Politique par gros temps: plaidoyer pour l’inclusion

Qui reçoit des soutiens financiers ? Qui peut attirer l’attention des politiques ? A quoi aurait ressemblé la crise sanitaire si les résident-es d’EMS avaient eu un lobby puissant ?

Ces questions renvoient toutes à la capacité d’inclusion des processus politiques. Cette capacité va fonctionner à la fois comme stimulateur d’intelligence collective – plus on est de fous, mieux on réfléchit – et comme mécanisme de prévention des angle-morts de l’action publique – plus on est de fous, mieux on voit. La capacité d’écouter et d’inclure dans le processus décisionnel le plus grand nombre d’acteurs va renforcer la qualité, l’efficacité et la légitimité des mesures.

En situation « normale », l’exécutif consulte et le législatif est un lieu de co-création. Le parlement joue un rôle irremplaçable car il est le lieu où les idées, demandes, critiques peuvent être le plus facilement déposées et traitées avec la représentativité nécessaire. A ce titre, le parlement est une immense machine à structurer, sélectionner et épurer les projets législatifs.

En situation de « crise », le pouvoir décisionnel se déplace largement vers les exécutifs. Ceux-ci tentent, tant bien que mal, de poursuivre leur travail de consultation. Problème majeur : ils ne sont pas conçus et organisés comme un organe de travail législatif. Sans inclusion par le biais du parlement, chaque secteur, chaque groupe d’intérêt, chaque entreprise tente de tirer la couverture à soi et de “placer” ses intérêts directement auprès de l’exécutif. Une forme de loi du plus fort s’impose. Il revient à l’exécutif la délicate mission d’arbitrer ces demandes en gardant la justice sociale et la défense des droits fondamentaux comme objectifs primordiaux. Dans un pays où il est aisé de trouver les numéros personnels de tous les conseillers d’Etat, les natels des responsables doivent sonner en permanence.

En phase de crise, la situation devient très problématique pour les institutions politiques. Cette difficulté m’amène à réaliser trois liens plus ou moins distendus que je soumets ici aux bons soins des lecteurs-trices pour les développer.

Premier lien : dans le domaine de l’éthique de l’innovation, un groupe important de chercheur-ses s’intéressent aux processus qui vont rendre possible une innovation responsable. Leurs réflexions portent sur les types de processus à mettre en œuvre pour favoriser l’émergence de certaines innovations (positives), tout en limitant les innovations néfastes. Dans un article fondateur de 2012, intitulé « Developing a framework for responsible innovation » (développer un cadre pour l’innovation responsable), Jack Stilgoe, Richard Owen et Phil Macnaghten identifient quatre qualités pour ce processus d’innovation responsable. L’anticipation doit permettre de concevoir un processus capable d’intégrer une projection des conséquences de l’innovation. La réflexivité ouvre la possibilité de questionner les bases et les présuposés du processus. L’inclusion appelle à concevoir un processus capable d’intégrer toutes les parties prenantes. Finalement, la réactivité décrit un processus agile, évoluant au fur et à mesure des retours et des changements. Le critère d’inclusion semble clef pour nos processus politiques en temps de crise, notamment dans la structuration du travail des exécutifs.

Deuxième lien : En Suisse, on parle pudiquement de défense des intérêts, parfois de lobbying, jamais de corruption. La distinction semble porter sur les méthodes utilisées. Comprenez que si l’organisation faitières des ongleries écrit à Alain Berset pour défendre son droit de recevoir des aides, aucun problème. Si elle lui envoie une lettre remplie d’argent liquide, problème. Néanmoins, se focaliser sur la méthode peut faire oublier que le défi est structurel : la loi du plus fort favorise les grands acteurs (économiques) et bloque l’horizon des petits.  Deux problèmes donc : comment éviter que la situation de crise ne favorise des pratiques tendant vers la corruption, surtout pour les groupes désespérés ? Comment garantir l’accès des plus petits aux décideurs-euses ?

Troisième lien : à titre individuel, qui pourrait en vouloir aux différents groupes d’essayer de défendre leurs intérêts ? C’est une mission collective que de protéger la capacité des groupes plus « faibles » en termes d’organisation ou de ressources financières à se faire entendre. Il ne s’agit pas de viser un programme satisfaisant tout le monde, il n’existe pas et n’importe quelle décision produira des perdants. La seule approche satisfaisante consiste à renforcer la légitimité du processus en renforçant son inclusivité. Pour ce faire, les acteurs économiques, culturels, représentants de groupes/personnes ont un défi majeur eux-aussi: s’organiser pour défendre leurs intérêts et acquérir une compréhension poussée du fonctionnement des institutions politiques.

Lors du jubilé des 40 ans de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse en 2018, le Conseiller fédéral Alain Berset avait glissé sur le ton de l’anecdote qu’il appréciait particulièrement le proverbe « never waste a good crisis ». Ne gaspillons jamais une bonne crise. Et en effet, il serait fou de gaspiller cette crise pour ne pas créer des mécanismes plus inclusifs.

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)