent déjà. Pas à pas. Petit à petit. Avec de l’espoir et de l’envie.

En matière de climat aussi, rien ne sert de courir, il faut partir à temps. Nous voilà partis, et nos petits pas d’aujourd’hui, feront les grands de demain. Surtout, si c’est urgent.

 

Addenda 1 (23.10.2019)

Pour ceux que cela intéresse, l’émission RTS Tribu “La désobéissance civile et l’écologie” de ce mercredi 23 octobre a aussi traité le sujet, et reprend beaucoup des questions que je touchais plus haut (sur les réponses, nous ne sommes pas toujours d’accord).

 

Addenda 2 (26.10.2019)

Augustin Fragnière a répondu à ce papier de blog de manière extrêmement constructive, nuancée et réfléchie, en fournissant des éléments essentiels de compréhension.
Je vous mets ci-dessous la réponse que j’ai publiée ce matin sous son article, que je vous encourage à lire ici:

“Cher Augustin,
Je te remercie pour ta réponse extrêmement raisonnée à mon papier de blog, et à nous offrir un mode d’emploi de la désobéissance civile XR made ins switzerland.
Au vu de tes explication, je te suis sur la plusieurs de tes points.

Mon problème reste néanmoins sur trois points:
1. Le grand public, et surtout ceux à qui s’adressent ces actions, voyant les actions de désobéissance civile essentiellement à travers le miroir grossissant de la presse, sans le mode d’emploi, voit avant tout le coté de rupture et la critique directe (et parfois violente dans les mots). La subtilité de ta mécanique ne leur est pas consciente.

2. La critique trop directe (même non violente) ne favorise pas le dialogue.
J’en veux pour exemple l’anecdote cocasse qui m’est arrivée sur Twitter avec l’un des signataires, que tu connais bien vu qu’il préside la commission de la fondation scientifique dont tu fais partie chez Zoein.
Ayant publié mon texte, et interpellé les signataires, sa réponse fut: “n’importe quoi” accompagné sur un ton paternaliste d’une analogie historique déplacée. J’ai réagi en escaladant. Lui aussi. Il m’a bloqué. Fin du dialogue…
Bref, tout le monde n’a pas ta sagesse en matière de dialogue. Et surtout pas par médias et médis sociaux interposés, canaux pricipaux des actions de XR.

3. Je maintiens ma critique principale. Nous ouvrons la porte à d’autres formes de désobéissances civiles, qui ne respecteront par forcément le mode d’emploi de Thoreau et cie, sauront exploiter d’autres droits fondamentaux comme par exemple le droit à la vie, ou encore le droit à décider librement de ses projets de vie, et pourraient dorénavant facilement obtenir des soutiens financiers tiers importants, dont les intérêts ne seront pas toujours publics.

Tu dis toi-même que la notion d’activisme-non violent serait plus appropriée que le terme de “désobéissance civile”. Il ne serait pas seulement plus approprié, mais plus efficace.
En ce sens un activisme positif, visible et non violent, de manière physique mais aussi dans les mots serait plus efficace à long terme. Je ne sais pas non plus combien de temps le stress mental dégagé par les actions XR sauront maintenir le mouvement dans la non-violence (chose faite de manière exmplaire jusqu’à aujourd’hui, il faut aussi le dire).
La responsabilité de tous est d’accompagner ce mouvement, et non de donner un blanc seing à des activivités futures d’un mouvement dont on ne connaît par définition pas l’évolution.

Ma conclusion : les Manifs pour le climat: Oui; Extinction rebellion: non.

Mais surtout, et je te remercie chaleureusement pour cela: le dialogue avant tout!”