Là-haut sur la montagne, il n’y avait pas la guerre

Lac de Band-e Amir, Afghanistan @ Louis Meunier

Si haute soit la montagne, de Louis Meunier, est une échappée poétique dans les montagnes d’Asie centrale, pour sillonner des pays dont on parle peu, ou seulement pour en raconter les horreurs – à commencer par l’Afghanistan.  Et qui montre ce qu’il y a de commun à tous les montagnards  

L’auteur – réalisateur français, installé depuis peu dans la région genevoise, s’y glisse, avec une empathie désarmante, dans la peau d’une panthère des neiges, d’une grue cendrée et de personnages plus pittoresques les uns que les autres. A commencer par un Français un peu paumé, parti se battre avec les Kurdes d’Irak pour défendre le Sinjar, la montagne sacrée des Yézidis persécutés par Daech, dans le but de gagner le respect de sa fille.

« Mon livre est une échappée littéraire et philosophique, sans ambition géopolitique, né à partir d’expériences humaines dans des régions qu’on connaît très peu, nous explique Louis Meunier, attablé dans le quartier multiculturel des Pâquis, à Genève. Je fais des films et toutes ces histoires sont inspirées de tournages, de gens que j’ai rencontrés. »

Louis Meunier@ Grégoire Belot

« Dans les Alpes ou le Ladakh, les montagnards se ressemblent »

D’où des nouvelles qui se lisent les yeux écarquillés, comme on regarderait des images couleur sépia de contrées lointaines, mais qui paraissent étonnamment familières. Car pour lui, les montagnards se ressemblent, que ce soit dans les Alpes ou le Ladakh : même esprit rude ; même vie rythmée par le cycle des saisons, qui pousse à s’attacher à la vraie valeur des choses – quand on reçoit une galette à 5’000 m altitude, on apprécie autant la nourriture que celui qui vous l’offre. « Les montagnards sont loin du rouleau compresseur de la civilisation. Je ne juge pas, tout le monde a le droit d’avoir la télévision, mais aujourd’hui la montagne est un refuge contre une société assez inégalitaire, destructrice, sans âme, où l’on atteint les limites de la consommation, dans un capitalisme à outrance qui annihile toute forme de liberté individuelle », lance-t-il.

Louis Meunier@ Laure Chichmanov

Réfugiés obligés de vendre leurs organes

L’idée du prologue, qui se déroule « quelque part dans l’Indou Kouch », est tirée d’une réalisation qu’il a dû arrêter lors la prise de Kaboul par les talibans – des combattants qu’il a visiblement côtoyés, à en juger par l’humanité de la nouvelle narrant la rencontre d’un des leurs et d’un berger. Ou la sensibilité du « Prince de Pigalle », l’histoire d’un Afghan amoureux, échoué à Paris après moultes péripéties. « La vente d’organes est de plus en plus répandue parmi les réfugiés, mais on en parle très peu. Les Afghans sont férus de poésie, ils ressentent beaucoup de douleur à quitter leur terre natale, il y a de la naïveté dans leurs relations amoureuses », confie-t-il.

Ce passionné d’Asie sait de quoi il parle: il a passé dix ans en Afghanistan, où il a travaillé pour une ONG – une aventure racontée dans son premier roman, La Terre des cavaliers – et où il est revenu souvent. Convaincu que l’information est un vecteur de développement et peut faire la différence dans un contexte de crise, il a créé Taimani Communications, une maison de production et agence de communication basée à Kaboul, avec des branches à Amman et à Paris. Celle-ci mène des campagnes sur des sujets variés, qui vont de la vaccination des enfants à l’obtention d’un permis de travail lorsqu’on est un réfugié syrien.

Montagnes d’Afghanistan @ Louis Meunier

Dans le Wakhan, l’un des endroits les plus pauvres du monde

Nomades d’Iran, l’instituteur des monts Zagros – un film sorti en 2020 qui suit la transhumance de deux enfants nomades incapacités d’aller à l’école – lui inspire l’histoire d’un garçonnet du Ladakh destiné à devenir berger, alors que son frère est envoyé au couvent pour apprendre à lire et à écrire. Avec son amie, une grue cendrée estropiée, il veille sur son grand-père qui glisse vers la mort, appréhendée comme la suite naturelle de la vie, avec une sérénité qui se dégage de la plupart des nouvelles.

Il y a aussi des histoires à contrepied de la bien-pensance, tel ce médecin français parti dans le Wakhan, le dernier refuge des Kirghizes d’Afghanistan et l’un des endroits les plus pauvres de la planète, pour vacciner la population. « Dans cette région complètement isolée, où l’espérance de vie des femmes est de 32 ans et les gens se soignent à l’opium, un équilibre fragile s’est créé entre la population – 1’200 âmes -, les troupeaux et les pâturages », commente l’auteur.

A l’heure où la protection de la nature s’impose partout sur la planète, on est médusé par le franc-parler du berger du Pamir dont le troupeau de yacks s’est fait tuer par les loups, et qui peste contre les nouvelles règles qui interdisent d’utiliser son fusil. « Dans le Pamir, beaucoup de chasseurs ont été reconvertis en rangers, ce qui suppose un changement brutal de mode de vie plein de contradictions », explique Louis Meunier.

« Ali veut croire que leurs différences sont autant de raisons de se rejoindre, que les anges ont tissé des fils entre eux, que si haute soit la montagne on peut toujours trouver un chemin vers son sommet… ». En ces temps troublés, l’Afghan amoureux de Pigalle nous offre, comme l’âme de tout ce livre, une élévation bienvenue de l’esprit.


Louis Meunier, Si haute soit la montagne, Calmann-Lévy, 2022

Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine

C’est la mer qui prend l’homme

Mer à Puerto Natales, Pagatonie, Chili © Isolda Agazzi

Luis Sepulveda est à l’honneur du Festival Filmar en America Latina. Un documentaire retrace la vie de cet écrivain chilien militant, qui nous fait voyager avec bonheur d’une mer à l’autre pour amarrer en Patagonie, le seul endroit au monde où il se sentait vraiment chez lui

La mer. C’est peut-être le fil conducteur de l’existence de Luis Sepulveda, l’écrivain chilien décédé le 16 avril du covid dans la région espagnole des Asturies, où il était installé depuis 25 ans. Et dont la vie, romantique et engagée, en fait un personnage de roman à lui tout seul. « Je ne pourrais pas vivre loin de la mer. J’ai grandi au Chili, un pays qui a 5’000 km de côtes, la mer est toujours très proche, c’est une présence constante », déclare-t-il les yeux rivés sur l’horizon. C’est l’ouverture de Luis Sepulveda, l’écrivain du bout du monde, un film de Sylvie Deleule présenté au Festival Filmar en America Latina de Genève – qui cette année a migré sur la toile pour les raisons qu’on sait.

Le bruit des vagues, le murmure de l’océan… « La mer ne t’enferme pas, elle t’invite à embarquer, à changer d’horizon » clame-t-il, avouant qu’il a besoin de bouger tout le temps et qu’il se sent étouffer s’il reste trop longtemps au même endroit.

Trois ans de prison au Chili et l’exil

Justement, le film relate l’histoire d’un homme qui ne tenait pas en place. Par la force des choses. Militant socialiste dès son plus jeune âge, il vit comme une apothéose l’élection de Salvador Allende à la présidence du Chili, le 4 septembre 1970, et aura même l’honneur de faire partie du groupe de sécurité du président jusqu’au coup d’Etat du 11 septembre 1973. Qui le fait vieillir en un jour : « J’avais 21 ans, j’étais jeune, pourtant le soir, au couvre-feu, j’étais devenu adulte », se souvient-il, en référence à la prise du palais de la Moneda par le maréchal Augusto Pinochet et au bain de sang qui s’en est suivi.

Il passera trois ans en prison, où il sera torturé. Condamné à 28 ans de prison supplémentaire, il obtient, grâce à l’intervention d’Amnesty International, la conversion de sa peine en huit ans d’exil et quitte le Chili en 1977. Il passe plusieurs années en Amérique du Sud, où il continue la lutte, fusil ou plume au poing, dont un an chez les Indiens Shuars d’Equateur qui lui inspirera l’un de ses plus grands succès, Le vieux qui lisait des romans d’amour.

Engagement écologique et social

Mais voilà, on sait depuis Renaud que c’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme…  Le vent souffle de nouveau pour l’amener à Hambourg, une ville portuaire, « fenêtre sur le monde » où il travaillera comme journaliste et pour Greenpeace. La mer et l’amour pour une Allemande, dont il divorcera dix ans plus tard pour se remarier… avec sa première femme, une poétesse chilienne.

Bien qu’installé en Espagne, il reviendra régulièrement au Chili, dont il recouvre en 2017 la nationalité perdue sous la dictature. C’est une relation d’amour- haine qu’il entretient avec son pays, notamment avec la capitale, Santiago, qu’il retrouve défigurée par des bâtiments modernes et sans âme « qui singent Miami ».

Pourtant il y a un lieu où il se sent vraiment chez lui : la Patagonie, « la plus belle région du monde », qu’il a essayé de préserver. Car le film se concentre sur l’écrivain, mais Sepulveda a aussi été très engagé sur le plan écologique et social, notamment en Patagonie, où il s’est opposé à la construction de barrages.

Vent debout sur l’île de Chiloé, il rend hommage à la mer, aux fjords, au volcan Corcovado, qui marque de son cône enneigé l’entrée de la Patagonie chilienne, et à la simplicité des gens.

Vuelvo al Sur

Une île que le militant écologiste n’a peut-être pas choisie au hasard car, même si le film ne le mentionne pas, c’est la capitale du saumon chilien. Depuis vingt ans des associations écologiques se battent contre les conséquences sociales et environnementales de cet élevage intensif, dénonçant le plus haut taux de mortalité de l’industrie de saumon au monde. Malgré cette industrie, Chiloé est l’une des trois régions les plus pauvres du Chili.

C’est aussi là que prend fin le long périple que Sepulveda a effectué en Patagonie en 1996 avec le photographe argentin Daniel Mordzinski et qui inspira Dernières nouvelles du Sud, l’un de ses derniers romans. Un livre on the road, émaillé de rencontres improbables avec les gauchos, les cheminots du vieux train Patagonia Express et le propriétaire du cinéma du bout du monde à Punta Arenas, où « un vent glacé balaie les rues et agite les eaux couleur d’acier du détroit de Magellan ».

Comme le dit une chanson très populaire dans cette région du monde, on retourne au sud comme on retourne toujours à l’amour. « J’ai la conviction que je suis d’ici, de ce sud profond, lointain. Je suis tombé fou amoureux de cette terre. Comme toute chose, la vie a un début et une fin et je voudrais terminer ma vie quelque part ici, dans le sud », déclare-t-il à la fin du film.

Le covid en aura décidé autrement, mais on le comprend.

Sieste cosmique à deux pas du ciel

Vue du col Schwarzhornfurgga © Isolda Agazzi

Le trek du Kesch, entre Davos et l’Engadine, permet d’explorer en quatre jours la magie des montagnes qui ont inspiré Thomas Mann et tant d’autres écrivains. Chronique d’une ascension entre névés maculés de rouge, marmottes et pierriers noirs, dans une plénitude absolue

Quelque part dans les alpes grisonnes, au-dessus de Davos, la randonneuse s’endort, terrassée par la fatigue. Dans cet état de semi-conscience propice à la rêverie, entre veille et sommeil, elle s’abandonne à une sieste cosmique à deux pas du ciel. A 3’000 mètres d’altitude, le silence est absolu. Il envahit les éléments et remplit les esprits. La femme devient silence à son tour. Le vent souffle doucement et son bruissement la fait planer au sommet des cimes, encore enneigées en cette mi-juillet.

Intriguée, elle observe de mystérieuses traînées rouges qui maculent la blancheur de la neige. Le « sang des glaciers », une algue microscopique qui teinte de pourpre le manteau neigeux au début de l’été et qui est peut-être due au changement climatique, reste une énigme pour les scientifiques, mais pour l’œil enivré, c’est une merveille de la nature : il se déploie comme un ruban festif autour des lacs bleus issus de la fonte des neiges; il longe les ruisseaux qui vrombissent du haut des glaciers. La paix est totale.

Mais il faut sortir de cette contemplation pour continuer la marche. Les nombreux névés qui alternent à des pierriers noirs rendent la traversée ardue. Seule trace de vie, des marmottes dodues gambadent entre les rochers, se réchauffent au soleil et se faufilent dans les terriers. Nullement effrayées par la présence humaine, elles sifflent pour signaler l’arrivée d’un prédateur. Finalement, après une longue journée, la cabane au fond de la vallée offre un abri bienvenu. L’univers est minéral, le néant règne en maître. On se sent léger et apaisé. Plénitude.

Réveil matinal à la cabane Grialetsch © Isolda Agazzi

Stairway to heaven

Le lendemain pourtant, il faudra redescendre dans la vallée, retrouver la végétation et la présence humaine. Dans la cour d’une ferme on ne peut plus bucolique, des cochons roses se roulent dans la boue avec délectation, oreilles baissées et queue en tire-bouchon, comme dans les contes pour enfants. On quitte les prairies vertes, où les chevaux paissent en liberté, pour traverser des vallons sauvages,  gravir la montagne à nouveau et retrouver le noir austère de l’univers minéral, le blanc des glaciers, l’absolu – on y a pris goût. Au milieu d’un immense pierrier, d’étonnantes marches d’escalier abandonnées semblent prouver que quelqu’un a bel et bien cherché le stairway to heaven chanté par Led Zeppelin dans les années 1970.

A la cabane Es-Cha où, dit-on, est passé le personnage d’un roman de Max Frisch, le vent siffle dans le drapeau suisse. A l’horizon, le ciel se couvre sur le massif de la Bernina, l’orage gronde. «La montagne, c’est pas le Club Med ! », comme disait l’autre. En effet le lendemain matin, c’est dans un temps à rendre fou de mélancolie un romantique allemand que nous descendons vers le bas de l’Engadine. D’Hermann Hesse à Friedrich Nietzsche, que d’écrivains et de philosophes ont succombé au charme de cette vallée mystérieuse. Les nuages montent, la brume enveloppe les cimes, la pluie gicle les visages, pourtant les vaches, elles, continuent à brouter imperturbablement. Le vent décompose le ciel et fait valser les nuages, la lumière  devient électrique. Comme aux voyageurs des temps anciens, l’hospice du col de l’Albula offre une halte bienvenue  aux randonneurs transis de froid, autour d’un poêle en fonte bleue, d’une soupe à l’orge bouillante et d’une tarte aux noix.

Sieste cosmique, journées lumineuses, matinées brumeuses… Thomas Mann n’a-t-il pas écrit la Montagne magique, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature allemande, après un séjour à Davos ?


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine

L’Odyssée, deux fois millénaire et si moderne

Photo: le temple de Segesta en Sicile © Isolda Agazzi

Dans le sillage d’Ulysse, Sylvain Tesson revisite l’épopée d’Homère dans un film plein de poésie. Il nous fait naviguer en Méditerranée au contact de personnages mythologiques, qui se reflètent dans notre monde comme dans un miroir

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage » chantait George Brassens au-début des années 1970, une époque dont les soubresauts paraissent presque légers par rapport à ceux d’aujourd’hui. C’est le cas de Sylvain Tesson : l’année passée il a parcouru la Méditerranée dans un bateau à voile, sur les traces du héros grec chanté par Homère il y a 2’500 ans. Un périple filmé par Christophe Freylat dans Dans le sillage d’Ulysse, diffusé cette semaine sur Arte et qu’on peut voir sur Arte.tv. Une perle qui ne pouvait mieux tomber en ces temps obscurs : « en période de confinement nous n’avons pas seulement besoin de nourriture et de médicaments, mais aussi de poésie », déclarait le célèbre écrivain voyageur sur le plateau de 28 Minutes. Qui pourrait lui donner tort ? Car « Homère n’est pas mort, il existe dans le paysage, la langue, la philosophie, les objets.»

Après l’Iliade, où il raconte les dix ans de la guerre de Troie, Homère écrit l’Odyssée pour narrer le long voyage d’Ulysse pour rentrer chez lui, à Ithaque. Bien que les deux villes soient relativement proches, le héros va errer pendant dix ans en Méditerranée, au gré des tempêtes et des rencontres. Au début du 20ème siècle, le géographe Victor Bérard a essayé de situer les lieux de l’épopée, inventant une nouvelle science : la géographie poétique.

Île des Cyclades © Isolda Agazzi

De Troie au Vésuve, l’antre de Polyphème

Tout comme le voyage d’Ulysse, celui de l’écrivain et de ses compagnons débute sur les ruines de Troie, « où la civilisation mycénienne, très connectée, s’est effondrée. Peut-être un miroir pour nous…», relève Sylvain Tesson, qui voit dans l’Odyssée un reflet de l’actualité. Leur première escale se fera à Mykonos, l’île des Lotophages, les mangeurs de lotos, une plante qui détruit la conscience. « Aujourd’hui on perd le contrôle de soi-même autrement, commente-il dans une discothèque bondée, ou les jeunes s’oublient au son de la techno. Mais pour Homère l’oubli est le pire des vices ». A noter que la plupart des historiens situent les Lotophages plutôt sur l’île de Djerba, en Tunisie, qui était à l’époque un comptoir phénicien.

Le voyage continue. Cap sur le Vésuve, près de l’antre de Polyphème, « qui mange les marins comme des petits fours. » Mais Ulysse est rusé : il arrive à l’aveugler, ordonne à son équipage de s’agripper sous le ventre des béliers et, disant au cyclope que son nom est Personne pour le berner, il arrive à s’enfuir.

Eole, le dieu des vents et la magicienne Circé

Le Stromboli en éruption © Fred Lang

Autre volcan, autre divinité. Eole, le dieu des vents, habite juste en face, sur le Stromboli, le célèbre volcan des îles Eoliennes encore très actif. « C’est ça la pensée païenne : le sentiment que quelque chose vibre dans l’air, que quelque chose existe qui n’est pas uniquement le réel, à moins que le réel ne soit le reflet de toute poésie… Le Grec pense qu’il y a une manifestation divine dans le vivant : la mer, le ciel, les dieux sont parmi nous. Alors le monde se met à pétiller, c’est ça la géographie poétique», commente Tesson, assis près du cratère.

Pendant un mois Ulysse est l’invité d’Eole. A la fin du séjour, celui-ci lui offre une outre qui contient tous les vents, lui enjoignant cependant de ne pas l’ouvrir. Mais ses compagnons, mauvais et jaloux, vont braver l’interdiction. Les vents s’échappent et déclenchent l’énième tempête. Quant à Tesson, tout au long de son voyage il commente les faits et gestes racontés par Homère avec des personnages qui semblent tout droit sortis de l’Odyssée. Comme Gaetano, le pêcheur de Stromboli « qui ressemble à Ulysse comme tous les pêcheurs de l’île ».

 

La côte au nord de la Sardaigne © Isolda Agazzi

Le héros et ses compagnons reprennent la mer pour échouer chez les Lestrygons, des géants anthropophages qui habitent au nord de la Sardaigne et ne vont faire qu’une bouchée de leur flotte. Mais Ulysse ne se laisse pas abattre: avec un bateau et une quarantaine de marins, il reprend la mer et accoste chez la magicienne Circé, qui vit sur une petite île dans le golfe de Naples. Il restera un an auprès de cette femme ensorceleuse, « un esprit de la forêt » qui transforme les hommes en pourceaux et les met tous à ses pieds. Sauf Ulysse, qui se garde bien de boire le filtre magique, devient son amant et vit avec elle des amours interdites.

Circé est une femme libre, la première sorcière de l’histoire. Elle est dangereuse, perfide même et échappe au contrôle des hommes. Une vision typiquement patriarcale que Tesson adoucit, voyant dans les femmes un lien à la nature, à la terre-mère, aux cycles de la vie.

La porte de l’enfer et le chant des sirènes, aussi envoûtant que les nouvelles technologies

Circé dit aux marins d’aller à la rencontre de la mort. Pour les Grecs, la porte des enfers se situait dans les Champs Phlégréens, près de Naples, une zone volcanique potentiellement encore très active et dangereuse. Tesson visite des catacombes impressionnantes, construites par les premiers chrétiens, où s’amoncellent des cranes et des crucifix, et où s’est déroulé, assure-t-il, « le chant le plus cauchemardesque de l’Odyssée ».

C’est dans les îles Galli, près de Capri, que vivent les sirènes. Non pas des femmes à la queue de poisson, comme elles seront imaginées plus tard par la mythologie, mais des oiseaux qui voltigent au-dessus des hommes, les envoûtent jusqu’à ce qu’ils s’oublient et s’échouent sur les rivages. Prudent, Ulysse écoute leur chant ligoté au mât, tandis que ses marins se bouchent  les oreilles. Zoom avant: « Les sirènes disent : nous savons tout ce qui se passe sur la terre, comme les GAFA et les nouvelles technologies, avec leur pouvoir d’hypnotisation et de surveillance générale de la planète, croit savoir Sylvain Tesson. Homère a eu l’inspiration géniale de décrire ce qui se passe aujourd’hui. C’est ça les sirènes. Il n’y a pas de différence entre Zuckerberg de Facebook et les sirènes. Homère avait pressenti que cela ne serait pas bénéfique. Certes on n’en meurt pas, mais on se dessèche, fascinés, l’œil rivé sur l’écran qui nous surveille totalement.»

 

Les Champs Phlégréens © Isolda Agazzi

L’Etna, siège du dieu du soleil, et la nymphe Calypso

L’Etna © Fred Lang

Après avoir passé entre Charybdes et Scylla dans le détroit de Messine, Ulysse est ses compagnons arrivent en Sicile, l’île d’Hélios, le dieu du soleil. Ils vont y rester un mois, bloqués par les vents, une fois de plus. L’Etna était le siège d’Hélios, le dieu du soleil, et d’Héphaïstos, le dieu des forges. Tesson reçoit un « cadeau des dieux de l’Olympe » : une éruption comme elle n’avait pas eu lieu depuis quatre ans.  «Chez les Titans, la lave est un monde de cauchemars qui descend très doucement vers le monde de la culture, des hommes, de l’agriculture. La lave va devenir de la terre fertile, le volcan une île, le désordre l’ordre. Les Grecs étaient toujours obsédés par l’idée qu’on allait du désordre vers l’ordre »

A Corfou, il arrive chez la nymphe Calypso, une femme qui vit seule dans un lieu étrange et pense pouvoir retenir le héros en l’isolant du monde. Elle représenterait donc le sentiment de possession plus que d’amour. « Veux-tu rester avec moi ou partir ? Veux-tu l’immortalité ou retourner voir ta femme ? » lui-demande-t-elle. « Le seul vœu que chaque jour je fasse est de rentrer chez moi », répond Ulysse, qui restera tout de même sept ans chez Calypso…

Après Nausicaa, l’amour platonique, retour chez Pénélope

Ile des Cyclades © Isolda Agazzi

A Corfou, il fait la connaissance de Nausicaa, fille du roi des Phéaciens. La jeune princesse tombe amoureuse du héros, mais elle renonce à la possibilité d’une relation sans avenir. «C’est la seule femme qui est vraiment amoureuse d’Ulysse, qui le respecte et se respecte soi-même.»

Sur les côtes albanaises, Tesson rencontre un peuple descendant des Illyriens, dans un pays fermé au monde pendant très longtemps, mais qui s’ouvre depuis deux décennies en essayant de ne pas oublier sa culture. En son honneur les habitants organisent un festin, «qui pour les Grecs est comme un don des dieux » et entonnent des polyphonies albanaises « qui viennent du chant des dieux ».

Finalement, au bout de dix interminables années d’errance, Ulysse remet pied à Ithaque. Un retour qui hélas n’a rien de romantique. Voulant remonter sur son trône, il commet l’un des pires massacres de la littérature. Avec l’aide de  son fils Télémaque et d’Athéna, la déesse de la guerre, il veut rétablir l’ordre et tuer les prétendants qui, depuis vingt ans, veulent se marier avec Pénélope et prendre le pouvoir. Pénélope qui l’aura attendu patiemment pendant tout ce temps et berné les prétendants en tissant la fameuse toile… «Le grand enjeu de l’Odyssée, c’est le rétablissement de l’ordre », conclut Sylvain Tesson. Un ordre plein de poésie, tout de même.

Sylvain Tesson, l’ivresse des cimes

Photos © Isolda Agazzi

De passage en décembre à Genève, l’écrivain – voyageur, lauréat du Prix Renaudot pour La panthère des neiges, raconte comment l’affût d’un animal qu’il croyait disparu s’est transformé en quête mystique. S’il a réussi à patienter sur les hauts plateaux tibétains, il ne va pas poser ses valises pour autant. Dorénavant il vise « l’affût en mouvement » pour concilier action et contemplation.

« Jusqu’alors j’avais fondé ma vie sur l’idée que l’intérêt de l’existence repose sur la variété, qui ne pouvait naître que du mouvement. Mon premier usage du monde, c’est bouger », expliquait Sylvain Tesson, fraîchement lauréat du Prix Renaudot pour La panthère des neiges, invité en décembre à Genève par la Société de lecture. «Mais à l’occasion de la rencontre avec Vincent Munier, un  photographe animalier, j’ai découvert une autre variété de la contemplation du monde. On peut attendre le jaillissement de cette variété en laissant l’imprévu apporter ses irruptions. Ce n’est pas rien comme changement de l’usage du monde» renchérissait, en trépignant sur sa chaise à roulettes, celui qui a passé un mois sur les hauts plateaux tibétains, à 5’000 d’altitude et par une température de -30°, à l’affût d’un félin qu’il croyait disparu.

Un sacré changement pour Sylvain Tesson, peut-être le meilleur écrivain voyageur de sa génération,  qui, depuis une trentaine d’années, sillonnait le monde frénétiquement, cumulant les kilomètres et les sensations extrêmes pour les raconter dans des livres enivrants de vitalité.

Apparition religieuse, deuxième naissance

Et pourtant, l’affût, cette tentative de calme et d’immobilité finira par réussir à l’hyperactif surdoué. Il sera même « couronné d’une apparition », comme il définit la vue soudaine de la panthère. « On ouvre l’œil, on rend une dévotion à la beauté du monde, sans chimères. L’affût est une prière existentielle, peut-être un peu païenne. Le païen peut reconnaître la présence divine, à condition qu’elle se manifeste dans le vivant. »

Un affût qui est devenu une quête mystique. Il estime que le champ sémantique sacral n’est pas abusif, qu’il y a quelque chose de l’ordre de la religion « La panthère des neiges fut une apparition religieuse. Chaque fois que je voyais son visage, c’était une autre face qui surgissait, comme des fantômes, des éclats… c’était une expérience spirituelle, voire magique ». C’est le visage de sa mère décédée qu’il voit dans la panthère et celui d’une femme dont la perte l’a fait beaucoup souffrir. Il réalise alors que c’est cet amour qu’il est venu chercher à l’autre bout du monde.

« C’était le plus beau jour de ma vie depuis que j’étais mort », écrit-il. C’est qu’il y a cinq ans, il a vécu une deuxième naissance : grièvement blessé après la chute du toit d’un chalet à Chamonix, où il séjournait chez son ami, l’écrivain Jean-Christophe Rufin, il a pu revenir à lui « grâce à la médecine, à la chance, peut-être autre chose, je ne sais pas…. »

« Nous nous sommes agenouillés devant la technique »

Malgré ces progrès spectaculaires de la médecine qui lui ont sauvé la vie, peut-être, Sylvain Tesson entretient une relation ambiguë avec le progrès – cela apparaît dans tous ses ouvrages. « Je me livre en permanence à la méfiance envers mon époque, concède-t-il. C’est facile de critiquer le progrès lorsqu’on est occidental, bien nourri et qu’on a bénéficié des avancées des technologies et de la médecine moderne. Mais le progrès que nous vivons n’est pas une simple amélioration des conditions de vie – dont je suis très content. Le problème est que nous nous sommes agenouillés devant la technique et c’est ça mon effroi: l’homme a perdu la force vitale, l’appétit féroce de la vie pour jouir d’un confort moderne et avoir le chauffage central. Ce qui m’effraie, c’est aussi notre soumission profonde au virtuel et que le langage se perde, remplacé par la religion de l’innovation. Le progrès peut être le développement d’une erreur.»

Au fil des ans, il a vécu l’arrivée en trombe du progrès même au Tibet, où il s’est rendu à plusieurs reprises depuis 1993, jusqu’à son affût de la panthère l’année passée et à sa dernière visite, il y a quelques mois. Il estime que l’emprise de Pékin sur la province a changé de mode opératoire :  jusque dans les années 1990, les Chinois ont exercé un contrôle religieux et politique en interdisant la conservation des spécificités culturelles. Aujourd’hui ils développent le Tibet, l’améliorent, construisent des réseaux routiers et ferroviaires, des écoles, des hôpitaux – c’est le deuxième chapitre de la colonisation d’un pays. « Or vous tuez ainsi le ferment contestataire, car on vous rétorque : de quoi vous plaignez-vous ? Cela permet de relâcher la pression directe, mais derrière l’hôpital, il y a une caserne. »

Un Occidental avec ses désirs et ses besoins

Maintenant qu’il a découvert le bonheur de la contemplation, Sylvain Tesson, va-t-il arrêter de sillonner le monde pour rester chez lui à faire de la méditation? Lui demandons-nous. Le Fernweh, ce mystérieux mal du lointain ressenti par tant de voyageurs et qu’il évoque lui-même dans le livre, l’a-t-il lâché ? Tout comme cette fascination pour les endroits inhospitaliers et les climats extrêmes, sans chauffage central – neige et froid sur les plateaux tibétains et dans une cabane de Sibérie, chaleur écrasante dans les paysages lugubres d’Asie centrale, lorsqu’il pédalait frénétiquement sous le ciel bas?

Heureusement il n’en est rien : « Je m’amuse à jouer avec cette antinomie supposée entre l’affût et les voyages, mais si je suis très honnête, il n’y a pas une différence abyssale. Même en escalade ou en ski de randonnée dans les Alpes, il y a toujours un temps qui ressemble à l’affût. » Il n’est pas devenu un Bouddha illuminé de sagesse qui médite au pied d’un arbre, ni un Krishna, ni un Taoïste en position de non action, assure-t-il avec son humour décapant.

« Donc je suis un Occidental, Européen, Français de surcroît qui a des désirs et veut les assouvir, des rêves, des besoins… Je ne me suis pas métamorphosé radicalement, mais ce que j’ai appris avec Vincent Munier, c’est une technique du regard de l’affût, que j’essaie de travailler comme on fait des gammes au piano. Il faut apprendre à regarder les choses et mon regard passait trop vite. L’idéal pour moi serait de pouvoir opérer une espèce d’affût en mouvement », conclut-il.

Sa formidable énergie vagabonde peut continuer à se déployer à un rythme staccato, pizzicato, son préféré.


Une version de cet article a d’abord été publié par l’Echo Magazine