La fabrique est morte, vive la fabrique !

Un dernier pour la route ? Après trois ans d’existence, dix-neuf articles, cinq cents heures de préparation et plus de trente-sept mille visites, la fabrique du corps humain tire sa révérence, après la décision du journal « Le Temps » de fermer sa page dédiée aux blogs.

C’est peut-être l’occasion d’expliquer d’où vient le curieux nom de cette page. Il s’agit du titre choisi par André Vésale pour un ouvrage d’anatomie du 16e siècle, qui a fait date. Il me semblait parfait pour illustrer mon point de vue : le corps n’est pas seulement de la chair soumise aux lois de l’anatomie, de la biologie et de la biochimie. Il n’est pas une réalité éternelle attendant les sciences exactes qui révéleraient ses vérités. Le corps est plutôt un objet socialement, historiquement et culturellement situé, qui existe à travers le regard qui le fait vivre, le délimite, le raconte.

Mais ce titre est également celui d’un manuscrit qui a été publié par Olivier Morattel en janvier de cette année. J’en profite pour le remercier. Le travail que nous avons fait ensemble m’a persuadé que la forme romanesque était également un bon format pour explorer cette drôle de chose qu’est notre corps.

Avec la fermeture de ce blog, je n’aurai plus d’excuses pour finaliser ma thèse et terminer ma double spécialisation en médecine interne et psychiatrie. Je continuerai à écrire des articles, mais je ne sais pas encore sous quelle forme, ni pour quel média. Si vous souhaitez être informé·es de mes travaux, vous pouvez sans autre vous connecter ou me suivre sur le réseau social de votre choix :

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Merci aux lecteurs et lectrices critiques, exigeant·es et encourageants·es que vous avez été.

La fabrique est morte, vive la fabrique !

 

A bientôt!

Jérémie

 

 

Du bon usage du doute

Le doute est une qualité essentielle dont notre époque a grand besoin. Utilisé à bon escient, il est un excellent remède contre la paranoïa et le fanatisme. Dans la première, tout ce qui est inexpliqué est, par essence, suspect. Dans le second, un système de pensée unique est érigé pour expliquer a priori l’ensemble des phénomènes qui nous entourent. Mais comme tout remède, l’excès de doute est nuisible et peut conduire à l’empoisonnement : une forme particulière de relativisme confinant au complotisme.

Science et religion

Dans une opinion publiée le 27 avril dans le journal 24 heures, l’écrivain Jon Ferguson affirme que ceux qui marchent pour le climat ne le font que pour « eux-mêmes ». Le climat serait, selon ses dires, une chose bien trop complexe pour y tailler une quelconque vérité ; et les défenseurs de la cause écologique – qu’ils soient des scientifiques reconnus ou des militants – chercheraient, à l’image des anciens chrétiens, à imposer leur vérité tout en ostracisant et persécutant ceux qui osent douter.

On peut tout d’abord rassurer Jon Ferguson. Contrairement aux hérétiques, il ne sera ni brûlé ni écartelé ; à la place, on lui a offert une tribune médiatique, et il trouvera toujours un accueil chaleureux sur Twitter, nouveau refuge des victimes climatosceptiques. Mais il faut quand même relever que sa comparaison entre science et religion est la marque d’une profonde ignorance et qu’elle méprise celles et ceux qui font de la recherche.

Si le doute fait parfois défaut à la religion (certains croyants fondent leur foi sur le doute, mais c’est une autre histoire), il est à l’origine de toute démarche scientifique : poser une question ; définir une méthode pour y répondre ; compiler des données ; les analyser ; tirer les conséquences qui en découlent ; partager les résultats, bons ou mauvais, afin que d’autres chercheurs puissent les reproduire et les utiliser. Les résultats négatifs sont des invitations à considérer d’autres hypothèses et méthodes. Parfois, des résultats inattendus poussent la science à remise ce que tout le monde croyait acquis.

Bien sûr, la science n’est pas épargnée par les scandales et les excès ; notamment l’influence croissante des intérêts économiques dans les recherches, ou l’énorme pression à publier à tout prix. Mais les étudiants, stagiaires, laborantins, doctorants, post-doctorants et professeurs sont pour l’immense majorité des passionnés qui contribuent à ajouter de petites pierres au savoir collectif et patient de la science, dans des conditions de travail difficiles et mal rémunérées.

Le doute positif et négatif

La science fait un usage positif du doute. Positif, car elle cherche à construire un savoir à partir de lui – même si l’augmentation du savoir conduit parfois, paradoxalement, à l’augmentation du doute : plus on connaît une matière, plus on est conscient de tout ce qu’on ignore encore. A contrario, il existe un usage négatif du doute ; qui consiste à ne s’intéresser qu’aux zones d’ombre, qu’à ce qu’on ne sait pas ; non pas pour construire, mais pour relativiser toute connaissance. Le doute devient une fin en soi et permet à l’individu de s’élever, de se prétendre à contre-courant, au-dessus de la mêlée : une marque de distinction. « Je doute donc je suis », dit l’autodidacte avec fierté, paraphrasant Descartes et sa méthode philosophique basée sur le doute. Malheureusement, cela ne lui suffit pas. « Je doute, donc tout le monde doute », voilà ce qu’il faut lire dans les pages de Ferguson. C’est l’étape ultime d’un nombrilisme pré-galiléen : l’univers tourne autour de mon doute. Car face à la complexité de ce qui nous entoure, nous sommes tous égaux et toutes les opinions se valent. Les États-Unis nous donnent un aperçu de l’application de cette idée :  le créationnisme est enseigné dans certaines écoles, et un juge fédéral a tenté de retirer un médicament du marché, estimant, contre l’avis des autorités compétentes, qu’il était nocif pour la santé.

Quand l’aversion à la science devient religion

Mais ce qui est peut-être le plus frappant, c’est que cette diatribe contre la science et la religion emprunte un ton religieux. La phrase qui structure l’opinion de Ferguson est « je crois que personne ne sait ce qu’est le climat », ce qui s’avère être une profession de foi. Par une révolution copernicienne, la critique de la religion est devenue une religion elle-même, tout aussi rigide, ne pouvant s’appuyer que sur sa ferveur pour perdurer.

Nous avons le choix de nous concentrer sur ce que nous savons ou sur ce que nous ignorons. Nous pouvons nous mettre à marcher à notre rythme, ou nous contenter de regarder les autres marcher et de les railler. L’excès de doute est, comme le déni, un moyen comme un autre d’affronter notre impuissance et la catastrophe à venir. Mais il ne fait avancer personne.

 

De quoi la réécriture de Roald Dahl est-elle le nom ? Certainement pas du wokisme.

En février 2023, l’éditeur anglais Puffin Books annonçait la réécriture de certains passages de l’œuvre de Roald Dahl. Une pratique courante, selon la maison d’édition qui a néanmoins provoqué une flambée d’indignation au Royaume-Uni – avec des réactions du Premier ministre et de la reine consort –, puis dans le reste du monde. En France, Gallimard s’est senti obligé de promettre qu’il ne toucherait pas une ligne de l’écrivain. Les médias conservateurs et les réseaux sociaux se sont enflammés contre ce qu’ils ont identifié comme étant une nouvelle offensive woke. Mais qu’est-ce que le wokisme ? Peut-on vraiment appréhender ce fait de société sous l’angle de la morale ?

Introuvable wokisme

Il faudrait commencer par se mettre d’accord ce qu’on entend par wokisme. À ce jour, nulle définition satisfaisante n’a réussi à saisir une idéologie aux contours flous, qui n’est pour l’essentiel pas revendiquée par les militants qu’elle est censée décrire, et qui est fréquemment utilisée pour dénigrer a priori des formes de revendications qui ne se recoupent pas toujours. De plus, le wokisme est souvent vu comme une idéologie portée par une « minorité bruyante ». Le problème, c’est qu’on ne trouve pas de telle minorité derrière la décision de réécriture de Roald Dahl. Aucun séminaire universitaire, nulle pétition d’association de personnes en surpoids, et encore moins de manifestation gauchiste. La maison d’édition et la société Netflix, devenue depuis peu propriétaire de la Roald Dahl Story Company, portent seules la responsabilité de ce choix.

Une idéologie aux contours flous, censée être minoritaire, serait parvenue, sans le concours d’aucun porte-parole ou militant, à infléchir un grand groupe éditorial soutenu par une multinationale du streaming. Une telle accusation, dans un autre domaine que la morale, serait rapidement taxée de complotiste. Il existe toutefois une autre explication, bien plus pragmatique, qui nous est donnée par la première réécriture de Roald Dahl par lui-même.

La vie pas très woke de Roald Dahl

La version originale de Charlie et la chocolaterie présentait les fameux Oompa-Loompas comme une tribu de pygmée, vivant au plus profond de la jungle, et que Willy Wonka payait en fève de cacao. Des allusions flairant bon « Tintin au Congo ». Sauf que nous ne sommes plus en 1931, mais en 1964, en plein mouvement des droits civiques. Quelques années plus tard, l’auteur se résout à « dé-négriser » son livre en transformant le peuple africain en petites personnes fantastiques. Prise de conscience salutaire ? Le fait que l’auteur profère quelques années plus tard des propos clairement antisémites (il affirme qu’il existe probablement un trait de caractère juif qui provoque de l’animosité et que même une ordure comme Hitler n’a pas pu s’en prendre à eux sans raison) doit nous convaincre du contraire.

La morale, gardienne de l’avidité

« Si Dahl nous offense, ne le réimprimons pas », a réagi l’écrivain britannique Philip Pullman. Un commentaire qui a le mérite de recentrer le débat : pourquoi réécrire un auteur aux propos problématiques, quand il existe un tas d’autres textes anciens ou modernes, qui savent nous enchanter ? Parce que c’est avant tout une question de gros sous. Pas le moins du monde woke, Roald Dahl s’est résolu à modifier son œuvre de son vivant pour l’adapter à la société. Il se maintient ainsi depuis des décennies parmi les auteurs pour enfant à succès, tandis que d’autres ont disparu du devant de la scène en raison d’un style désuet ou de tournures racistes.

Ne nous trompons pas de cible.

On réécrit une œuvre parce que c’est rentable de le faire. La morale ici est secondaire. Notre système capitaliste démontre ainsi une fois de plus la facilité avec laquelle il absorbe et retourne des idéologies qui s’en prennent initialement à lui, comme la contre-culture et l’écologie. La défense de la littérature est légitime. Mais contrairement à ce qu’a affirmé un certain nombre d’éditeurs en défense de Roald Dahl, ce n’est pas la morale qui abêtit la littérature, mais sa commercialisation à outrance, la concentration des éditeurs, des distributeurs et des grands groupes actifs dans le divertissement, qui réduisent le choix éditorial à disposition des lecteurs.

Le grand gagnant de cette polémique, c’est bien sûr la multinationale Netflix, qui s’est assurée à peu de frais d’un sacré coup de projecteur sur l’œuvre qu’elle vient de racheter, tout en sortant indemne de la polémique. Il est curieux de constater que le wokisme provoque aujourd’hui plus d’indignation que la prédation capitaliste.

 

Crédit Photo: solarisgirl, https://www.flickr.com/photos/sanmitrakale/

Texte paru à l’origine dans le média en ligne “Bon pour la tête”, le 7 avril 2023.

 

C’était déjà mieux avant

Une étrange inquiétude hante notre époque et tourmente les cœurs chagrins : le déclin moral et culturel de notre société. « C’était mieux avant ! » entonne le septuagénaire, devant son banc recouvert de détritus. « C’était mieux avant ! » twitte l’ancien socialiste, condamnant la dernière action d’un collectif pour le climat. Et certains dimanches, plongés dans les albums de notre enfance, saisis d’une indicible nostalgie, nous serions presque tentés de leur donner raison.

Les jeunes ne sont-ils vraiment plus ce qu’ils étaient ?

Tour à tour appelée génération j’ai le droit, narcissique, offensée et maintenant woke, la jeunesse semble concentrer sur elle tout le ressentiment et les récriminations des générations précédentes. Le problème, c’est que c’était déjà mieux avant.

Il y a cinquante ans, bien avant les réseaux sociaux et l’éducation positive, des journalistes et essayistes déploraient déjà le prétendu narcissisme des jeunes. Quelques décennies plus tôt, l’essayiste Logan Pearsall Smith disait avec humour : « La dénonciation de la jeunesse est une partie indispensable de l’hygiène des personnes âgées et les aide à maintenir leur circulation sanguine » [i]. On peut remonter ainsi jusqu’à l’antiquité. Dans son « art poétique », Horace disait du vieillard qu’il fait l’éloge du temps où il était enfant et qu’il ne cesse de critiquer et reprendre les jeunes[ii].

Nostalgie et biais de rétrospection.

Autrement dit, les détracteurs de la jeunesse d’aujourd’hui sont donc souvent les sales gamins d’hier qui ont oublié leurs propres bêtises. La psychologie cognitive nous aide à mieux comprendre ce phénomène. Je mets ici en garde contre les analyses s’intéressant à des phénomènes sociaux uniquement à l’aide de grille psychologique – tendance qui prend de l’ampleur à la faveur de la pandémie et de la montée du complotisme. Les biais cognitifs doivent plutôt être pensés comme une détermination parmi d’autres – sociales et culturelles pour citer les plus importantes. Sur le sujet qui nous intéresse, l’idée est la suivante : notre cerveau se concentre davantage sur les informations d’actualité négatives, ce qu’on appelle biais de négativité. De plus, il se souvient davantage des expériences positives du passé que des négatives – ce que les psychologues nomment « Rosy retrospection ». Or, il s’avère que ce dernier biais est plus marqué chez les personnes âgées. Pour résumer, l’être humain a une tendance naturelle, qui augmente avec l’âge, à retenir le négatif du présent et le positif du passé. 

Déclinisme contre futurophilie.

Vectrice d’impuissance et d’inaction, la théorie du déclin pourrait bien finir par prescrire ce qu’elle déplore, comme une prophétie autoréalisatrice. Car le désinvestissement du présent a un coût. L’emprise destructrice de l’hubris humain sur la planète n’est pas hypothétique, mais une réalité déjà là. Le défi contemporain n’est pas le déclin moral et culturel de notre temps, mais la destruction avérée de notre planète, et avec elle de l’humanité.

Paradoxalement, les théories du déclin s’accompagnent d’une fascination très actuelle pour les promesses futuristes. Le corps devient un nouveau chantier technologique. Les transhumanistes rêvent d’augmenter indéfiniment les capacités humaines. La mort même semble pouvoir s’effacer devant l’hubris des technophiles de la Silicon Valley. Alors que notre planète brûle, des milliardaires se lancent à grands frais dans la conquête spatiale, rêvant de coloniser d’autres planètes. Et, contrairement à la théorie du déclin, la question de la finitude et des pertes présentes ou à venir est absente. Les conséquences de nos actions ne sont jamais interrogées puisque demain apportera la solution.

La scène rabougrie de notre présent

Nous voilà donc enfermé entre deux récits. Le premier se tient dans le prolongement d’un passé idéalisé tandis que le second contemple un futur radieux qui n’a pas encore commencé. Comme si nous oscillions sans cesse entre inquiétude et confiance aveugle, nostalgie et exaltation. La conséquence est le triste désinvestissement de notre présent, et la condamnation a priori des luttes actuelles menées par les jeunes, qui s’investissent comme jamais dans des combats politiques, écologiques, artistiques.

« Nous avons besoin de nouveaux récits. Nous avons besoin de nous raconter des histoires qui rendent désirables le futur qu’il nous faut à présent construire » annonçait tout récemment un collectif de jeunes diplômés de polytechnique[iii]. On ne saurait mieux dire. L’avenir, c’est ce que nous faisons maintenant, collectivement. Nous ferions bien d’écouter les jeunes plutôt que de les accuser de maux qu’ils n’ont pas provoqués.

 

Illustration: Dave Rook, 1969 Dodge Coronet Super Bee – 2010 NSRA Nostalgia Drags

[i] Logan Pearsall Smith , Afterthoughts (1931) “Age and Death”

[ii] Horace, art poétique, v. 173-174

[iii] Collectif d’étudiants de polytechnique, Vidéo disponible dans l’article de Marina Fabre Soundron, « Polytechnique, Sciences Po, AgroParisTech : comment la remise des diplômes, vitrine des grandes écoles, est devenue politique », Novethic, 17 juin 2022, www.novethic.fr, (lien trouvé dans l’article d’Evelyne Pieiller intitulé imaginaires de l’avenir, dans le monde diplomatique de février 2023)

 

Et l’homme inventa le clitoris

Dans un ouvrage posthume paru en 1559, l’anatomiste italien Realdo Colombo revendiqua la découverte du clitoris, à qui il donna le pompeux nom d’« amour de Vénus ». Cette annonce fut prise très au sérieux et généra une longue polémique à propos de la paternité de cette trouvaille. Ce qui peut nous surprendre aujourd’hui, c’est que personne ne remit en question la possibilité même de découvrir un organe déjà connu – et éprouvé – par la moitié de l’humanité.

Le microcosme et le macrocosme

Il faut replacer cet épisode dans le contexte de l’avènement de l’anatomie durant le  « grand XVIe siècle », qui commence en 1492 avec la découverte, par un autre Colombo, de l’Amérique. Et rappeler que notre regard porté sur le corps est historiquement situé et diffère grandement des conceptions de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Pendant des siècles une vision unitaire et indivisible du corps a prévalu , centrée sur la circulation des humeurs. Un corps par ailleurs considéré comme un univers en miniature, microcosme reproduisant en son sein les éléments du monde sensible. Pas étonnant dès lors que les découvertes anatomiques coïncident avec les grandes expéditions maritimes. Car tandis que Christophe Colomb et ses pairs profitent des innovations dans la navigation pour découvrir le monde, les anatomistes partent à la recherche des vérités du corps dans la nouvelle pratique de la dissection, élevée au rang d’art et de science. Apparues discrètement à la fin du 13e siècle, les dissections deviennent progressivement le moyen privilégié par lequel les médecins sondent les vérités du corps humain. Et qui dit nouvelle méthode, dit nouveaux résultats. L’essor de l’anatomie scientifique permet de développer une conception segmentaire du corps, centrée autour des organes, de leur localisation et de leur fonction. Étendu sur la table de dissection, le cadavre encore chaud du condamné à mort est comme un territoire que le scalpel et le regard de l’anatomiste découvrent, arpentent et cartographient. En ce sens, il n’est pas si étonnant que cette révolution conduise à la découverte du clitoris : le scalpel et le regard s’allient pour délimiter un organe et sa fonction : procurer du plaisir.

 

© Karen Knorr, The Order of Things, https://karenknorr.com

Colombo contre Colombo

Impossible d’ignorer la date de 1492. Tout élève l’a gravée dans la mémoire, en prévision d’interro surprise. Elle correspond au grand voyage d’un autre Colombo – ou Christophe Colomb, et sa dévouverte de l’Amérique. Le problème, c’est que le navigateur n’a, à proprement parlé, rien découvert. Les Vikings ont, en effet, accosté sur le continent cinq cents ans avant lui. D’ailleurs, Christophe Colomb a cru toute sa vie avoir tracé une nouvelle voie maritime vers l’Asie. Son importance a été amplifiée par une historiographie soucieuse de raconter le destin exceptionnel des marins européens. Comme si les peuples colonisés n’avaient pas de passé ’et qu’ils attendaient patiemment d’être « découverts » pour entrer dans l’histoire. Une découverte qui pour eux a été synonyme d’exactions, esclavage et déportation. Tout se passe comme si le génie maritime de quelques-uns pouvait excuser le génocide des Arawaks.

De même, Realdo Colombo n’a pas découvert le clitoris, un organe décrit depuis l’Antiquité déjà. Cette découverte s’inscrit dans un mouvement plus large d’un savoir médical masculin qui a confisqué puis combattu un savoir et une expertise longtemps détenus par les femmes sur leur corps, leur sexualité et leur santé. L’essor des traités médicaux grâce à l’imprimerie avantage de fait le savoir médical au détriment du savoir oral des femmes – à qui on n’apprenait généralement pas à lire. Cette confiscation s’est associée à une répression parfois féroce. On estime que de nombreux procès en sorcellerie concernaient des femmes exerçant illégalement la médecine.

Le clitoris comme emblème des luttes féministes.

À peine découvert, le clitoris, symbolisant pour les femmes le découplage entre plaisir et reproduction, a longtemps été tabou et réprimé, que ce soit anatomiquement par la pratique de l’excision, ou symboliquement à travers toutes ces théories visant à promouvoir le vagin sur le clitoris, le rôle de mère sur celui de femme, la procréation sur la jouissance. Aujourd’hui, le clitoris est devenu un symbole des luttes féministes pour se réapproprier leur corps et leur plaisir. Realdo Colombo se retourne-t-il dans sa tombe ?

Bibliographie : Rafael Mandressi, Le regard de l’anatomiste, 2003, Seuil ; Katharina Park, 2009, Les presses du réel.

 

 

Désormais, « La Fabrique du corps humain » est également le titre d’un roman.

Mes réflexions sur le corps s’enrichissent d’un regard porté par la fiction, à travers mon premier roman édité par Olivier Morattel. À la fois théâtre d’anatomie et théâtre des passions humaines, La Fabrique du corps humain est un véritable roman des corps. Le corps comme objet d’étude et de savoir. Le corps dépositaire des angoisses de l’homme contemporain. Et le corps modelé, traversé et parfois détruit par les exigences prédatrices du capitalisme sauvage.

Ce livre est à découvrir dans toutes les librairies francophones. S’il n’est pas dans les rayons, votre libraire peut facilement le commander en mentionnant les données suivantes :

Auteur : Jérémie André
Titre : La Fabrique du corps humain
ISBN : 978-2-9562349-6-8
Distributeur pour la Suisse (SERVIDIS)
Distributeur pour la France, la Belgique et le Canada (SOFIADIS)

Politique migratoire : le traumatisme de trop

Alireza avait 18 ans. Il avait fui l’Afghanistan et l’Iran. Il avait survécu à de terribles violences en Grèce. C’est finalement la politique d’asile menée par la Suisse qui a eu raison de sa volonté de vivre. Le 30 novembre dernier, quelques jours après avoir reçu la confirmation de son renvoi en Grèce par le Tribunal Administratif Fédéral (TAF), Alireza s’est jeté dans les eaux glacées du Rhône.

Le traumatisme de trop

Le jeune migrant souffrait d’un état de stress post-traumatique, un trouble mental qui touche de nombreux demandeurs d’asile. Ces derniers ont fui la guerre ou la famine, les persécutions religieuses, sociétales ou politiques. Durant le parcours migratoire, la plupart ont été confrontés à la violence et certains ont assisté au meurtre ou au décès tragique de compagnons d’infortune. Des scènes qui pour certain resteront gravées à vie et qui hanteront leur sommeil. Savent-ils qu’un autre périple potentiellement traumatique les attend une fois arrivés en Suisse ?

Ils ont été en prison et se retrouvent derrière des fils de fer barbelés. Ils ont fui le service militaire obligatoire et sont logés dans des casernes. Ils ont été torturés et subissent des entretiens très confrontant de plusieurs heures en compagnie d’inconnus. Ils ont subi les décisions arbitraires de gouvernements corrompus et une administration démocratique leur adresse une décision de renvoi incompréhensible qui est pour eux comme une condamnation à mort. Pour ces êtres humains comme pour Alireza, notre politique d’asile répressive et dissuasive agit parfois comme le traumatisme de trop.

Le traumatisme, la tache aveugle de la politique migratoire

Bien que très prévalent parmi la population migrante, le vécu de violence passe fréquemment inaperçu. Car le traumatisme ne s’exprime souvent pas par des mots, mais à travers des symptômes, des cauchemars, des hallucinations, des angoisses et parfois des conduites addictives et automutilatoires. Une symptomatologie très lourde qui peut cependant s’amender transitoirement quand les stimuli confrontant du passé sont mis à distance. Cela peut donner aux autorités fédérales la fausse image de bonne santé ou faire planer le doute d’une simulation. Dans le cas d’Alireza, sa bonne intégration, sa motivation, son investissement dans les études ont peut-être joué contre lui. C’est de toute évidence pour cette raison que le TAF a estimé qu’il ne remplissait pas les « considérations humanitaires impérieuses » qui auraient justifié une décision d’annuler son renvoi.

Le médecin, grain de sable dans la politique de l’asile suisse

Une douloureuse question demeure : pourquoi les juges ont-ils ignoré le rapport médical alarmant des médecins informant de la vulnérabilité de ce patient et des risques de passage à l’acte ? Dans d’autres domaines, comme les assurances sociales, le monde professionnel, la justice civile et pénale et même l’armée, les certificats des professionnels de la santé sont la plupart du temps considérés sérieusement.

Face au micro de la RTS, la porte-parole du Secrétariat d’État aux Migrations (SEM) a indiqué que le risque suicidaire n’infléchissait en général pas les décisions, sans quoi aucun renvoi ne pourrait être effectué. Un argument glaçant démontrant que les motivations du SEM sont d’ordre politique : exécuter les renvois, de manière anonyme, en tenant à distance la souffrance et cachant leur responsabilité derrière la froideur des chiffres, des statistiques et des lois. Et c’est sans doute pour cela que l’administration de l’asile reste aussi allergique au travail des médecins. Ces derniers sont les témoins des conséquences de la politique d’asile répressive. Ils donnent un nom et un visage aux victimes. Leur éthique médicale et leurs valeurs humanistes sont des remèdes à l’indifférence et à la déshumanisation.

Alors que nous savons depuis le 20e siècle que les pires atrocités sont parfois commises dans l’obéissance aveugle et le respect des règles, il est salutaire d’écouter les grains de sable que sont les médecins, les soignants et toutes les personnes qui accompagnent les demandeurs d’asile.

 

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Les informations factuelles de cet article ont été reprises dans les articles des journaux Le Temps, Le Courrier et la RTS. Les réflexions développées ici doivent beaucoup au colloque récemment organisé par l’association Médecin Action Santé Migrant·es à Lausanne.

Les caisses-maladie low cost : un poison prescrit par la concurrence.

Refuser des nouveaux patients affiliés à la caisse-maladie Assura, c’est le choix fait à contrecœur par certains médecins généralistes du canton de Neuchâtel, submergés par les tracasseries administratives de de l’assureur. Dans le contexte de pénurie de médecins, cette décision inattendue est évidemment désastreuse pour les patients. Elle est malheureusement la conséquence d’une collaboration devenue de plus en plus difficile avec certaines caisses-maladie qui, pour des raisons concurrentielles, se profilent dans un modèle low cost, au détriment des patients les plus vulnérables, des médecins généralistes et du système de santé dans son ensemble.

Concurrence ou sélections des bons risques ?

La LAMal (loi sur l’assurance maladie) consacre le principe de concurrence entre les caisses-maladie, censée promouvoir l’innovation et la réduction des coûts. Étant donné que les assureurs fournissent exactement le même service (contrôle des factures et remboursement des coûts), leur marge de manœuvre est très restreinte. Les principales interventions des caisses-maladie consistent à attirer les patients jeunes et en bonne santé, ce que l’on appelle sélection des bons risques. Elles n’hésitent pas à investir plus de cent millions de francs par années dans des campagnes marketing – sur le dos des assurés. Ces campagnes peuvent prendre la forme de publicité ou de promotion de la santé déguisée. Ainsi, quand une assurance incite ses clients à se rendre au fitness, elle ne fait qu’attirer les patients déjà sportifs et en bonne santé.

Un coûteux renoncement aux soins

D’autres caisses-maladie sélectionnent les bons risques à travers un modèle bas de gamme. En échange de primes sensiblement plus basses, elles offrent un service minimal. L’assuré avance lui-même les frais médicaux et de pharmacie et se fait rembourser une fois la franchise atteinte. Malheureusement, les patients en bonne santé ne sont pas les seuls à être attirés par ces primes basses. L’augmentation continue des primes maladies poussent de nombreux ménages des classes moyennes et populaires à opter pour ces assurances, que ce soit pour des raisons économiques ou par méconnaissance du système de santé.

Pour ces patients la frontière entre responsabilité et renoncement aux soins est très floue. En 2016, plus d’un quart des patients en suisse a déclaré avoir renoncé à consulter un médecin pour des raisons financières. Ces renoncements sont coûteux pour le système de santé, puisque les maladies mal traitées finissent en général par générer davantage de coûts par la suite. Les intérêts des assurances ne coïncident pas toujours avec celui des patients et du système de santé.

Un système de santé qui creuse les inégalités

Cela fait des années que les primes d’assurance augmentent et pèsent de plus en plus dans l’économie des ménages. Dans une société où les déterminants de la santé sont inégalement répartis – l’exposition au sucre et aux graisses, à la fumée, à l’alcool et au stress dépend entre autres de facteurs socio-économiques –, et où le financement des soins est l’un des plus inégalitaires dans le monde, nous risquons de voir s’agrandir une discrimination dans l’accès aux soins.

Contrôler ou harceler ?

La vérification des factures par les assureurs est un moyen de lutter contre les prestations non indiquées et la surmédicalisation. Un contrôle efficace et ciblé demande toutefois un personnel formé, des médecins conseil, et toute la structure administrative permettant de rendre des réponses rapides, et d’ouvrir un dialogue avec les médecins sur les cas limites. Ce n’est assurément pas le cas pour les assurances dont il est question. De nombreux médecins relèvent les difficultés à entrer en contact, l’opacité de certaines décisions, la réception de très nombreuses demandes de justifications chronophages – y compris pour des soins de bases – et une intransigeance dans les demandes de remboursements des soins qui se situent dans la zone grise existant entre médicaments indiqués dans le traitement de maladies spécifiques et ceux inscrits dans le catalogue de prestations remboursées. Soigner un patient atteint d’une maladie chronique affilié à une de ces caisses peut devenir un véritable chemin de croix, pour le médecin et le malade. Tout se passe comme si les assurances low cost tendaient à se décharger d’une partie de leurs prérogatives de gestion et de contrôle sur les médecins eux-mêmes.

Pas suffisamment de médecins généralistes et trop de caisses-maladie ?

En considérant le médecin comme un problème et un coût plutôt qu’une partie de la solution, les assurances s’enferment dans une impasse. Car les médecins généralistes sont des acteurs essentiels de notre système de santé, rendus encore plus indispensables par l’épidémie de maladies chroniques à laquelle nous faisons face. Leur expérience et leur formation en font des alternatives à de coûteuses consultations chez des spécialistes (inutile d’aller chez un ophtalmologue pour un œil rouge), permettent de désengorger les services d’urgences et d’éviter des hospitalisations. La relation nouée avec les patients sur le long terme fait du médecin de premier recours l’interlocuteur de choix pour les questions de prévention, promotion de la santé, vaccination et discussion de l’indication aux nombreux examens inutiles que notre société allergique au risque encourage. Notre système de santé souffre du manque de médecins. Peut-être que le moment est venu de réaliser qu’il souffre également de la pléthore de caisses-maladie ?

 

Image par ar130405 de Pixabay

 

Un avortement de confort… pour qui ?

C’est une petite phrase cueillie dans le commentaire d’un article en ligne : « Je suis contre les avortements de confort, du genre je fais la fête, je m’en fous de tout, et après je vais me faire avorter »[i]. À croire ce lecteur, certaines femmes se feraient avorter comme d’autres se font vomir après une bonne cuite. Le commentaire est écœurant et méprise toute la souffrance physique et psychologique endurée par les femmes concernées. Il illustre par contre une idée partagée par beaucoup d’hommes : les grossesses non désirées trahiraient toujours une part d’irresponsabilité féminine. Curieusement, l’homme n’est jamais taxé d’irresponsable. Comme si l’absence d’utérus était un parfait alibi.

L’insoutenable légèreté de la contraception masculine

L’homme est pourtant doté de tout ce qu’il faut pour user des moyens de contraceptions. Curieusement, cette dernière reste encore une prérogative féminine (pilule, stérilet, dérivatifs hormonaux). Ce sont les femmes qui doivent assumer les coûts des différentes méthodes, leur prise régulière et les effets indésirables, allant des simples céphalées aux embolies pulmonaires potentiellement mortelles. En comparaison, les méthodes de contraceptions masculines sont généralement bon marché et grevées de très peu d’effets indésirables, y compris la vasectomie.

Certains hommes participent avec bonne volonté aux efforts de contraception, d’autres avec un peu plus de légèreté. Car quand la méthode échoue – aucune n’est fiable à 100% – l’homme peut toujours s’appuyer sur la femme pour prendre la pilule du lendemain. Bien sûr, l’amant peut se montrer solidaire, l’accompagner à la pharmacie, chez le gynécologue, l’écouter et la soutenir dans sa décision, mais ce sera toujours un choix. Son corps et sa position sociale ne l’obligent en rien. La femme, elle, n’a pas de choix. Elle ne peut pas dire à l’homme : « c’est ton sperme, t’avais qu’à pas faire le con, garde l’enfant et occupe-t’en ! ».

De géniteur à juge

S’il se soustrait à son devoir de géniteur, l’homme continue à prendre une place prépondérante dans les débats sur l’avortement. Surreprésenté dans les milieux politiques et judiciaires, il tente dans plusieurs pays de restreindre le droit des femmes à disposer de leurs corps. Et dans l’anonymat d’internet, beaucoup se laissent aller avec courage aux diatribes contre l’avortement de confort.

Alors, dites-moi un peu qui est irresponsable !

 

[i] https://www.lematin.ch/comment/233080407897

Un embryon tout seul, ça n’existe pas.

L’embryologie suscite un regain d’intérêt outre-Atlantique, surtout de la part d’une partie de la population qu’on croyait un peu fâchée avec la science. Ces hommes et ces femmes ouvrent les manuels d’embryologie comme ils ouvrent leur bible, cherchant dans les lignes une révélation divine : le stade du développement à partir duquel l’embryon pourrait se voir accorder un droit à la vie. Mais il ne faut pas se leurrer : l’agenda est davantage politique que scientifique. L’objectif est de valider des lois toujours plus restrictives à l’encontre des femmes. En 2021, soit un an avant l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade, le gouverneur conservateur du Texas signait une loi interdisant tout avortement à partir du moment où une activité cardiaque est perceptible, ce qui correspond à environ 6 semaines. Bien des femmes ignorent être enceintes à ce moment, surtout quand la grossesse n’est pas désirée. Et pourquoi le gouverneur n’a-t-il pas choisi le délai de 24 semaines, qui correspond aux premières activités cérébrales organisées du fœtus ? L’être humain ne se distingue-t-il pas davantage par sa pensée complexe que par les battements de son cœur ? Cet exemple illustre bien comment les conservateurs placent le débat dans le domaine des émotions et de la morale plutôt que dans celui de la réflexion scientifique. Cela leur permet de court-circuiter tous les arguments provenant de la médecine et de la santé publique.

 

Un bébé tout seul, ça n’existe pas

La biologie les rejoint cependant sur un point. L’embryon vit. Il est constitué de cellules qui puisent dans leur environnement de quoi alimenter les nombreuses réactions métaboliques qu’elles abritent et qui leur permettent de se diviser et de se différencier. Il ne viendrait à personne l’idée de confondre un embryon avec un minéral ou avec une branche de sapin. Mais cette vie est conditionnée par la perfusion constante de nutriments et d’oxygène à travers le système placentaire. Elle ne tient qu’à celle de la mère. Que celle-ci tombe malade et c’est la survie même du fœtus qui est menacée. Quand le cordon est sectionné à la naissance, l’enfant n’en reste pas moins dépendant de ses parents.

Et de son environnement, il le sera à vie.

« Un bébé tout seul, ça n’existe pas », disait le célèbre pédiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott. Il voulait par-là montrer l’importance, pour le développement de l’enfant, des relations précoces avec sa mère et son environnement. Quelques années plus tôt, durant la seconde guerre mondiale, le psychiatre René Spitz observait dans des orphelinats surpeuplés ce qu’il appellera par la suite “hospitalisme”. Des enfants nourris et soignés convenablement peuvent développer de graves retards mentaux s’ils sont privés d’interactions humaines chaleureuses. La Vie est importante, mais l’environnement dans lequel elle advient l’est tout autant. Curieusement, les mouvements pro-Life appartiennent souvent à des franges politiques suprémacistes, défendant le port d’arme, opposées à toute mesure sociale et environnementale. L’important est que le fœtus naisse. Peu importe si c’est dans la misère ou le malheur, dans un monde en guerre, sur une planète bientôt rendue inhabitable par l’écocide et le réchauffement climatique.

 

L’avortement : une question de santé publique

En défendant la Vie avec un grand V, les pro-Life dessinent un adversaire bien commode :  l’Avortement avec un grand A, qui serait le reflet de l’égoïsme des femmes et leur mépris pour la vie. Pourtant, l’avortement n’est pas une idée ou une cause. L’avortement est une nécessité concrète à laquelle personne ne se résout facilement, mais que presque aucune femme ne regrette après cinq ans, comme l’a montré récemment une étude[i].

L’interdiction de l’avortement fera revivre aux femmes l’enfer qui précédait la légalisation de l’avortement : devoir choisir entre subir une grossesse non-désirée ou risquer de se faire mutiler, tuer ou emprisonner en avortant dans de mauvaises conditions. Un récent éditorial du Lancet[ii] le dit sans ambages : la révocation de l’arrêt Roe v. Wade va tuer des gens. Chaque année, 33 millions de femmes dans le monde subissent des avortements dans de mauvaises conditions, une contribution importante à la mortalité maternelle. L’article nous rappelle les disparités en termes de classe et d’origine ethnique de l’avortement aux États-Unis : celles qui ont le plus de grossesses non désirées sont les femmes pauvres, issues de la communauté afro-américaine. Elles ont à la fois le moins accès aux moyens de contraception et à l’avortement. Très justement, l’éditorial rappelle que ce problème a besoin de solutions, pas d’interdictions. Il propose alors l’amélioration de l’accès aux moyens de contraception, à l’éducation sexuelle ainsi l’amélioration des conditions socio-économiques des femmes.

 

Une curieuse morale.

La situation américaine nous montre qu’il est possible de chérir la Vie et de tout faire pour pourrir celle des femmes. Un embryon tout seul, ça n’existe pas. Les femmes seules, par contre, oui. Et la révocation de l’arrêt Roe v. Wade va contribuer à les isoler davantage.

 

Illustration : Léonard de Vinci : études sur l’utérus.

 

[i] Corinne H. Rocca, Goleen Samari, Diana G. Foster, Heather Gould, Katrina Kimport, Emotions and decision rightness over five years following an abortion: An examination of decision difficulty and abortion stigma,Social Science & Medicine, Volume 248, 2020,

[ii] Why Roe v. Wade must be defended, The Lancet, editorial, 14.05.2022, volume 399, issue 10338

Les féministes et leur nombril : cinquante ans d’une rhétorique conservatrice.

La grève féministe du 14 juin dernier n’a pas manqué de faire réagir la présidente des femmes UDC romandes : « Le drapeau des néo-féministes serait bien davantage révélateur de leur état d’esprit et de leurs préoccupations s’il arborait un nombril plutôt qu’un poing levé » [i]. Autrement dit, les militantes féministes actuelles ne se préoccuperaient que de leur petite personne. Une rhétorique presque aussi vieille que les luttes féministes, que j’examine ici sous l’angle du narcissisme et du genre.

Une nostalgie pour le « vrai » féminisme

Remontons un peu en arrière. Il y a un quart de siècle, la journaliste Ginia Bellafante écrit dans le Times un article au titre évocateur : « Feminism : It’s all about me ! ». Le chapeau de l’article ne laisse pas vraiment de doute sur la nature de ses sentiments envers les féministes de son époque : « Want to know what today’s chic young feminist thinkers care about ? Theirs bodies, Themselves ! »[ii]. L’article vise essentiellement les pseudoféministes de son époque, plus intéressées selon elle par leur propre corps que par la cause féminine, contrairement aux vraies militantes des années 60 et 70, qui auraient su transformer ce qui relevait de la vie privée des femmes en affaire politique.

Il y a un demi-siècle, en effet, une puissante vague féministe déferle sur la société occidentale et réclame le droit pour les femmes de disposer de leur corps, exige une véritable politique menée contre les violences domestiques et le viol, et remet en question les normes sociales et culturelles de la société patriarcale.

Et pourtant, ces revendications – qu’on peut difficilement qualifier d’égoïstes aujourd’hui – déchaînent alors une réaction conservatrice sans précédent, qui dépeint la féministe en hystérique, gouine, garçonne, mal-baisée… et narcissique. Ces réactions vont parvenir à associer à la féministe des caricatures qui auront la vie longue : l’images de la féministe brûlant un soutien-gorge (jamais avérée), ou celle de la féministe égoïste et superficielle, qui ne se préoccupe que de sa “présence sexuelle” au bureau [iii] contribueront à donner au qualificatif « féministe » un parfum de scandale.

À vrai dire, à chaque fois que les femmes se sont levées pour défendre leurs droits, il s’est trouvé des voix pour les accuser d’être les fossoyeuses de la famille, de l’amour et de la patrie, Sainte Trinité des antiféministes.

Portrait de la féministe en narcissique

Il vaut la peine de s’arrêter sur le prétendu narcissisme des féministes. Dans mon précédent article, je montrais comment le narcissisme, à ses origines, avait été étroitement associé à la femme, et comment ce diagnostic trahissait à la fois le regard objectivant de l’homme sur le corps des femmes ainsi que les normes sociales et culturelles d’une société patriarcale. Or, ce sont justement ces normes que remettent en question les féministes de la seconde vague.

Dans « La femme mystifiée » [iv], Betty Friedan déplore le reflux de la condition féminine après les avancées du début du siècle. Les femmes ont certes le droit de voter, étudier et travailler ; mais dans les faits, elles ne fréquentent les universités et les bureaux que le temps de trouver un mari. La journaliste et les féministes d’alors mettent en cause l’omniprésence dans la société des injonctions à être une bonne mère, une belle épouse et une ménagère exemplaire ; la stigmatisation des femmes qui choisissent une autre voie ; l’objectivation du corps des femmes dans la culture, l’espace public et les médias de masse.

Autrement dit, les inégalités vécues par les femmes ne sont pas uniquement provoquées par un manque d’accès aux postes à responsabilité, mais également par le fait de « vivre sa vie privée sous la surveillance d’idéaux sociaux et culturels oppressifs », pour citer Imogen Tyler, sociologue britannique qui s’est penchée sur la question qui nous intéresse [v].

La boîte à outils réactionnaire

En luttant contre les normes sociales et culturelles d’une société patriarcale, en s’attaquant à l’objectivation du corps des femmes, les féministes de la seconde vague s’en prennent frontalement aux fondements du prétendu narcissisme féminin. Les accuser de narcissisme relève donc à la fois du paradoxe et de la malhonnêteté intellectuelle.

Mais Il faut plutôt concevoir ces accusations comme une rhétorique qui a depuis lors fait son entrée dans la boîte à outils réactionnaire, aux côtés de l’hystérie. Ces diagnostics sont ressortis à chaque fois que des revendications sociales ou sociétales sont soulevées dans la communauté. Ils sont par ailleurs très complémentaires : l’hystérie – parodiée comme une gesticulation émotive sans effet – permet de montrer l’inanité des revendications, tandis que le narcissisme – vu comme un synonyme d’égoïsme – est associé à la mise en péril du reste de la société. L’inanité et la mise en péril font partie, à côté de l’effet pervers, de la triade de la rhétorique réactionnaire analysée par Albert Hirschman[vi]. L’avantage de la psychologisation des luttes est qu’elle permet de se passer d’un débat de fond. En concentrant immédiatement le débat sur le messager, on évite de devoir répondre du message.

L’exemple américain

Dans son article, la présidente des femmes UDC romandes estime que la poursuite des manifestations est un aveu d’échec : si les manifestations depuis 2019 avaient eu un quelconque effet, il n’y aurait pas eu besoin de les répéter. Un regard sur le passé nous montre que c’est au contraire au travers de luttes répétées et obstinées que les droits des femmes ont été obtenus. Et la triste actualité américaine nous confirme que ces luttes sont loin d’être gagnées face à des conservateurs prêts à sacrifier le corps des femmes pour une vision dépassée de la société.

 

Crédit photo : Gustave Deghilage, grève féministe du 14 juin 2020, Place de la Riponne. https://www.flickr.com/people/degust/

 

[i] https://blogs.letemps.ch/lucie-rochat/2022/06/13/le-neo-feminisme-ou-le-nombrilisme-porte-en-projet-politique/

[ii] Ginia Bellafante, article du Time paru le 29 juin 1998

[iii] Tom Wolfe, The me Decade and the third great awakening, https://nymag.com/news/features/45938/

[iv] Betty Friedan, la femme mystifiée, page 20

[v] Imogen Tyler, Who put the me in narcissisme, 2005, feminist theory

[vi] Albert O.Hirschman, deux siècles de rhétorique réactionnaire, 1991, Fayard, Paris