Après le Grand Accident, la Suisse bunker

Extrait de la réunion du Grand Conseil du Futur, 12 août 2067 – document top secret

Le président :

Chers collègues, je vous salue respectueusement en cette heure sombre. Le Conseil des 7 sages infinis s’est réuni et c’est en son nom que je présente humblement au Grand Conseil du Futur les résultats de ses modestes réflexions.

Je prie le secrétaire du Conseil de lire les dernières informations.

Le secrétaire :

Pour la deuxième semaine de suite, nous voici réunis en conseil pour déterminer la juste décision. Le 3 août 2067, l’Europe et de vastes parties du monde civilisé ont été touchées par un gigantesque accident nucléaire. La vie est anéantie sur le Continent et des milliers de malheureux meurent à petit feu à la surface de la Terre.

Grâce à la clairvoyance du bon peuple et au lancement de l’initiative « Pour vivre mieux, vivons sous terre », les Suisses ont pu construire à temps un réseau d’immenses villes souterraines. Baptisé « Repli national reloaded » par l’administration fédérale, ce plan d’action a permis de sauver les 11 millions d’habitants et d’assurer le maintien d’une excellente qualité de vie. Un Cervin miniature muni de son téléphérique ont même pu être reproduits.

Depuis le 10 août 2067, un nombre croissant de personnes se pressent à l’entrée sud et ouest du réseau. Elles tentent d’entrer en contact via les caméras de surveillance. Une communication a été établie, permettant d’établir avec certitude que ces personnes demandent refuge et protection afin d’échapper à une mort certaine.

Le président :

Chers collègues, voici donc la situation dans laquelle nous nous trouvons : ces personnes souhaitent ardemment entrer dans notre réseau souterrain. Selon les estimations du médecin fédéral, elles ont une espérance de vie en surface de 3 jours supplémentaires. Si nous les laissions rentrer, les hôpitaux pourraient les protéger des radiations et stopper l’avancée des dégâts. En d’autres mots, nous pourrions les sauver.

Comme dans toutes les situations périlleuses, notre tradition confédérale nous ramène aux fondamentaux. Je prie le secrétaire de faire lecture du préambule de la Constitution de 1998, inchangée à ce jour.

Le secrétaire (l’air solennel):

« Le peuple et les cantons suisses,
conscients de leur responsabilité envers la Création,
résolus à renouveler leur alliance pour renforcer la liberté, la démocratie, l’indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d’ouverture au monde,
déterminés à vivre ensemble leurs diversités dans le respect de l’autre et l’équité,
conscients des acquis communs et de leur devoir d’assumer leurs responsabilités envers les générations futures… »

Le président (la larme à l’œil):

Cela me semble suffisant, merci. Deux questions s’imposent à nous. Premièrement, selon quel critère voulons-nous aider ces malheureux ? Faut-il vous rappeler que ne portons aucune responsabilité dans l’Accident, étant donné notre sortie du nucléaire en 2021 déjà. Deuxièmement, combien de malheureux voulons-nous accueillir ? Où se trouve la limite de notre solidarité ?

Mis face à ces deux questions essentielles, fondamentales dirai-je, le Conseil des 7 sages infinis vous propose d’adopter la position suivante. Secrétaire.

Le secrétaire :

Sur la question des critères, le Conseil des 7 sages infinis propose d’étendre le champ de protection offert par la Confédération. En plus des persécutés politiques et des victimes de guerre, la Confédération s’engage à accorder une protection aux victimes du Grand Accident. En effet, le Conseil estime que la vie des personnes est directement mise en danger et qu’elle ne peut être sauvegardée sans les accueillir parmi nous. Les critères de l’octroi d’une protection sont ainsi remplis.

Sur la question des ressources à mobiliser pour assurer cette protection, le Conseil est d’avis que la Suisse possède des moyens très importants. Même en acceptant l’objectif de sauvegarder le niveau de vie actuel des habitants, les capacités d’accueil peuvent être multipliées. Nous sommes préparés à prendre nos responsabilités et à relever les défis logistiques. Le Conseil des 7 sages infinis est convaincu qu’il en va de l’intégrité morale et politique de la grande nation qu’est la Suisse. Les valeurs que le peuple s’est choisi il y a plus de 70 ans nous obligent à assurer une protection à ces victimes.

En conséquence, le Conseil des 7 sages infinis vous appelle à ordonner l’ouverture des portes et l’accueil des victimes du Grand Accident.

A la demande de 15 députés, les délibérations sont tenues secrètes. Le protocole officiel s'arrête ici.

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)