La fascination pour le diagnostic de Donald Trump

S’il y a bien une règle que Donald Trump peut se prévaloir de respecter, c’est celle que Freud prescrivait à ses patients avant de les allonger pour la première fois sur le divan : « Vous allez observer que, pendant votre récit, diverses idées vont surgir, des idées que vous voudriez bien rejeter parce qu’elles ont passé par le crible de votre critique. Vous serez tenté de vous dire : “Ceci ou cela n’a rien à voir ici” ou bien “telle chose n’a aucune importance” ou encore “c’est insensé et il n’y a pas lieu d’en parler”. Ne cédez pas à cette critique et parlez malgré tout, même quand vous répugnez à le faire ou justement à cause de cela »[1]. Cette règle faisait émerger des pensées inconscientes, favorisant ainsi le travail analytique.

Ainsi, les prises de paroles de Donald Trump, le flot ininterrompu de ses tweets sans censure et parfois sans signification – comme le mystérieux « covfefe » tweeté en mai 2017 – offrent un matériel inespéré à ceux qui voudraient lui trouver un diagnostic – et s’assurer un succès éditorial. On ne compte en effet plus le nombre de livre critiquant la personnalité de Trump, analysant le moindre de ses comportements pour démontrer sa folie. Les nombreux échos des médias américains transforment chaque brûlot en best-seller. Dernier-né du genre, le documentaire Unfit, qui sort à la fin de ce mois aux États-Unis, compare Donald Trump à Hitler et démontre avec l’appui de psychiatres émérites que le président est un psychopathe. L’enjeu est de taille à l’approche des élections. D’autant plus que le 25e amendement de la Constitution des États-Unis permet d’écarter du pouvoir de manière temporaire ou définitive un président reconnu incapable d’exercer sa fonction. Mais à force de centrer sur le personnage plutôt que sur sa politique, on occulte les dimensions sociales et économiques qui ont permis son ascension, laissant ainsi un boulevard pour le tout prochain Trump.

Le couple Conway, le président et le quarterback

Kellyanne Conway est depuis 2016 la plus proche conseillère de Donald Trump. On lui doit notamment l’invention des « faits alternatifs ». George Conway est quant à lui l’un des plus féroce adversaire du président au sein le camp conservateur. Le couple illustre les clivages des républicains face à Donald Trump. L’affrontement a pris une tournure beaucoup plus dramatique ces derniers jours avec l’appel à l’aide de leur fille sur twitter, les décidant chacun de leur côté à prendre leur distance avec la politique.

Un des angles d’attaque de George Conway contre Donald Trump est justement le narcissisme pathologique de Trump[2]. Dans un essai paru en 2019[3], l’avocat fait le curieux parallèle entre le diagnostic du président et la jambe cassée du quarterback des Washington Redskins Alex Smith lors d’un match face aux Houston Texans. Subissant une lourde charge de ses adversaires, le joueur s’écroule et se tord de douleur. Les ralentis montrent la déformation de la jambe, le pied qui prend des angles interdits par l’anatomie. Les téléspectateurices ne sont pas chirurgien·nes orthopédiques. Iels ne savent pas combien d’os contient la jambe et ne savent pas pratiquer un examen clinique. Selon Conway, Iels en savent toutefois assez pour dire que la jambe est cassée. Il en irait de même pour le diagnostic du président : même sans être psychiatre, tout le monde peut dire que quelque chose cloche chez Donald Trump. Mieux : toute personne capable de lire le Diagnostical and Statistical Manual (DSM) peut poser le diagnostic de trouble de la personnalité narcissique.

Le DSM ou l’amour de l’observation

En effet, le manuel de nosographie psychiatrique américain privilégie explicitement l’observation à l’explication. En construisant des critères simples et reproductibles, il permet à tout profane d’y aller avec son diagnostic. Et peu importe si l’origine de la maladie, la causalité psychique, biologique et environnementale son parfaitement ignorées.

Les diagnostics psychiatriques n’ont bien souvent qu’une utilité administrative : demander une prise en charge assurantielle, justifier une incapacité de travail, se positionner sur la capacité de discernement et la responsabilité individuelle, faciliter la recherche ou la communication entre médecins. Poser un diagnostic n’a jamais soigné personne : c’est la discussion que l’on peut avoir avec le patient autour du diagnostic qui peut l’aider à se connaitre et comprendre l’origine de ses souffrances. A l’inverse, poser un diagnostic peut-être source d’une importante stigmatisation dans la société, et nier les causes structurelles qui l’ont produites, comme par exemple la souffrance au travail, la précarité, ou les traumatismes subis durant un parcours migratoire.

Si peu de psychiatres et psychologues réfutent le narcissisme de Trump, leurs prises de position dans le débat public sont divisées. Il y a tout d’abord les thérapeutes interventionnistes, qui estiment que c’est de leur devoir moral et civique d’avertir de la dangerosité du personnage[4]. D’autres invoquent au contraire la Goldwater rule, qui interdit aux spécialistes de santé mentale de se prononcer publiquement sur le diagnostic de personnalités qu’ils n’ont pas examinés et qui n’ont pas donné leur consentement. Pour terminer, il y a des experts comme Allen Frances qui estime que le diagnostic de trouble de la personnalité narcissique ne saurait être posé chez Donald Trump en l’absence de souffrance personnelle ou de dysfonction[5].

Si ces questions sont intéressantes, elles ne sont d’aucune utilité pour comprendre l’accession d’un président narcissique au pouvoir. Car Trump n’est pas devenu narcissique une fois président. Il est plutôt dans la parfaite continuité du magnat de l’immobilier, de la star de la télé-réalité et du candidat qu’il a été. Ce qui fait que les électeurs ont voté pour lui en connaissance de cause.

Et les électeurs de Trump dans tout ça ?

On les avait presque oubliés ceux-là. Il faut dire que quand on parle d’eux, c’est souvent pour décrier leur racisme, leur machisme ou leur arriération. Hillary Clinton elle-même les a traité de panier de pitoyable. C’était quelques semaines avant les élections et la victoire surprise de son adversaire. Mais plutôt que dénigrer ses électeurs, il faudrait plutôt essayer de comprendre pourquoi les états de la Rust-Belt, qui avaient votés en faveur de Barack Obama en 2008 et 2012, ont préféré voter pour Donald Trump plutôt que Hillary Clinton en 2016.

Jérome Karabel, sociologue et professeur à l’université de Berkeley, évoque le glissement idéologique des démocrates, qui ne se préoccupent plus des ouvriers, des chômeurs victimes de délocalisations ainsi que des perdants de la mondialisation et de la désindustrialisation[6]. Ce faisant, ils ont ouvert un boulevard à un candidat dégagiste, qui a réussi à critiquer le système sans attirer le regard sur le fait que sa fortune lui vient justement de ce système.

Une rationalité mortifère derrière la politique de Trump

Il est certes assez angoissant d’imaginer un président de la trempe de Trump à la tête de la première puissance militaire mondiale. Mais ce n’est pas lui qui a envahi par deux fois l’Irak. Ce n’est pas lui qui a lancé deux bombes atomiques sur le japon ou tué des milliers de civils dans ses différentes opérations militaires sur le globe. De plus, si on destitue Trump, c’est pour mettre Mike Pence à la place. Peut-être que ce dernier se montrerait plus prévisible et policé, mais arrêterait-il la construction des murs à la frontière, la destruction des écosystèmes, la baisse fiscale indécente des plus riches et le soutien aux groupes d’extrême droite ? Trump n’est pas une parenthèse. Sa politique est à l’œuvre dans de nombreux pays dirigés par des présidents pas tous narcissiques. A l’approche des votations fédérales, il serait bon de se rappeler que la politique de Trump se pratique également chez nous.

Faire le lit du prochain Donald Trump

Ce n’est donc pas Trump qu’il faut combattre, c’est les idées qu’il véhicule et qui le dépassent largement. Bien sûr, il y aurait quelque chose de jouissif à lui dire « You’re fired », lui qui a prononcé tant de fois cette phrase dans son show de téléréalité. Mais de même que poser un diagnostic isolé ne sert à rien en psychiatrie, s’arrêter sur la personnalité pathologique de Trump détourne l’attention des problèmes sociaux et politiques qui ont conduit à son élection. Et prépare le lit pour un prochain Donald Trump.

 

 

[1] Freud, S. 2010, La technique psychanalytique, PUF

[2] Pour plus de detail concernant le narcissisme pathologique, voir https://blogs.letemps.ch/jeremie-andre/2020/08/04/narcisse-netait-pas-narcissique/

[3] Conway G., 2019, Unfit for Office, The Atlantic, 3 octobre 2019

[4] Lee B. and al. 2017, The dangerous case of Donald Trump, St-Martin’s Press, New-York

[5] France, A., 2017, Misdiagnosis Donald Trump, Journal of Mental Health, 26:5, 394-394

[6] Karabel J,. Comment perdre une élection, décembre 2016, Le Monde Diplomatique.

 

Crédit photo : “Donald Trump” by Gage Skidmore is licensed with CC BY-SA 2.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/

Narcisse n’était pas narcissique

Il y a dix ans, deux psychologues attiraient l’attention sur une épidémie silencieuse frappant les campus américains : le narcissisme[1]. En comparant les résultats de tests psychologiques passés par plusieurs générations d’étudiant·es, J. Twenge et W. K. Campbell concluaient que la prévalence du narcissisme augmentait aussi vite que l’obésité. Dans leur analyse, ils estimaient que l’épidémie était causée notamment par une éducation trop permissive des enfants, centrée sur l’estime de soi et la singularité ; le culte des personnalités médiatiques ; la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux ou encore l’envolée des crédits bancaires (donnant l’impression à chacun·e que tout est accessible). Alors, sommes-nous devenus trop narcissiques ?

Dans son livre Sauvez votre peau, devenez narcissiques[2], l’auteur de développement personnel Fabrice Midal s’appuie sur une relecture personnelle du mythe de Narcisse pour soutenir le contraire. Une provocation payante, puisque son livre a bénéficié d’une couverture médiatique sans précédent, bavarde sur l’auteur et silencieuse sur le contenu. Et tant pis si l’ouvrage contient de grossières confusions sur le narcissisme, notamment l’absence de distinction entre le personnage du mythe et la psychopathologie. Au final, l’auteur réussit la prouesse d’inviter ses lecteurs à devenir narcissique… sans parler du narcissisme. Éclairage.

Qui est Narcisse ?

Narcisse est une figure de la mythologie grecque dont la plupart des sources originales sont perdues[3]. La version latine d’Ovide au début de notre ère est probablement le texte le plus riche et le plus complet[4]. Le récit raconte le destin d’un jeune homme d’une grande beauté qui rejette tous ses prétendant·es. Un amant éconduit profère un jour la malédiction suivante : « qu’il puisse aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour ». Il sera exaucé. Narcisse aperçoit son reflet dans une source et en tombe éperdument amoureux. Quand il se rend compte que son objet d’amour n’est autre que lui-même et qu’il lui est inaccessible, il se laisse mourir de désespoir. Son corps disparait et se transforme en cette jolie fleur printanière. Fabrice Midal juge que la métamorphose est la preuve de la sagesse du jeune chasseur. Il se garde bien de mentionner la malicieuse allusion d’Ovide : « Or, même une fois reçu au séjour infernal, il se mirait encore dans les eaux du Styx ». Peu importe. La richesse des mythes réside aussi dans les multiples interprétations qui peuvent en être tirées. Mais la richesse des interprétations n’appelle-t-elle pas une certaine prudence dans l’utilisation qu’on en fait ? D’autant plus que le narcissisme est un concept qui a été inventé et développé sans relation au mythe du même nom.

Qu’est-ce que le narcissisme ?

Le narcissisme, en tant que concept psychopathologique, apparait pour la première fois à la toute fin du XIXe siècle. Il est utilisé par des sexologues et psychiatre pour désigner une perversion consistant à utiliser son propre corps comme source d’excitation sexuelle. En 1914, Freud publie « Pour introduire le narcissisme », un essai dans lequel il explore le narcissisme dans de nombreuses directions. Freud insiste sur le fait que le narcissisme est aussi un processus normal, désignant l’investissement libidinal du moi, ainsi qu’une étape du développement psychique devant être dépassée. La fixation ou la régression à ce stade expliquerait des pathologies comme l’hypochondrie, la démence précoce (schizophrénie) ou la paranoïa. Contrairement au complexe d’Œdipe, construit sur une relecture minutieuse de la tragédie de Sophocle, Freud ne se réfère pas au mythe de Narcisse.

Les années 1970 marquent l’essor aux États-Unis de la personnalité narcissique sous l’impulsion des psychiatres et psychanalystes H. Kohut et O. Kernberg. La personnalité narcissique décrit un individu égoïste, mégalomane, manquant d’empathie, se croyant tout permis et utilisant les autres pour servir ses propres fins. Cette description conduit à l’intégration en 1980 du trouble de la personnalité narcissique dans la troisième version du Diagnostic and Statistical Manuel (DSM), la bible de la nosographie psychiatrique américaine. Le trouble de la personnalité narcissique devient ainsi le diagnostic psychiatrique qu’il demeure à ce jour. Cette intégration stimulera la recherche dans de nombreux domaines, notamment dans la psychologie de la personnalité, un domaine de la psychologie qui s’attache à analyser et classer les différents types de personnalité et les traits de caractère associés. Se basant essentiellement sur des questionnaires ou des interviews sur un large échantillon de population, elle a permis d’étudier les traits de caractère non pathologiques associés au narcissisme (notamment parmi les étudiants, ce qui a conduit à l’étude de J. Twenge et W. K. Campbell citée en introduction).

La vulnérabilité du narcissique

Une dimension mal connue du narcissisme et la profonde vulnérabilité qu’elle englobe, illustrée par le paradoxe suivant :  s’ils ont une idée si élevée d’eux-mêmes, pourquoi ont-ils tant besoin de l’admiration des autres ? En fait, le moi grandiose du narcissique finit toujours par se heurter à la réalité. Certains nient cette dernière et poursuivent leur course en avant mégalomaniaque, tandis que d’autres se replient sur eux-mêmes quêtant inlassablement la reconnaissance d’autrui ou développant des symptômes dépressifs ou un vécu de honte, la honte de n’être que ce qu’ils sont. Si la souffrance de ces derniers amène à solliciter plus facilement l’aide d’un thérapeute, elle peut aussi les pousser dans des conduites addictives ou suicidaires. Ces dimensions grandioses et vulnérables peuvent coïncider chez une personne, ou se succéder. Il n’est pas rare qu’avec l’âge, l’apparition des premières limitations physiques, d’un deuil ou d’une séparation, le narcissique grandiose devienne vulnérable.

Si on résume grossièrement, le narcissisme désigne, pour une partie des cliniciens sensibles à l’approche théorique freudienne plutôt qu’à l’approche descriptive du DSM, la capacité à maintenir une représentation et une estime de soi stables à la fois dans la durée et face aux frustrations et aux aléas de la vie ; les manifestations vulnérables ou grandioses du narcissique seraient ainsi expliquées par un narcissisme défaillant.

Dans l’autre approche, le narcissisme ne désigne plus un processus psychique vital, mais une série de traits de caractères associés pour certains au narcissisme grandiose, pour d’autres au narcissisme vulnérable. Dans cette optique, le narcissisme normal ou adaptatif désigne un narcissisme sub-clinique (qui ne remplit pas les critères pour être pathologiques)[5]. Dans toutes les approches néanmoins, le terme narcissique tend à se référer aux dimensions pathologiques du narcissisme.

Devenez narcissiques ?

Dès lors, l’injonction de Fabrice Midal à devenir narcissique paraît être un déni de la souffrance des narcissiques et du difficile travail des thérapeutes. Sauf si on accepte le fait que l’auteur parle de tout autre chose que du narcissisme. Revenons au contenu du bouquin. L’auteur survole la psychanalyse et la psychiatrie en quelques petites pages et ne juge pas nécessaire d’évoquer les controverses actuelles autour du narcissisme. Très précautionneux, il affirme que le pervers narcissique n’est pas vraiment narcissique et classe l’affaire de Donald Trump et de Kim Kardashian en quelques paragraphes : ils ne sont pas narcissiques car ils ne s’aiment pas réellement – montrant bien qu’il ne s’est pas intéressé à la dimension vulnérable du narcissisme.

Mais alors, de quoi parle le livre ? De Fabrice Midal, principalement. De son enfance – narrée sous l’angle du vilain petit canard –, de ses premiers pas incertains dans l’âge adulte et enfin de sa métamorphose (en narcisse ou en cygne). L’auteur fait des incursions dans la philosophie avec Socrate, Saint-Augustin et Kant, sans jamais dépasser le stade des généralités. Il affirme que « la philosophie sans le narcissisme, c’est du poison, comme la littérature et le cinéma » et associe la rationalité au nazisme. Il répète plusieurs fois que se sacrifier pour les autres est une très mauvaise idée, mais encense les figures de Jésus et Socrate (qui sont morts de vieillesse, comme tout le monde le sait).

Au fil des pages, on se rend compte que derrière l’invitation à devenir narcissique se cache l’invitation à s’apprécier tel que l’on est, à chercher et chérir son véritable « soi », à se faire confiance, à refuser les injonctions à la performance. Des propos très classiques pour un ouvrage de développement personnel. L’utilisation du terme narcissique est donc à prendre comme une provocation pour augmenter la visibilité du bouquin.

Et ça a marché.

 

Références

[1] Twenge J., Campbell W. K., 2009, The narcissism epidemic, living in the age of entitlement, Atria, New-York

[2] Midal F., 2017, Sauvez votre peau ! Devenez narcissique, Flammarion, Versilio, Paris

[3] Pour une enquête passionnée sur les origines de Narcisse, voir Knoepfler D., 2010, La Patrie de Narcisse, Odile Jacob, Paris

[4] Ovide, métamorphose, livre III, vers 339-510. Les extraits du texte proviennent de Bettini M., Pelitzer E., 2010, « Le Mythe de Narcisse », traduit par Bouffartigue J., Belin, Paris, (édition originale italienne 2003)

[5] Joshua D. Miller, Donald R. Lynam, Courtland S. Hyatt, W. Keith Campbell, Controversies in Narcissism, Annual Review of Clinical Psychology 2017 13:1, 291-315