Quasi-membres ou sympathiques voisins ?

La Suisse aime jouer sur plusieurs tableaux. Pays non-membre de l’UE, elle a négocié des accords très intéressants avec ses partenaires européens en matière de mobilité humaine. Elle profite d’une libre circulation qui lui offre la main-d’œuvre dont son économie florissante a besoin, tout en se félicitant de son indépendance et de son autonomie dans le choix de ses autres politiques migratoires. Mais l’environnement politique et juridique où la Suisse tente de trouver sa place change à grande vitesse et il faut comprendre qu’à terme, la situation va se compliquer. Je fais le pari que l’alternative se présentera en ces termes : soit un membre à part entière du régime de migration européen, avec ses avantages et ses défis, soit un véritable Etat-tiers, traité à la façon du Canada ou d'Israël. Comme elle le fait dans de nombreux domaines, la Suisse devra s’aligner sur les choix migratoires européens (de manière volontaire et souveraine, cela va sans dire). A défaut, elle sera traitée comme un voisin sympathique, non plus selon la logique de la libre circulation interne, mais selon les modalités d’une politique d’immigration extérieure commune. Le raisonnement se décline en trois temps.

Premier élément essentiel : la politique d’immigration vers l’Union européenne est liée au développement de la libre circulation interne. En bref, plus la libre circulation interne s’approfondit, plus il devient nécessaire de réguler en commun la politique d’immigration depuis l’extérieur. Grâce aux débats politiques nécessaires que provoque la libre circulation des citoyens européens, l’Europe devient chaque jour un peu plus un espace de libre mouvement. Ce n’est plus la (mal)chance géographique qui détermine la qualité de vie, mais les compétences et l’envie de réussir des individus. Certains Etats sont mal gérés, corrompus et dénués d’opportunités pour les jeunes citoyens : qui les blâmerait d’aller tenter leur chance là où ils pourront exploiter leurs compétences et réaliser leurs objectifs de vie ? Alors que les Polonais, les Français et les Croates peuvent librement circuler dans l’UE, il apparaît clairement qu’une politique migratoire choisie par chaque Etat n’est plus possible. La coordination doit se faire entre les 28 Etats-membres.

Deuxième élément: depuis le traité de Lisbonne en 2009, l’article 79 du Traité sur le fonctionnement de l’UE confère en toutes lettres la compétence de développer « une politique commune de l'immigration ». Cette compétence englobe tout aussi bien l’immigration à des fins professionnelles, que l’asile ou le regroupement familial. Comme j’ai pu le montrer dans un livre récemment publié, l’immigration n’est donc plus du seul ressort des Etats-membres, mais bel et bien de l’Union. Cela signifie que la Commission fait des propositions législatives, qui sont ensuite débattues par le Parlement européen et le Conseil. La mise en œuvre est placée sous la haute surveillance de la Cour de justice de Luxembourg. Cette politique commune ne signifie pas que les Etats-membres n’ont plus rien à dire. Cette compétence s’exerce peu à peu, avançant lentement et péniblement sur des questions où le consensus politique est difficile à obtenir. Mais elle avance, comme le démontrent les nombreuses directives migratoires acceptées sur l’immigration hautement qualifiée (carte bleue), les chercheurs et les étudiants, les transferts intra-entreprises ou encore les travailleurs saisonniers. Malgré la difficulté des débats, une prise de recul historique permet d’identifier un développement clair des Etats-membres vers les instances européennes. La politique d’immigration sera bientôt presque exclusivement européenne.

Troisième élément : ce déplacement des orbites de décisions est accompagné d’un changement de fond. En se distançant d’un discours d’immigration zéro au tournant des années 2000, l’ensemble des Etats européens a pris conscience de la nécessité économique et démographique d’attirer les migrants dont l’UE aura bientôt un besoin cruel. A titre d’exemple, un consensus politique se dessine en Allemagne sur la nécessité d’attirer d’ici à 2020 quelque 6 millions de travailleurs qualifiés, notamment des ingénieurs. Fait nouveau : ce consensus politique dépasse peu à peu la seule migration qualifiée pour s’étendre à tous les niveaux de qualification, comme le prouve l’adoption d’une directive sur les travailleurs saisonniers. L’UE prend pleinement conscience qu’elle a besoin des meilleurs cerveaux, mais également des bras les plus travailleurs.

Ces changements sont essentiels pour la Suisse. Grâce à l’accord de libre circulation des personnes, la Suisse profite actuellement d’un statut hybride, entre l’Etat-membre (libre circulation interne) et l’Etat-tiers (politique d’immigration commune). Mais cette position est condamnée à moyen terme : la Suisse sera soit un partenaire traité sur un presque pied d’égalité (comme une partie de la libre circulation), soit comme un partenaire de la politique migratoire extérieure. Dans le premier cas, l’intégration suisse ressemblera à la participation de la Suisse au régime européen de l’asile (Dublin). La Suisse est un quasi Etat-membre, sans droit de co-décision mais avec l’obligation d’appliquer les décisions et d’adapter son cadre législatif. Le prix de cette quasi-participation est lourd à payer en termes de souveraineté et en matière de libre circulation, la pilule pourrait être encore plus difficile à avaler. Dans le deuxième cas, la Suisse deviendrait un véritable Etat-tiers. Ses ressortissants seront en compétition avec les Américains, les Israéliens et les Marocains pour travailler et vivre en Europe. Et quand le besoin de travailleurs migrants se fera sentir, cette compétition risque de perdre le ton poli et diplomatique qui prévaut entre de sympathiques voisins.

 

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)