Photo: AMIC Band © Isolda Agazzi
Poussière du monde est le plus petit festival de l’été genevois. Le plus attachant aussi. Cette année, en plus des musiques et danses du monde par des artistes affirmés, il propose de jeunes talents locaux, dont des requérants d’asile érythréens. Une initiative dans l’esprit du temps.
C’est une yourte mongole posée dans le Parc Bernasconi, au pied de la colline où, forcément, coule une rivière. Ou plutôt deux yourtes, car il y en a une kirghize aussi, en peu en retrait et qui fait office de loge des artistes. Cette année, ce campement nomade suspendu entre deux mondes s’est enrichi d’une tente caïdale, venue du Maroc pour accueillir la partie « off » de Poussière du monde. Au son du chant des oiseaux, dans un décor paisible et bucolique, pimenté par les effluves de la cuisine indienne, de jeunes musiciens font leurs premières armes. La preuve qu’en 15 ans, le petit festival est devenu grand.
Grand en taille car, dans l’esprit, le festival le plus inspiré de la ville a toujours été grand. « Après 30 ans sur les routes, nous avons décidé de nous arrêter à Genève et de proposer des danses et musiques du monde. Nous avions les contacts et nous connaissions les musiques…. Lors de notre premier voyage en Inde, en 1971, on nous a volé tous nos disques – Jimi Hendrix, les Stones, les Beatles – et nous avons dû nous mettre à la musique locale ! » S’amuse Tina Perret-Gentil, une grande dame aux longues tresses, toujours habillée à l’indienne, qui vous dévisage d’un large sourire et des yeux bleus encore pétillants de la poussière d’étoiles qui brille sur les chemins du monde. A 23 ans, avec son mari Michel, elle se lance sur les routes de l’Inde. De retour à Genève, le couple tombe sous le charme d’un spectacle de marionnettes et décide de partir au Rajastan apprendre l’art des kathpuli. « Il y avait plein de gens qui cherchaient des gurus, mais moi, il ne faut pas m’en parler, j’ai mes racines ! » s’exclame cette Grisonne qui, avec Michel, a parcouru l’Europe en long et en large, à bord d’un car postal, pour donner des spectacles de marionnettes indiennes, mais aussi sur les mystères de Noël »
Des concerts par des réfugiés
Cette année, la yourte traditionnelle à l’intérieur orange, aux tapis épais, poufs et sièges bas, est flanquée d’une tente caïdale, utilisée notamment par les berbères du désert marocain pour se protéger des tempêtes de sable. « Par ces concerts de fin d’après-midi nous voulons promouvoir des groupes locaux et de jeunes talents inconnus, nous explique Sébastien Lacroix, un Haut-Savoyard qu’on prendrait volontiers pour un Afghan, tant il est impliqué dans la culture afghane et indienne et joue du dilruba et du sitar comme s’il descendait des montagnes du Panchir. On voulait montrer que parmi les migrants ou requérants d’asile on peut trouver des talents artistiques et que cela peut apporter quelque chose à tout le monde. Cela rentre dans la mission de Poussière du monde, qui est de rapprocher les gens. C’est ainsi que nous avons découvert l’Association des médiatrices interculturelles (AMIC). »
Une approche bien dans l’air du temps, dirons-nous, puisque lors de la prochaine fête de la musique de Genève, les Ateliers d’Ethnomusicologie vont présenter un concert de Refugees for Refugees, un groupe de réfugiés de Syrie, Iraq, Afghanistan, Pakistan et Tibet promu par l’association bruxelloise Musiekpublique.
L’AMIC est nichée au cœur des Grottes, à Genève. Melete Solomon, la co-fondatrice, nous reçoit entourée d’une douzaine de garçons et de filles originaires d’Erythrée, le pays dont proviennent la plupart des requérants d’asile en Suisse. «Moi-même Erythréenne, arrivée à leur âge, je me rappelle les difficultés de la traversée et de l’intégration. C’est pour cela que nous avons décidé de créer cette association, il y a cinq ans, avec des femmes réfugiées venues d’ailleurs, nous raconte-t-elle. Le tigrinya est très différent du français, donc nous avons commencé par des cours d’initiation au français, du soutien scolaire, des activités sportives et récemment nous nous sommes lancés aussi dans l’art, avec la musique et le théâtre. On monte des pièces pour parler du pays d’origine, de l’intégration, de pratiques culturelles nocives comme l’excision. »
De jeunes Erythréens menacés d’expulsion
La plupart des jeunes sont des requérants d’asile, dont beaucoup au bénéfice de permis provisoires et donc, depuis l’entrée en vigueur des nouvelles directives, l’année passée, menacés d’expulsion. Quelques uns ont obtenu l’asile, d’autres ont reçu des réponses négatives. Ils ont entre 17 et 22 ans. La plupart sont ici depuis deux à quatre ans. Ils ont fui le pays seuls ou avec des amis de leur âge, ont échoué dans l’enfer libyen, ont traversé la Méditerranée et se retrouvent à Genève souvent seuls. Ils sont partis pour échapper à la perspective du service militaire à durée indéterminée – et dans des conditions inhumaines – qui incombe à tout jeune de 17 ans, garçon ou fille. Ils dénoncent le manque de libertés et d’opportunités professionnelles. Ils habitent dans des foyers ou des familles, certains chez un proche. A leur arrivée, ils intègrent des classes d’accueil pour apprendre le français, ensuite pour la plupart des classes d’insertion professionnelle.
« On fait tellement d’efforts pour apprendre le français et aller à l’école, mais on ne sait toujours pas si on peut rester, ou si on va devoir partir et quand, c’est très déstabilisant… », se désole une fille. Une autre responsable de l’association AMIC renchérit : « De toute façon ils ne prévoient pas de rentrer en Erythrée. S’ils sont renvoyés ils vont tourner en rond en Europe. En arrivant ici, ils pensent que leur situation va se stabiliser, mais leur demande d’asile reste en suspens pendant très longtemps. A 14 – 15 ans ils ont tout perdu pour arriver en Suisse et quand ils commencent à se stabiliser, à parler la langue, on leur dit qu’ils doivent partir. Pour un jeune, c’est horrible ! »
Alors, en ce lumineux après-midi de juin, ils oublient tout. Un garçon joue du krare, un autre l’accompagne au synthétiseur. Des garçons et des filles, vêtus d’habits traditionnels, improvisent une danse, pieds nus. Dans le public des gens du cru, confortablement installés sous la tente caïdale, et quelques autres jeunes Erythréens, les regardent en battant le rythme. Ils se lèvent et se mettent à danser. Pendant quelques instants au moins, la poussière du monde sera retombée sur leurs pas.