Narcisse n’était pas narcissique

Il y a dix ans, deux psychologues attiraient l’attention sur une épidémie silencieuse frappant les campus américains : le narcissisme[1]. En comparant les résultats de tests psychologiques passés par plusieurs générations d’étudiant·es, J. Twenge et W. K. Campbell concluaient que la prévalence du narcissisme augmentait aussi vite que l’obésité. Dans leur analyse, ils estimaient que l’épidémie était causée notamment par une éducation trop permissive des enfants, centrée sur l’estime de soi et la singularité ; le culte des personnalités médiatiques ; la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux ou encore l’envolée des crédits bancaires (donnant l’impression à chacun·e que tout est accessible). Alors, sommes-nous devenus trop narcissiques ?

Dans son livre Sauvez votre peau, devenez narcissiques[2], l’auteur de développement personnel Fabrice Midal s’appuie sur une relecture personnelle du mythe de Narcisse pour soutenir le contraire. Une provocation payante, puisque son livre a bénéficié d’une couverture médiatique sans précédent, bavarde sur l’auteur et silencieuse sur le contenu. Et tant pis si l’ouvrage contient de grossières confusions sur le narcissisme, notamment l’absence de distinction entre le personnage du mythe et la psychopathologie. Au final, l’auteur réussit la prouesse d’inviter ses lecteurs à devenir narcissique… sans parler du narcissisme. Éclairage.

Qui est Narcisse ?

Narcisse est une figure de la mythologie grecque dont la plupart des sources originales sont perdues[3]. La version latine d’Ovide au début de notre ère est probablement le texte le plus riche et le plus complet[4]. Le récit raconte le destin d’un jeune homme d’une grande beauté qui rejette tous ses prétendant·es. Un amant éconduit profère un jour la malédiction suivante : « qu’il puisse aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour ». Il sera exaucé. Narcisse aperçoit son reflet dans une source et en tombe éperdument amoureux. Quand il se rend compte que son objet d’amour n’est autre que lui-même et qu’il lui est inaccessible, il se laisse mourir de désespoir. Son corps disparait et se transforme en cette jolie fleur printanière. Fabrice Midal juge que la métamorphose est la preuve de la sagesse du jeune chasseur. Il se garde bien de mentionner la malicieuse allusion d’Ovide : « Or, même une fois reçu au séjour infernal, il se mirait encore dans les eaux du Styx ». Peu importe. La richesse des mythes réside aussi dans les multiples interprétations qui peuvent en être tirées. Mais la richesse des interprétations n’appelle-t-elle pas une certaine prudence dans l’utilisation qu’on en fait ? D’autant plus que le narcissisme est un concept qui a été inventé et développé sans relation au mythe du même nom.

Qu’est-ce que le narcissisme ?

Le narcissisme, en tant que concept psychopathologique, apparait pour la première fois à la toute fin du XIXe siècle. Il est utilisé par des sexologues et psychiatre pour désigner une perversion consistant à utiliser son propre corps comme source d’excitation sexuelle. En 1914, Freud publie « Pour introduire le narcissisme », un essai dans lequel il explore le narcissisme dans de nombreuses directions. Freud insiste sur le fait que le narcissisme est aussi un processus normal, désignant l’investissement libidinal du moi, ainsi qu’une étape du développement psychique devant être dépassée. La fixation ou la régression à ce stade expliquerait des pathologies comme l’hypochondrie, la démence précoce (schizophrénie) ou la paranoïa. Contrairement au complexe d’Œdipe, construit sur une relecture minutieuse de la tragédie de Sophocle, Freud ne se réfère pas au mythe de Narcisse.

Les années 1970 marquent l’essor aux États-Unis de la personnalité narcissique sous l’impulsion des psychiatres et psychanalystes H. Kohut et O. Kernberg. La personnalité narcissique décrit un individu égoïste, mégalomane, manquant d’empathie, se croyant tout permis et utilisant les autres pour servir ses propres fins. Cette description conduit à l’intégration en 1980 du trouble de la personnalité narcissique dans la troisième version du Diagnostic and Statistical Manuel (DSM), la bible de la nosographie psychiatrique américaine. Le trouble de la personnalité narcissique devient ainsi le diagnostic psychiatrique qu’il demeure à ce jour. Cette intégration stimulera la recherche dans de nombreux domaines, notamment dans la psychologie de la personnalité, un domaine de la psychologie qui s’attache à analyser et classer les différents types de personnalité et les traits de caractère associés. Se basant essentiellement sur des questionnaires ou des interviews sur un large échantillon de population, elle a permis d’étudier les traits de caractère non pathologiques associés au narcissisme (notamment parmi les étudiants, ce qui a conduit à l’étude de J. Twenge et W. K. Campbell citée en introduction).

La vulnérabilité du narcissique

Une dimension mal connue du narcissisme et la profonde vulnérabilité qu’elle englobe, illustrée par le paradoxe suivant :  s’ils ont une idée si élevée d’eux-mêmes, pourquoi ont-ils tant besoin de l’admiration des autres ? En fait, le moi grandiose du narcissique finit toujours par se heurter à la réalité. Certains nient cette dernière et poursuivent leur course en avant mégalomaniaque, tandis que d’autres se replient sur eux-mêmes quêtant inlassablement la reconnaissance d’autrui ou développant des symptômes dépressifs ou un vécu de honte, la honte de n’être que ce qu’ils sont. Si la souffrance de ces derniers amène à solliciter plus facilement l’aide d’un thérapeute, elle peut aussi les pousser dans des conduites addictives ou suicidaires. Ces dimensions grandioses et vulnérables peuvent coïncider chez une personne, ou se succéder. Il n’est pas rare qu’avec l’âge, l’apparition des premières limitations physiques, d’un deuil ou d’une séparation, le narcissique grandiose devienne vulnérable.

Si on résume grossièrement, le narcissisme désigne, pour une partie des cliniciens sensibles à l’approche théorique freudienne plutôt qu’à l’approche descriptive du DSM, la capacité à maintenir une représentation et une estime de soi stables à la fois dans la durée et face aux frustrations et aux aléas de la vie ; les manifestations vulnérables ou grandioses du narcissique seraient ainsi expliquées par un narcissisme défaillant.

Dans l’autre approche, le narcissisme ne désigne plus un processus psychique vital, mais une série de traits de caractères associés pour certains au narcissisme grandiose, pour d’autres au narcissisme vulnérable. Dans cette optique, le narcissisme normal ou adaptatif désigne un narcissisme sub-clinique (qui ne remplit pas les critères pour être pathologiques)[5]. Dans toutes les approches néanmoins, le terme narcissique tend à se référer aux dimensions pathologiques du narcissisme.

Devenez narcissiques ?

Dès lors, l’injonction de Fabrice Midal à devenir narcissique paraît être un déni de la souffrance des narcissiques et du difficile travail des thérapeutes. Sauf si on accepte le fait que l’auteur parle de tout autre chose que du narcissisme. Revenons au contenu du bouquin. L’auteur survole la psychanalyse et la psychiatrie en quelques petites pages et ne juge pas nécessaire d’évoquer les controverses actuelles autour du narcissisme. Très précautionneux, il affirme que le pervers narcissique n’est pas vraiment narcissique et classe l’affaire de Donald Trump et de Kim Kardashian en quelques paragraphes : ils ne sont pas narcissiques car ils ne s’aiment pas réellement – montrant bien qu’il ne s’est pas intéressé à la dimension vulnérable du narcissisme.

Mais alors, de quoi parle le livre ? De Fabrice Midal, principalement. De son enfance – narrée sous l’angle du vilain petit canard –, de ses premiers pas incertains dans l’âge adulte et enfin de sa métamorphose (en narcisse ou en cygne). L’auteur fait des incursions dans la philosophie avec Socrate, Saint-Augustin et Kant, sans jamais dépasser le stade des généralités. Il affirme que « la philosophie sans le narcissisme, c’est du poison, comme la littérature et le cinéma » et associe la rationalité au nazisme. Il répète plusieurs fois que se sacrifier pour les autres est une très mauvaise idée, mais encense les figures de Jésus et Socrate (qui sont morts de vieillesse, comme tout le monde le sait).

Au fil des pages, on se rend compte que derrière l’invitation à devenir narcissique se cache l’invitation à s’apprécier tel que l’on est, à chercher et chérir son véritable « soi », à se faire confiance, à refuser les injonctions à la performance. Des propos très classiques pour un ouvrage de développement personnel. L’utilisation du terme narcissique est donc à prendre comme une provocation pour augmenter la visibilité du bouquin.

Et ça a marché.

 

Références

[1] Twenge J., Campbell W. K., 2009, The narcissism epidemic, living in the age of entitlement, Atria, New-York

[2] Midal F., 2017, Sauvez votre peau ! Devenez narcissique, Flammarion, Versilio, Paris

[3] Pour une enquête passionnée sur les origines de Narcisse, voir Knoepfler D., 2010, La Patrie de Narcisse, Odile Jacob, Paris

[4] Ovide, métamorphose, livre III, vers 339-510. Les extraits du texte proviennent de Bettini M., Pelitzer E., 2010, « Le Mythe de Narcisse », traduit par Bouffartigue J., Belin, Paris, (édition originale italienne 2003)

[5] Joshua D. Miller, Donald R. Lynam, Courtland S. Hyatt, W. Keith Campbell, Controversies in Narcissism, Annual Review of Clinical Psychology 2017 13:1, 291-315

 

Jérémie André

Jérémie André est médecin, doctorant à l’Université de Lausanne et écrivain. Au carrefour entre médecine, psychiatrie et sciences humaines, ce blog aborde des thèmes de société avec un regard de clinicien. Crédit photo : Céline Michel

6 réponses à “Narcisse n’était pas narcissique

  1. J’ai beaucoup aimé lire cet article qui aborde le narcissisme sans en imposer une définition unique, cela peut contribuer à réajuster de fausses idées pour qui se sent honteux de « s’aimer trop », ou hésitant pour tenter de « s’aimer plus ».

    Quand je pense à « narcissisme », je me vois de nouveau jeune, et c’est un bienfait même s’il est de courte durée à l’intérieur de mon crâne qui sera creux dans une dizaine d’années ou plus tôt. Je voudrais dire mes incertitudes et mes bonheurs du lointain passé, et que j’adore les vrais narcisses qui restent si peu de temps dans les champs. Je me souviens que j’emmenais mes amoureuses pour en cueillir, il pleuvait, les vitres de la 2CV étaient couvertes de buée, je suis certain que ces fleurs au bout de leurs longues tiges fragiles pensaient fortement : « Nous les narcisses ! Nous sommes si beaux, notre petite couronne bordée de sang, notre robe blanche coupée qui s’élève à l’envers, et notre curieuse odeur : « N’approchez pas ! Regardez-nous c’est permis, mais attention si vous nous mangez votre estomac sera rongé !.. »

    Ces trente dernières années, j’ai plusieurs fois collé un post-it sur le mur à l’approche de mai : « Aller cueillir des narcisses ». Et pas une seule fois je l’ai fait. Mais à qui les offrir au retour ? Et est-ce que j’aurais envie de rire tout seul dans un champ sous la pluie ? Et puis les mettre chez moi dans un vase au milieu d’une table, ils se sentiraient chacun seuls comme moi, même nombreux. Donc il fallait y penser et chaque fois oublier…

    Les narcisses vivent peu de temps, et c’est certainement pour cela que leur tige est longue, ils se dépêchent de grandir ! Il y a une époque où grandir devait répondre à des règles bien enseignées, j’en ai eu la preuve un jour où j’étais discrètement entré dans une vieille maison abandonnée remplie de poussière. J’avais trouvé dans le grenier un magazine à fourre noire et écusson rouge : « La Patrie Suisse ». Dans les premières pages il y avait le courrier des lecteurs qui pouvaient poser des questions importantes pour la famille :
    « Ma fille âgée de seize ans se regarde souvent dans la glace. Si c’est le matin pour se peigner ou mettre son diadème, je comprends, mais elle se regarde parfois même le soir avant d’aller dormir… Est-ce que cette habitude est malsaine ? Merci de me répondre… »
    — Il est normal qu’une jeune fille dont le visage se modifie à l’adolescence se sente soucieuse, et dans ce cas il n’y a pas à s’inquiéter. Par contre, si vous avez l’impression que votre fille prend un certain plaisir à se regarder et qu’elle prolonge régulièrement ces séances, vous devrez la surveiller afin qu’elle ne développe pas une dépendance malsaine à son propre corps. N’hésitez pas à intervenir si nécessaire, bonne chance Madame !

    Et maintenant, le témoignage d’une conversation saisie dans le couloir d’une clinique suisse, en mai 2019 :

    « C’est une patiente atypique, Marie, en ce sens que son délire est passager comme le sont les narcisses en cette fraîche et imprévisible saison. Il est donc bien probable que nous ne la gardions que peu de temps. Regardez le tableau au mur… C’est elle qui l’a peint et nous l’a offert il y a un an. Je trouve cela si beau… Et vous Marie qu’en pensez-vous ? Que vous inspire ce tableau ?.. »
    — Il est d’abord si blanc que je n’y vois que la neige d’un hiver sans fin et sans début. Puis au milieu de ce désert glacé je découvre ce petit anneau rouge tombé on ne sait d’où ni comment… Ensuite je n’ose pas vous dire Docteur, peut-être penseriez-vous que je suis un peu folle…
    — Marie… Vous êtes infirmière, depuis toutes ces années je vous connais bien. Ce n’est pas votre fantaisie imaginative qui va déformer les couloirs de la clinique ni soulever le grand tapis dans le hall… Donnez-moi la fin de l’histoire de la bague perdue !
    — Comment saviez-vous que c’était une bague ?.. Ah vous aussi vous me donnez votre histoire ! Mais c’est vrai que dans la mienne c’était une bague. La mariée a perdu sa robe toute blanche qui a recouvert les rochers. Elle s’est abandonnée dans un ciel trop bleu le jour où elle avait perdu tout espoir d’aimer…

    Je ne peux malheureusement pas abuser de l’espace offert dans le blog pour continuer le récit. J’aurais voulu fournir une photographie du tableau pour que vous l’interprétiez vous aussi avec nous…

    1. Merci pour votre commentaire.

      Narcisse est vu par certains auteurs comme un mythe de l’adolescence (par exemple “L’adolescent et l’autre dans le mythe de Narcisse”, de Alexandre Rojas Urrego, médecin à la fondation de Nant. Il y a dans cet âge-là effectivement la beauté de l’éphémère, mais en même temps, la peur de l’altérité.
      On voit souvent les jeunes garçons aller de l’avant grâce à un double narcissique. A deux ou à plus, ils délèguent aux autres une partie d’eux-mêmes pour l’aimer. Cela permet de maintenir une certaine intégrité et un amour de soi alors que le monde menace de changer avec les conséquences de l’adolescence : devenir adulte, s’ouvrir à l’autre, se dévoiler.
      Car en fin de compte, on ne peut pas vivre comme Narcisse. Nous avons tous besoin de l’autre.

  2. Merci beaucoup pour cet article et les clarifications qu’il apporte. Je suis moi-même étudiante dans une université et je ne pense pas être narcissique, mais on entend de telles histoires du côté des enseignant(e)s que je me demande parfois si certain(e)s d’entre eux/elles ne le sont pas… Bruno Lemaître a d’ailleurs écrit un ouvrage sur le sujet (que je n’ai pas encore eu la chance de lire malheureusement, mais je devrais!)

    Mais un grand merci surtout pour ces remarques sur le livre de Midal. L’un(e) de mes enseignant(e)s, qui souffre (entre autres) d’anxiété, m’avait conseillé de lire les livres de cet auteur, mais je m’y étais toujours refusé car j’avais l’impression, rien qu’en lisant les titres de ses ouvrages, qu’il s’agissait juste de livres de développement personnel vides, inintéressants, et qui permettaient à l’auteur de gagner sa vie sur le malheur des autres, sans apporter de réels bénéfices à ces derniers… j’avais l’impression que l’auteur se proposait d’offrir (ou plutôt de vendre) des pansements à des gens à qui “il manque un bras”.

    Bref. Ses livres ne m’ont jamais donné envie. Mais si maintenant, en plus, l’auteur encourage le narcissisme, peut-être que cela signifie qu’il en souffre lui-même et que mes soupçons avaient une raison d’être…

    1. Bonjour et merci pour votre retour.
      J’ai l’impression que le terme narcissisme est utilisé à de nombreuses sauces, y compris dans le milieu académique ou professionnel, pour décrédibiliser des collègues. Il faudrait pouvoir parler du narcissisme en le dépouillant de l’aspect moralisateur qui l’entoure.

      Je pense que les livres de développement personnel peuvent aider certaines personnes et d’autres non. Si vous avez des apriori, c’est peut-être mieux de chercher d’autres ressources ?

      Le livre de Bruno Lemaître, les dimensions de l’égo, éclaire bien l’interdépendance des dimensions biologiques, psychologique et sociales-culturelles. Mais sa vision du narcissisme est assez éloignée de celle utilisée en clinique, et il y a dans son approche une tendance à l’ethnocentrisme, au détriment des analyses socio-historiques.

  3. Une très belle synthèse du livre de Fabrice Midal à laquelle je souscris entièrement. En effet, votre conclusion sonne juste : “L’utilisation du terme narcissique est donc à prendre comme une provocation pour augmenter la visibilité du bouquin.” Il n’en demeure pas moins que l’auteur galvaude des concepts précis et précieux pour se les approprier et en faire son miel (deux livres déjà sur le sujet). Ce qui, avec la mode actuelle du “pervers narcissique” n’aide pas trop les profanes à y voir clair sur la question du narcissisme.
    Bref, semer de la confusion à l’endroit même où il serait plutôt préférable d’apporter des éclaircissements comme vous le faites ici avec cet article n’est pas pour moi un gage de narcissisme sain. La confusion, cette fusion à la con toujours présente dans les manipulations.

    1. Vous avez raison, les multiples utilisations, pas toujours à bon escient, des termes narcissiques et pervers narcissique n’aident pas le lecteur à se retrouver.

Les commentaires sont clos.