Première plainte contre la Suisse devant un tribunal arbitral

Une entité juridique basée aux Seychelles reproche à la Suisse un acte législatif vieux de 30 ans, qui interdit de revendre temporairement des immeubles non agricoles. Cette plainte, qui montre que la Suisse n’est pas à l’abri de l’arbitrage international, est une occasion en or pour rééquilibrer les accords de protection des investissements en faveur des pays d’accueil – qui étaient jusqu’à présent surtout des pays en développement

Tôt ou tard, cela devait arriver. Pour la première fois de son histoire, la Suisse fait l’objet d’une plainte devant le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), le tribunal arbitral de la Banque mondial qui statue sur les différends liés aux accords de protection des investissements. Ironie du sort, c’est un paradis tropical qui pourrait mener la Suisse en enfer: une entité juridique domiciliée aux Seychelles et contrôlée par un citoyen helvétique, qui prétend agir au nom de trois Italiens qui auraient essuyé des pertes en raison d’un arrêté fédéral urgent de 1989, qui interdit de revendre des immeubles non agricoles pendant cinq ans. Un document tellement vieux qu’on ne le trouve même pas sur internet… Le plaignant se base sur l’accord de protection des investissements (API) Suisse – Hongrie et réclame 300 millions de CHF de dédommagement. Sans surprise la Suisse conteste tout en bloc.

37 plaintes d’entreprises suisses contre des Etats

Aussi loufoque que paraisse cette affaire, elle montre que la Suisse n’est pas à l’abri de ce mécanisme décrié de l’arbitrage international, qui permet à un investisseur étranger de porter plainte contre l’Etat hôte – mais pas l’inverse – si ce dernier adopte une nouvelle réglementation pour protéger l’environnement, la santé, les droits des travailleurs, ou l’intérêt public.

Jusqu’à présent, Berne avait réussi l’exploit presque unique au monde d’y échapper, alors que 37 plaintes d’entreprises suisses (ou prétendument telles) ont été recensées à ce jour par la CNUCED. La dernière en date concerne Chevron contre les Philippines, sur la base du traité de protection des investissements Suisse – Philippines. Un cas sur lequel on ne sait presque rien, si ce n’est qu’il porte sur un gisement de gaz offshore. Chevron, entreprise suisse ? A priori, pas vraiment, mais la multinationale américaine a dû faire du «treaty-shopping » comme on dit dans le jargon, trouver que l’API Suisse – Philippines servait le mieux ses intérêts et réussir à se  faire passer pour une entreprise helvétique. Ce alors même qu’elle est empêtré dans des affaires judiciaires en Equateur depuis des décennies pour avoir pollué l’Amazonie.

Supprimer l’ISDS

Cela fait des années qu’Alliance Sud demande à la Suisse de rééquilibrer les accords de protection des investissements avec les pays d’accueil (115 à ce jour, exclusivement des pays en développement) afin de mieux garantir leurs droits. Dernièrement, l’Afrique du Sud, la Bolivie, l’Equateur, l’Inde, l’Indonésie et Malte ont dénoncé les leurs et veulent en renégocier de plus équilibrés, voire n’en veulent plus du tout. L’élément le plus contesté est précisément ce mécanisme de justice privée par voie d’arbitrage (ISDS) qui prévoit que l’investisseur choisit un arbitre, l’Etat accusé un autre et les deux se mettent d’accord sur un troisième. Trois juges qui peuvent condamner l’Etat à payer des compensations pouvant se chiffrer en centaines de millions de dollars. Alliance Sud demande de renoncer complètement à l’ISDS ou, au pire, de l’utiliser seulement en dernier ressort, après avoir épuisé les voies de recours internes.

Les Etats devraient pouvoir déposer une contre-plainte pour violation des droits humains

Si les accords de protection des investissements ne protègent que les droits des investisseurs étrangers, une première brèche en faveur du droit à la santé a été ouverte par la sentence de Philip Morris contre l’Uruguay (juillet 2016), qui a débouté le fabricant suisse de cigarettes sur toute la ligne. Une deuxième lueur d’espoir a jailli fin 2016, lorsqu’un tribunal arbitral a donné tort à Urbaser, une entreprise espagnole gérant la fourniture d’eau à Buenos Aires et qui avait fait faillite après la crise financière de 2001 – 2002. Les arbitres ont affirmé qu’un investisseur doit respecter les droits humains aussi. Pour la première fois, ils ont aussi accepté le principe de la « contre-plainte » de l’Argentine contre Urbaser pour violation du droit à l’eau de la population… sauf finir par statuer que, sur le fond, Urbaser n’avait pas violé le droit à l’eau( !). Ils ont considéré que la contre-plainte était recevable car l’accord de protection des investissements (API) Argentine – Espagne permet aux «deux parties» de porter plainte en cas de différend.

Secouer le cocotier

Ce n’est malheureusement pas le cas des API suisses, qui permettent seulement à l’investisseur de porter plainte et non aux deux parties[1]. La mise à jour des accords en cours, ou la négociation de nouveaux, est l’occasion d’introduire cette modification. Celle-ci reste cependant modeste puisque la plainte initiale est seulement du ressort de l’investisseur : des victimes de violation du droit à l’eau, à la santé, ou des droits syndicaux ne peuvent pas porter plainte contre des multinationales étrangères en premier. Ils ne peuvent, dans le meilleur des cas, que répondre à la leur.

Maintenant qu’un investisseur des Seychelles a secoué le cocotier, et quelle que soit l’issue de cette plainte, nous espérons que la Suisse fera des efforts sérieux pour rééquilibrer ses accords d’investissement. Désormais, c’est clairement dans son intérêt aussi.

 

[1] Cf. par exemple l’art. 10.2 de l’API avec la Géorgie, le plus récent API suisse.

Malgré la répression des Ouighours, la Suisse entretient des relations privilégiées avec la Chine

Photo: Rebiya Kadeer à Berne, 23 novembre 2010

La Suisse a été l’un des premiers  – et des rares – pays occidentaux à conclure un accord de libre-échange avec la Chine. Ceci lui confère une responsabilité particulière, alors que l’ONU vient de dénoncer l’internement d’un million de musulmans dans des camps de rééducation au Xinjiang.

Kashagar, Urumqi… Des villes mythiques sur la route de la soie, des noms qui ont fait rêver des générations entières de voyageurs, dont l’auteure de ces lignes lorsqu’elle sillonnait la Chine en 1990, une année à peine après le massacre de Tiananmen. Elles se trouvent au Xinjiang, une province à l’extrême ouest de la Chine, peuplée par la minorité musulmane des Ouighours.  On rejoint d’ailleurs Kashgar par la vertigineuse Karakorum Highway, l’une des routes les plus hautes du monde, qui relie le Pakistan à la Chine. Et l’ambiance y est complètement différente que dans le reste du pays, peuplé majoritairement par les Han: les souks bariolés, les mosquées, les effluves d’épices et les couvre-chefs typiques nous rappellent qu’on est bien en Asie centrale.

Ou plutôt, l’ambiance y était très différente, car l’uniformisation est en marche. En marche forcée même, comme l’a confirmé officiellement, à Genève, le Comité sur l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU: un million d’Ouighours et d’autres minorités musulmanes y croupissent dans des « camps politiques d’endoctrinement ». Autrement dit, au nom de la lutte contre l’extrémisme religieux et pour « maintenir la stabilité sociale », la Chine a fait de la région autonome du Xinjiang un camp d’internement de masse, une zone de non droit, où des gens sont emprisonnés simplement parce qu’ils sont musulmans. Si les témoignages sur ces camps de rééducation – au programme : lavage du cerveau, obligation de manger du cochon et de boire de l’alcool, tortures et disparitions forcées – défrayaient la chronique depuis quelques mois, aujourd’hui leur existence ne fait plus de doute.

Cela ne nous étonne pas vraiment, même si le degré d’horreur frôle l’inimaginable…. En 2010, Alliance Sud et les autres ONG de la Plateforme Chine, avaient invité à Berne Rebiya Kadeer, alors présidente du Congrès ouighour mondial. C’était peu avant le lancement des négociations de l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine. La célèbre militante des droits humains, nominée plusieurs fois pour le Prix Nobel de la paix, avait demandé – comme nous – que des clauses sur les droits humains soient insérées dans l’accord de libre-échange et qu’une étude d’impact soit réalisée pour s’assurer que ledit accord ne viole pas les droits des minorités, notamment. On pense par exemple aux déplacements forcés de population ou aux produits fabriqués dans des camps de travail et susceptibles d’être importés en Suisse à des conditions préférentielles, en vertu de l’accord de libre-échange. Harry Wu, un autre célèbre militant, aujourd’hui décédé, que nous avions aussi invité en Suisse, affirmait que, sur le marché mondial, de nombreux produits chinois proviennent de plus de 1’000 camps de travail forcé, où croupissent entre trois et cinq millions de personnes.

Finalement, nos revendications sont restées lettre morte. La Suisse a conclu les négociations avec la Chine en trois ans – un record ! Mais le mot « droits humains » ne figure pas une seule fois dans le texte. Certes, il y a bien un accord parallèle sur les droits du travail, mais il n’est pas exécutoire, c’est-à-dire qu’une violation éventuelle de ces droits par l’une ou l’autre partie ne peut pas faire l’objet de sanctions, contrairement aux autres parties de l’accord.

Malgré ces lacunes, la Suisse a été le deuxième pays occidental à signer un accord de libre-échange avec la Chine, après la Nouvelle-Zélande. Depuis, l’Australie et l’Islande ont suivi. L’Union européenne semble avoir abandonné les négociations. Il faut dire que dans ses accords de libre-échange elle est plus regardante sur les droits humains que la Suisse.

Au vu de ses relations commerciales privilégiées avec Pékin, Berne devrait soulever la question de la violation des droits de la minorité ouighour et s’assurer qu’aucun produit importé en Suisse ne provient de ces camps de rééducation.  Faute de quoi, elle devrait suspendre l’accord de libre-échange.

Développement durable: la Suisse a encore du pain sur la planche

Photo: ODD 16, paix et justice © Semine Lykke

Le 17 juillet, la Suisse va présenter à l’ONU son (maigre) rapport sur la mise en œuvre de l’Agenda 2030. Dans un rapport parallèle beaucoup plus substantiel, la Plateforme Agenda 2030 de la société civile critique le manque d’ambition de la Suisse et ses lacunes en matière de développement durable.

« Pour la société civile, le rapport de la Suisse est très décevant! Il ne fait que 24 pages, alors que les directives mêmes de l’ONU en prévoient 50! », s’exclame Eva Schmassmann d’Alliance Sud, présidente de la Plateforme Agenda 2030. Ce collectif de 40 ONG issues des horizons les plus variés avait convoqué la presse à Berne pour présenter son propre rapport parallèle, beaucoup plus long et consistant que celui du  Conseil fédéral.

Entrée en vigueur en 2015, l’Agenda 2030 de l’ONU contient 17 Objectifs de développement durable (ODD), assortis de 169 sous-objectifs, qui doivent être atteints jusqu’en 2030. Il fait suite aux huit Objectifs du millénaire,  mais contrairement à ces derniers, qui visaient essentiellement la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement, il englobe les trois dimensions de la durabilité – économique, sociale et environnementale – et s’adresse à tous les pays, aussi bien en développement qu’industrialisés. Les ODD, qui vont de la lutte contre la pauvreté à la préservation des ressources naturelles, en passant par la lutte contre les inégalités et l’avènement de sociétés pacifiques, sont universels et interdépendants car ils doivent être atteints en même temps – un pays ne peut pas choisir ceux qui lui conviennent le mieux. Ceci suppose un changement radical de paradigme – par exemple dans les modes de production et de consommation – et fait de la politique intérieure une affaire de politique extérieure, car les décisions prises en Suisse ont une influence sur les autres pays, à commencer par les plus pauvres.

Mesurer toute la politique de la Suisse à l’aune de la cohérence

« L’Agenda 2030 prévoit que le rapport national soit transparent et inclusif. Or le rapport suisse est très insuffisant par rapport à ces critères”, continue Eva Schmassmann. Pourtant la Confédération a interrogé la société civile l’année passée, ce qui a donné lieu à un rapport qui ne sera pas présenté à New York, même s’il a fini par être publié après moultes pressions. » Ce rapport exaustif a été rédigé par une quarantaine d’unités interdépartementales de la Confédération, avec la contributions des cantons, des communes et de la société civile. Mais le Conseiller fédéral Ignazio Cassis, à la tête du Département fédéral des affaires étrangères depuis novembre 2017, l’a jugé trop “de gauche” et a fait couper les parties les plus critiques.

Alliance Sud demande la création d’un bureau des ODD au sein de l’administration fédérale, doté des ressources et compétences nécessaires. Elle réclame aussi que toutes les affaires politiques soient examinées à la lumière de l’Agenda 2030, dans un souci de cohérence. » Un exemple ? L’ODD 16.4 prévoit de réduire nettement les flux financiers illicites, qui font perdre aux pays en développement 200 milliards USD par an. « Or la Suisse gère 30% des fortunes étrangères du monde. Les privilèges fiscaux qu’elle accorde aux multinationales pour les bénéfices réalisés à l’étranger posent donc problème. Dans le projet de réforme de l’imposition des entreprises, appelé Projet fiscal 17, le Conseil fédéral prévoit certes l’abolition des privilèges fiscaux actuels, mais il dit vouloir les remplacer par des mesures qui aboutiront au même effet», regrette  Eva Schmassmann.

Photo: ODD 8 © Nicki

615’000 pauvres en Suisse

Marianne Hochuli, de Caritas Suisse, met le doigt sur le premier objectif, qui prévoit l’élimination de la pauvreté, partout dans le monde. La Suisse doit aussi faire sa part. Elle est appelée à réduire d’au moins 50% le nombre de pauvres d’ici 2030 – actuellement 615’000 personnes sont touchées par la pauvreté et 1,2 millions risquent de l’être. Car « la division du travail à l’échelle mondiale entraîne la disparition des emplois les moins qualifiés, alors même que ces quinze dernières années les prestations des assurances chômage et invalidité ont tellement diminué que de nombreuses personnes doivent désormais recourir à l’aide sociale », souligne Marianne Hochuli. Caritas Suisse réclame la mise en place d’une stratégie de prévention et réduction de la pauvreté par  la Confédération, les cantons et les communes. Depuis peu, un tel programme national existe, mais en avril 2018 le Conseil fédéral a décidé de réduire drastiquement les moyens financiers à sa disposition. Elle demande aussi d’harmoniser le minimum vital pour l’ensemble de la Suisse et de garantir des opportunités de formation tout au long de la vie.

Regula Bühlmann, de l’Union syndicale suisse, dénonce un écart salarial persistant entre les hommes et les femmes – 17% en 2016 – et réclame la mise en place d’un salaire minimum harmonisé dans tout le pays – la Suisse étant l’un des 11 pays européens sur 35 à ne pas connaître une telle mesure. Quant à la protection des droits des travailleurs, « les licenciements abusifs, antisyndicaux et discriminatoires sont monnaie courante en Suisse. Les dispositions légales en matière de licenciement ne sont conformes ni au droit de l’Organisation internationale du travail (OIT), ni à la Convention européenne des droits de l’homme. » Elle demande, si possible, la régularisation des travailleurs sans papiers, comme l’a fait le canton de Genève, « un modèle pour toute la Suisse ».

Photo: ODD 15 © Jasper

Interdire les investissements dans les infrastructures nocives pour le climat

Quant à l’environnement, “le Conseil fédéral semble reconnaître lui –même que de tous les ODD, le 15 – qui vise à préserver et restaurer les écosystèmes terrestres – est le plus difficile à atteindre”, relève Stella Jegher, de Pro Natura.  La biodiversité continue à diminuer et notre empreinte climatique ne cesse d’augmenter. Alors quoi faire ? « Les déclarations  d’intention ne suffisent pas, souligne-t-elle. Les ONG ont élaboré leur propre plan d’action biodiversité suisse avec des lignes d’action et des indicateurs clairs. Quant à la politique agricole, elle doit opérer un tournant écologique.  Aucun ( !) des objectifs environnementaux fixés par le Conseil fédéral en 2008 n’a été atteint jusqu’ici. » Elle fait aussi remarquer qu’en important du bois, du papier, de l’huile de palme, du soja, de la viande, des poissons marins et de la tourbe, la Suisse porte une lourde responsabilité dans la destruction des forêts équatoriales, des tourbières et d’autres milieux naturels de grande valeur à l’extérieur de ses frontières. « Le levier le plus puissant dont dispose la Suisse pour protéger le climat est l’économie financière. Il convient de l’encadrer par des réglementations efficaces qui prohibent les investissements dans des infrastructures nocives pour le climat et l’environnement », poursuit-elle.

Le 17 juillet, la Conseillère fédérale Doris Leuthard présentera le succinct rapport de la Suisse à l’Assemblée générale à New York, avec 46 autres pays qui se sont portés volontaires. Les ONG ne pourront pas officiellement présenter le leur, mais elles vont le faire connaître.

Passer aux énergies renouvelables peut coûter à un pays très cher

Sur la base du Traité de la charte de l’énergie, des investisseurs étrangers réclament  des sommes astronomiques aux Etats qui décident de passer aux énergies renouvelables. Trois investisseurs suisses n’ont pas hésité à franchir le pas. A ce jour, la Suisse n’a fait l’objet d’aucune plainte, mais elle n’est pas à l’abri. L’extension de ce traité aux pays en développement est très risquée. 

En 2012, le géant suédois de l’énergie Vattenfalls a porté plainte contre l’Allemagne pour sa décision de sortir du nucléaire. Il réclame 4,3 milliards d’euros de dommages plus intérêts à Berlin à cause des profits perdus suite à la fermeture de deux réacteurs nucléaires. En 2009,  Vattenfalls avait déjà porté plainte contre l’Allemagne pour des restrictions environnementales imposées à l’une de ses centrales au charbon près de Hambourg.

En mai 2017, la multinationale britannique Rockhopper a porté plainte contre l’Italie qui avait refusé d’autoriser des explorations pétrolières dans la mer Adriatique. Elle réclame le paiement des 40 à 50 millions USD investis dans l’exploration des gisements pétroliers, plus les 200 à 300 millions de bénéfices hypothétiques qu’elle aurait pu engranger. En 2015, un tribunal arbitral a ordonné à la Mongolie de payer 80 millions USD à l’entreprise minière canadienne Khan Resources, suite à la décision d’Oulaan Bator d’invalider la licence d’exploitation d’une mine d’uranium, en vertu d’une nouvelle loi sur le nucléaire. La Bulgarie, quant à elle, est en train de se défendre contre trois plaintes d’investisseurs autrichiens et tchèques pour sa décision de baisser le prix de l’énergie.

Nombreux pays en développement en voie d’accession

Ce sont quelques-unes des révélations du dernier rapport de Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, deux ONG qui dénoncent les dangers du Traité de la charte de l’énergie (TCE – Energy Charter Treaty). Un traité auquel sont parties une cinquantaine de pays d’Europe et d’Asie centrale, dont la Suisse, et en voie d’accession énormément de pays d’Afrique, Asie, Amérique latine et du Moyen-Orient. A remarquer que l’Italie a dénoncé ce traité il y a deux ans, mais comme un Etat peut être traîné en justice pendant 20 ans encore, elle risque de devoir dédommager Rockhopper quand même. Bref : « Le TCE est un outil puissant aux mains des grandes sociétés pétrolières, gazières et celles du secteur du charbon, leur permettant de dissuader les gouvernements de miser sur la transition vers les énergies propres » dénonce ledit rapport.

Des plaintes jugées dans la plus grande opacité par un tribunal arbitral composé de trois arbitres, selon le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) et sans l’obligation de passer au préalable devant les tribunaux internes. Ce mécanisme avait suscité l’opposition massive de l’opinion publique au traité transatlantique TTIP, mais il reste largement inconnu pour le TCE, alors même que c’est le traité international sur lequel reposent le plus de plaintes : 114 plaintes connues ! Et qui a donné lieu aux dédommagements les plus élevés, à commencer par les 50 milliards USD que la Russie devrait payer à la société Yukos – en suspens pour l’instant car le jugement a été annulé, mais Yukos a fait appel. Ce alors même que la Russie avait signé l’accord, mais ne l’avait jamais ratifié. Depuis elle s’est empressée de le quitter pour de bon. A la fin 2017, les cas en suspens portaient sur 35 milliards USD – plus que le montant nécessaire chaque année à l’Afrique pour s’adapter au changement climatique.

Alpiq contre la Roumanie et deux autres plaintes d’investisseurs suisses

Les investisseurs suisses ne sont pas en reste : En 2017, DMC et autres ont porté plainte contre l’Espagne, mais on ne sait pas grand-chose car l’information n’est pas publique. En 2015, le suisse OperaFund avait aussi porté plainte contre l’Espagne, suite à une série de réformes dans le secteur des énergies renouvelables, y compris une taxe de 7% sur les revenus et une réduction des subventions aux producteurs. Dans 88% des poursuites portant sur les coupes aux subventions aux énergies renouvelables en Espagne, le plaignant est un fonds de placement ou un autre type d’investisseur financier, car le TCE a une définition très large des investisseurs, ouvrant la porte même aux investisseurs dits « boîtes aux lettres »

En 2015 Alpiq a porté plainte contre la Roumanie, après que le gouvernement ait annulé deux contrats de fourniture d’électricité passés avec l’entreprise publique Hidroelectrica, qui avait fait faillite. Alpiq, qui a toutes les peines du monde à vendre ses barrages en Suisse, n’hésite pas à réclamer à la Roumanie 100 millions d’euros de dommages et intérêts.

Si l’Espagne est le pays qui a fait l’objet du plus grand nombre de plaintes (40), suivi par l’Italie (10) – la plupart du temps pour avoir coupé les subventions aux énergies renouvelables – la Suisse, elle n’en a reçu aucune – ni sur la base de ce traité, ni sur la base d’aucun autre, d’ailleurs. Un coup de chance ou le fruit d’une politique délibérée? “La Suisse n’a pas émis de réserves particulières au TCE, donc on ne peut pas exclure à priori qu’elle fasse l’objet d’une plainte, comme n’importe quel autre Etat”, nous répond Felix Imhof du Seco (Secrétariat d’Etat à l’économie), ajoutant cependant que “la possibilité pour les Etats de modifier leur politique énergétique n’est pas remise en cause par le TCE, pour autant que certains principes généraux de droit soient respectés, comme celui de non discrimination.”

Il fait remarquer que la production et distribution d’énergie, Swissgrid [la société nationale responsable du réseau de transport de l’énergie] et les centrales nucléaires sont entre les mains de l’Etat (Confédération et cantons) ou sont régies par une législation spéciale. Il n’y a donc pas d’investissements étrangers dans les centrales nucléaires. “Une filiale d’EDF (Electricité de France) domiciliée en Suisse est, en tant qu’actionnaire d’Alpiq (25%), indirectement impliquée dans des centrales nucléaires, concède cependant Felix Imhof. Alpiq possède 40% de la centrale nucléaire de Gösgen et 32,4% de celle de Leibstadt. Dans ce cas, une plainte sur la base du Traité de la charte de l’énergie ne peut pas être exclue à priori. Mais la protection de l’investissement en droit suisse ne va pas moins loin que celle prévue par le TCE, si bien que nous assumons que d’éventuelles plaintes d’investisseurs étrangers en matière d’énergie nucléaire seraient amenées devant les tribunaux nationaux.”

En attente du jugement de la Cour européenne de justice

Il reste que le fait que la Suisse soit partie au TCE permet aux entreprises suisses d’attaquer des Etats tiers. De surcroît, l’extension de ce traité aux pays en développement est très préoccupante. Ces pays espèrent attirer des investisseurs, surtout dans les énergies renouvelables, mais ils ne sont pas toujours conscients des dangers de ce traité, car les négociations sont menées la plupart du temps par les responsables des ministères de l’Energie et non de l’investissement.

En mars 2018, la Cour européenne de justice a statué que le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) ne s’applique pas aux disputes entre Etats de l’UE car il viole le droit européen. Le Traité sur la charte de l’énergie n’est pas mentionné, mais cela a déjà des implications sur des affaires en cours, dont Vattenfalls contre l’Allemagne, dont le jugement a été repoussé à l’année prochaine – mais il pourrait tomber plus tôt.

 

 

 

 

La Suisse devrait effacer sa dette cubaine

Photo: paysans à Vinales © Isolda Agazzi

Cuba a un besoin urgent de financements, notamment pour moderniser les infrastructures et augmenter la productivité agricole. Mais l’embargo américain l’empêche d’accéder aux institutions financières internationales. Et la Suisse ? Elle campe sur une dette de 47 millions CHF.

Le taxi qui devait nous amener de La Havane à Trinidad est tombé en panne. Rien d’étonnant vu le piteux état de la voiture, une américaine de 1954 repeinte et rafistolée jusqu’à l’os. Mais le propriétaire ne peut pas s’en acheter une autre : avec la rareté de l’offre et des droits de douane de près de 800%, les prix des voitures sont prohibitifs. Après deux heures d’attente, nous finissons par dénicher un autre taxi collectif qui, pour la somme astronomique de 120 CUC (120 CHF) nous amènera à bon port. Sur l’autoroute à quatre voies les voitures sont tellement rares que celle de droite est empruntée par les vélos et les charrettes à cheval. Sous les ponts, à l’abri du soleil, des gens attendent patiemment le passage d’un moyen de transport, quel qu’il soit. « Je ne suis jamais allée à Trinidad, c’est trop cher ! », nous déclare une habitante de La Havane. En effet, 120 CUC, c’est quatre fois le salaire (officiel) mensuel. Le train est en si mauvais état que même les Cubains ne le prennent pas. Quant aux bus touristiques, ils restent à des prix prohibitifs pour les locaux. On l’aura compris : le transport est l’un des principaux problèmes de Cuba.

C’est donc avec une certaine fierté que la française SNCF (Société national des chemins de fer) annonçait début avril avoir obtenu 5,5 millions d’euros de l’Agence française de Développement pour moderniser le réseau ferroviaire cubain. D’où vient l’argent ? De l’effacement presque complet de la dette cubaine de la France. En décembre 2015, Cuba a obtenu une réduction de 80% de sa dette par le Club de Paris, qui regroupe les principaux créanciers. Dont la Suisse, qui a rééchelonné une vieille dette et renoncé à ses intérêts de retard. En 2016 François Hollande a fait un pas supplémentaire en reconvertissant une partie de la dette cubaine envers la France en un fonds de contrepartie, doté de 212 millions d’euros et destiné à financer des projets de développement. Beaucoup d’autres pays ont aussi effacé entièrement ou presque leur dette cubaine.

Pas la Suisse. Cuba lui doit 47,3 millions CHF sur 18 ans, rubis sur ongle. Ce alors même qu’en 1997 Berne annonçait avoir effacé toute sa dette publique bilatérale envers les pays d’Amérique latine et l’avoir remplacée par un fonds de contrepartie.

Marché urbain à La Havane © Isolda Agazzi

Agriculture : le salut par les petits paysans

Certains objecteront que 47,3 millions CHF, ce n’est pas une somme faramineuse… Pour un pays comme Cuba, c’est pourtant relativement important et cela représente quatre ans du budget de la coopération suisse. La DDC soutient notamment la valorisation de la production agricole locale. Car l’alimentation, c’est un autre grand problème à Cuba.

« Regardez ce paysage, comme c’est authentique !» s’exclame notre guide, nous montrant les plaines autour de Vinales, où les paysans labourent les champs à l’aide de charrues tirées par les bœufs. Si les Cubains ont vite compris ce qui charme l’œil du visiteur étranger, cette agriculture est peu motorisée, même dans cette région de l’ouest du pays où pousse le meilleur tabac du monde. Si bien que, malgré des terres abondantes, Cuba importe 80% de la nourriture, qui est rare et donc très chère.

En 2000, Olivier Berthoud a ouvert le premier bureau de la DDC à Cuba. La Suisse s’est  concentrée sur les petits paysans qui, contrairement à ce qui s’était passé en Union Soviétique, n’avaient pas été expropriés par la révolution de 1959. Cependant la  réforme agraire avait promu une agriculture d’Etat industrielle et hautement motorisée pour le marché du bloc soviétique. « A la chute de l’URSS, en 1991, l’agriculture d’Etat s’est effondrée et le secteur des petits  paysans (150’000 familles) a pris une place prépondérante dans la production alimentaire, nous explique le coopérant à la retraite. Mais la commercialisation de la production et l’accès aux intrants étaient et restent contrôlés par l’Etat. Aujourd’hui encore, le potentiel de l’agriculture paysanne n’est de loin pas exploité entièrement, principalement pour des considérations idéologiques, car on veut freiner le risque d’enrichissement des paysans et des intermédiaires.» Un producteur de tabac de Vinales nous expliquait en effet devoir vendre 90% de sa production à l’Etat.

Mural à La Havane. Le Vénézuéla de Hugo Chavez était le principal fournisseur de pétrole à Cuba © Isolda Agazzi

Investissements étrangers très dirigés

Aujourd’hui, Cuba cherche à attirer les investisseurs étrangers. La Chambre de commerce Suisse – Cuba compte une cinquantaine de membres, dont 80% font déjà du commerce avec l’île, même si les relations commerciales bilatérales sont très modestes : en 2017, la Suisse a importé pour 38 mio CHF et exporté pour 21 mio. Mais les investissements suisses sur place sont presque inexistants, à l’exception notable de Nestlé. Plusieurs entrepreneurs suisses sont en train d’évaluer la possibilité d’investir dans le tourisme et l’agriculture. « Il y a trois ou quatre ans, avec la nouvelle approche amorcée par Barack Obama, il y a eu beaucoup d’enthousiasme, mais les Cubains ont leurs propres plans. Cuba est peut-être le seul pays au monde qui a développé des lignes directrices pour les investissements étrangers et si vous n’y rentrez pas, vous avez moins de chances de succès », nous explique Andreas Winkler, le directeur

En effet, dans le catalogue d’opportunités publié en avril 2018, le gouvernement cubain montre qu’ils a les idées très claires: les investissements étrangers doivent servir à la substitution des importations, la création d’emplois, le transfert de technologies et de savoir – faire et l’introduction de nouvelles méthodes de gestion. Le gouvernement se réserve le droit de fixer un salaire minimum, mais les travailleurs vont toucher plus – sans la possibilité de faire grève, ajouterons-nous, puisqu’elle est interdite de fait, si ce n’est de jure. Du point de vue de la politique de développement, cela fait du sens, mais quand on y regarde de plus près, on constate que sur 456 opportunités d’investissement, les secteurs les plus sollicités sont les suivants :

Tourisme (hôtels, terrains de golf)                               152

Agroalimentaire                                                                104

Pétrole (pour remplacer le pétrole vénézuélien)       78

Industrie                                                                             33

Secteur pharmaceutique et biotechnologique             15

Construction                                                                       14

Energies renouvelables                                                     13

Autres                                                                                  47

 

Salon de coiffure © Isolda Agazzi

 

Financement étrangers difficiles

Evidemment, l’embargo américain handicape lourdement le développement économique de l’île. Il interdit la plupart des importations et exportations entre les Etats-Unis et Cuba et les voyages des Américains. Il interdit aussi à tout bateau de charger et décharger aux Etats-Unis s’il a fait du commerce avec Cuba pendant les six derniers mois. Cuba estime que cela lui a coûté 753,69 milliards USD depuis 1962. Chaque année, l’ONU vote une résolution à la quasi- unanimité pour le condamner.

“Nous devons normaliser nos relations commerciales avec Cuba. Si nous le faisons, il n’y aura plus de raison de conserver l’embargo”, nous déclare Michael Parmly, représentant des intérêts américains à Cuba de 2005 à 2008. « Dans ce pays l’infrastructure tombe en ruine. Mais qui va moderniser les ports, les routes et la fourniture d’eau potable ? La Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement n’octroient pas de financements à Cuba car elles sont contrôlées par les Etats-Unis et ceux-ci posent leurs conditionnalités. C’est très regrettable. »

Alors quel avenir pour Cuba, qui vient (presque) de tourner la page du castrisme ? «Plusieurs forces sont en concurrence à l’interne, analyse Olivier Berthoud. Bien qu’ils soient en voie de disparition, certains hauts cadres de la vieille garde socialiste freinent encore les réformes économiques de Raul Castro, de même que des bureaucrates de base, qui se sentent directement menacés par ces réformes. L’armée est très puissante car elle contrôle des secteurs clé comme le tourisme et les importations, mais elle pourrait retourner sa veste selon ses intérêts. Les petits entrepreneurs, autorisés depuis quelques années sous de multiples conditions et contraintes, sont en rupture avec le système. Les jeunes, qui n’ont pas vécu la Révolution, partent dès qu’ils le peuvent. Et des intellectuels tentent d’imaginer une sortie qui préserverait les acquis sociaux et la souveraineté nationale, tout en dynamisant l’économie et en démocratisant les institutions.  »

Une chose est sûre : le 1er janvier 2019, Cuba va fêter le 60ème anniversaire de la Révolution. La Suisse pourrait faire un beau geste en effaçant sa dette.


Cet article a d’abord été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud