La musique pour faire taire l’écho des bombes

Karim Wasfi, violoncelliste égypto-irakien, tient une série de concerts à Mossoul, ancien fief de Daech, pour aider les habitants à se réconcilier entre eux et avec leur passé. L’avant-dernier a lieu aujourd’hui, 2ème jour de l’Aïd. Pour la Geneva Peacebuilding Platform, qui l’a invité à Genève il y a trois ans, la musique est un vecteur universel de paix.

A Mossoul, dans le nord de l’Iraq, une vingtaine de musiciens jouent devant les ruines de la mosquée An Nouri, passée à funeste histoire après qu’Al-Baghdadi y eut proclamé le califat, le 29 juin 2014, premier jour du mois de ramadan. Karim Wasfi, célèbre violoncelliste égypto-irakien, donne le la à son orchestre. C’était samedi et dimanche derniers. La mosquée An Nouri est presque entièrement détruite – tout comme Daech, dont Mossoul a été libéré il y a près de deux ans -, mais cette année une paisible mélodie résonne dans les nuits ramadanesques. Et ce soir, pour marquer le 2ème jour de l’Aïd, les musiciens vont donner un autre concert dans la partie orientale de la ville, au lieu-dit la Forêt.

Ce sera le 9ème concert d’une série de dix (le dernier aura lieu demain), tenus dans les deux parties de Mossoul « surtout la partie occidentale, la plus détruite, qui ne s’est toujours pas relevée malgré les 520 millions USD promis par la communauté internationale », précise Karim Wasfi, joint par WhatsApp à Mossoul. « Ces concerts sont un message d’interdépendance et connectivité entre les êtres humains, venant des musulmans. Du temps de Daech la musique était haram [péché] et les musiciens ont été complètement délaissés. Mais auparavant non plus, il n’y a jamais eu d’orchestre rassemblant des musiciens des deux parties de la ville, même pendant le ramadan et l’Aïd. Je suis originaire de Mossoul, même si je suis né en Egypte, c’était donc très symbolique d’y retourner pour défier la radicalisation par l’intelligence et la culture. »

Karim Wasfi

Contribuer à la déradicalisation

Le violoncelliste affirme contribuer à la déradicalisation par la musique, en s’attaquant au trouble du stress post-traumatique. « Mon plan Marshall pour Mossoul est holistique. Je veux engager simultanément l’éducation, la connaissance, la connectivité avec le monde extérieur et une approche thérapeutique par la musique et les arts – en incluant les musiciens, le public, la société, la communauté, les futurs leaders et les femmes », détaille-t-il.

La première fois que Karim Wasfi a joué à Mossoul, c’était en 2017, avant la libération de la ville, sur les lieux mêmes où une bombe venait d’exploser: « C’était presque un acte de résistance, comme pour dire: on ne nous laissera pas prendre notre histoire et notre musique ! », nous confie Achim Wennmann, coordinateur exécutif de la Geneva Peacebuilding Platform, qui a invité le violoncelliste à Genève le 21 septembre 2016, à l’occasion de la journée mondiale de la paix.

« La musique et  les musiciens sont des bâtisseurs de paix très importants. Une fois, nous avons invité un violoniste de Corée du Sud, Hyung joon Won, qui essayait d’organiser un concert avec une cantatrice de Corée du Nord. Et il vient d’y parvenir, en Chine. La musique est un vecteur que tout le monde peut entendre, car elle transcende les langues. Elle réveille des émotions et des énergies que les mots ne peuvent pas transmettre. Elle est utilisée très souvent pour bâtir des ponts entre les peuples et les personnes divisées, l’exemple le plus connu étant l’orchestre de Daniel Barenboim, qui réunit des Israéliens et des Palestiniens.»

Ruines de la mosquée An Nouri

« La musique interreligieuse a été très bien accueillie »

« Ce jour-là Mossoul n’était pas encore libéré, se souvient Karim Wasfi, faisant référence au même épisode. J’ai joué au milieu de la rue. Les habitants étaient très touchés de voir qu’on s’intéressait à eux pas seulement pour livrer de la nourriture. Cela les faisait sentir très civilisés. La ville a été accusée de se rendre partiellement à la radicalisation, mais ce n’était pas vrai, même si avant Daech elle a été sous pression d’Al-Qaïda. C’est une ville conservatrice, mais pas radicalisée. »

Il tient à préciser que ses deux plus grands concerts ont été financés par USAID [l’agende américaine de coopération au développement] et qu’ils ont été suivis par des ateliers et des séminaires. Son autre initiative consiste à reconstruire les églises et les cathédrales de la ville. « Je veux redonner aux gens l’espoir de coexister pour qu’un jour les musulmans reconstruisent des églises et les chrétiens et les musulmans, ensemble, des synagogues. » Dans cette approche interreligieuse, les répertoires de ses concerts ramadanesques comportaient de vieilles musiques juives et chrétiennes tombées dans l’oubli, « qui ont été naturellement bien accueillies par le public, affirme-t-il. Nous n’avons ressenti aucune résistance, au contraire, nous avons réussi à reconnecter les gens avec leur histoire. Nos concerts font aussi une large place à l’improvisation pour redonner confiance aux musiciens.»

 

 

 

Concert du week-end passé

La Cité de la musique de Genève, « une opportunité unique de promouvoir la musique et la paix »

Car, affirme-t-il, la scène culturelle en Iraq en général, et à Mossoul en particulier, peine à renaître de ses cendres. C’est pour cela qu’il mise sur la société civile et sa fondation, Peace through Arts, pour créer un changement de paradigme qui semble porter ses fruits : « maintenant les gens veulent un conservatoire, une académie, une clinique de thérapie par la musique….»  Son rêve est d’amener des musiciens à Genève pour jouer avec des musiciens suisses ou réfugiés du monde entier.

Une idée qui semble séduire Achim Wennmann qui, avec la Geneva Peacebuilding Platform, co-organise la Geneva Peace Week (la prochaine aura lieu du 4 au 8 novembre) : une initiative où la plupart des institutions internationales, mais aussi les acteurs locaux, organisent des évènements qui touchent à la paix et qui attire de plus en plus de monde, affirme-t-il.

« En tant que Genève internationale, nous avons une opportunité de promouvoir la musique et la paix unique en Europe, peut-être même dans le monde, avec la création de la Cité de la musique», tient-il à ajouter. Un projet en cours de réalisation, qui devrait être terminé en 2024, comportant un auditorium de près de 2’000 personnes et regroupant les conservatoires dispersés à travers la ville. « Sur la place des Nations, on a la possibilité d’augmenter encore plus le symbole de la musique pour la paix. Ce sera le développement de la plus grande maison philarmonique d’Europe. Dans beaucoup de pays les musiciens sont des bâtisseurs de paix, même s’ils ne sont pas forcément perçus comme tels. Il faut beaucoup d’énergie pour reconstruire la fabrique sociale d’un pays et par la Cité de la musique, Genève peut y contribuer », conclut-il.

La poussière du monde se lève jusqu’à Genève

Photo: AMIC Band © Isolda Agazzi

Poussière du monde est le plus petit festival de l’été genevois. Le plus attachant aussi. Cette année, en plus des musiques et danses du monde par des artistes affirmés, il propose de jeunes talents locaux, dont des requérants d’asile érythréens. Une initiative dans l’esprit du temps.

C’est une yourte mongole posée dans le Parc Bernasconi, au pied de la colline où, forcément, coule une rivière. Ou plutôt deux yourtes, car il y en a une kirghize aussi, en peu en retrait et qui fait office de loge des artistes. Cette année, ce campement nomade suspendu entre deux mondes s’est enrichi d’une tente caïdale, venue du Maroc pour accueillir la partie « off » de Poussière du monde. Au son du chant des oiseaux, dans un décor paisible et bucolique, pimenté par les effluves de la cuisine indienne, de jeunes musiciens font leurs premières armes. La preuve qu’en 15 ans, le petit festival est devenu grand.

Grand en taille car, dans l’esprit, le festival le plus inspiré de la ville a toujours été grand. « Après 30 ans sur les routes, nous avons décidé de nous arrêter à Genève et de proposer des danses et musiques du monde. Nous avions les contacts et nous connaissions les musiques…. Lors de notre premier voyage en Inde, en 1971, on nous a volé tous nos disques – Jimi Hendrix, les Stones, les Beatles – et nous avons dû nous mettre à la musique locale ! » S’amuse Tina Perret-Gentil, une grande dame aux longues tresses, toujours habillée à l’indienne, qui vous dévisage d’un large sourire et des yeux bleus encore pétillants de la poussière d’étoiles qui brille sur les chemins du monde. A 23 ans, avec son mari Michel, elle se lance sur les routes de l’Inde. De retour à Genève, le couple tombe sous le charme d’un spectacle de marionnettes et décide de partir au Rajastan apprendre l’art des kathpuli. « Il y avait plein de gens qui cherchaient des gurus, mais moi, il ne faut pas m’en parler, j’ai mes racines ! » s’exclame cette Grisonne qui, avec Michel, a parcouru l’Europe en long et en large, à bord d’un car postal, pour donner des spectacles de marionnettes indiennes, mais aussi sur les mystères de Noël »

Ham Awa, musiques afghanes © Gennaro Scotti

Des concerts par des réfugiés

Cette année, la yourte traditionnelle à l’intérieur orange, aux tapis épais, poufs et sièges bas, est flanquée d’une tente caïdale,  utilisée notamment par les berbères du désert marocain pour se protéger des tempêtes de sable. « Par ces concerts de fin d’après-midi nous voulons promouvoir des groupes locaux et de jeunes talents inconnus, nous explique Sébastien Lacroix, un Haut-Savoyard qu’on prendrait volontiers pour un Afghan, tant il est impliqué dans la culture afghane et indienne et joue du dilruba et du sitar comme s’il descendait des montagnes du Panchir. On voulait montrer que parmi les migrants ou requérants d’asile on peut trouver des talents artistiques et que cela peut apporter quelque chose à tout le monde. Cela rentre dans la mission de Poussière du monde, qui est de rapprocher les gens. C’est ainsi que nous avons découvert l’Association des médiatrices interculturelles (AMIC). »

Une approche bien dans l’air du temps, dirons-nous, puisque lors de la prochaine fête de la musique de Genève, les Ateliers d’Ethnomusicologie vont présenter un concert de Refugees for Refugees, un groupe de réfugiés de Syrie, Iraq, Afghanistan, Pakistan et Tibet promu par l’association bruxelloise Musiekpublique.

L’AMIC est nichée au cœur des Grottes, à Genève. Melete Solomon, la co-fondatrice, nous reçoit entourée d’une douzaine de garçons et de filles originaires d’Erythrée, le pays dont proviennent la plupart des requérants d’asile en Suisse. «Moi-même Erythréenne, arrivée à leur âge, je me rappelle les difficultés de la traversée et de l’intégration. C’est pour cela que nous avons décidé de créer cette association, il y a cinq ans, avec des femmes réfugiées venues d’ailleurs, nous raconte-t-elle. Le tigrinya est très différent du français, donc nous avons commencé par des cours d’initiation au français, du soutien scolaire, des activités sportives et récemment nous nous sommes lancés aussi dans l’art, avec la musique et le théâtre. On monte des pièces pour parler du pays d’origine, de l’intégration, de pratiques culturelles nocives comme l’excision. »

AMIC Band © Gennaro Scotti

De jeunes Erythréens menacés d’expulsion

La plupart des jeunes sont des requérants d’asile, dont beaucoup au bénéfice de permis provisoires et donc, depuis l’entrée en vigueur des nouvelles directives, l’année passée, menacés d’expulsion. Quelques uns ont obtenu l’asile, d’autres ont reçu des réponses négatives. Ils ont entre 17 et 22 ans. La plupart sont ici depuis deux à quatre ans. Ils ont fui le pays seuls ou avec des amis de leur âge, ont échoué dans l’enfer libyen, ont traversé la Méditerranée et se retrouvent à Genève souvent seuls. Ils sont partis pour échapper à la perspective du service militaire à durée indéterminée – et dans des conditions inhumaines – qui incombe à tout jeune de 17 ans, garçon ou fille. Ils dénoncent le manque de libertés et d’opportunités professionnelles. Ils habitent dans des foyers ou des familles, certains chez un proche. A leur arrivée, ils intègrent des classes d’accueil  pour apprendre le français, ensuite pour la plupart des classes d’insertion professionnelle.

« On fait tellement d’efforts pour apprendre le français et aller à l’école, mais on ne sait toujours pas si on peut rester, ou si on va devoir partir et quand, c’est très déstabilisant… », se désole une fille. Une autre responsable de l’association AMIC renchérit : « De toute façon ils ne prévoient pas de rentrer en Erythrée. S’ils sont renvoyés ils vont tourner en rond en Europe. En arrivant ici, ils pensent que leur situation va se stabiliser, mais leur demande d’asile reste en suspens pendant très longtemps. A 14 – 15 ans ils ont tout perdu pour arriver en Suisse et quand ils commencent à se stabiliser, à parler la langue, on leur dit qu’ils doivent partir. Pour un jeune, c’est horrible ! »

Alors, en ce lumineux après-midi de juin, ils oublient tout. Un garçon joue du krare, un autre l’accompagne au synthétiseur. Des garçons et des filles, vêtus d’habits traditionnels, improvisent une danse, pieds nus. Dans le public des gens du cru, confortablement installés sous la tente caïdale, et quelques autres jeunes Erythréens, les regardent en battant le rythme. Ils se lèvent et se mettent à danser. Pendant quelques instants au moins, la poussière du monde sera retombée sur leurs pas.