L’ONU demande d’effacer la dette des pays en développement en difficulté

Alors que, sur le plan sanitaire, le coronavirus frappe encore faiblement les pays pauvres, les conséquences économiques de la crise pourraient être catastrophiques. Les travailleurs des usines textiles qui ferment, faute de commandes, sont parmi les premiers touchés. La CNUCED demande un plan d’urgence de 2’500 milliards USD.

« L’économie mondiale ralentissait déjà l’année dernière. En septembre nous avons mis en garde contre le danger d’une récession, mais nous ne nous attendions pas à un choc pareil. C’est un choc différent, qui touche aussi bien l’offre que la demande. Il a déjà frappé les économies avancées et il commence à toucher les pays en développement et surtout l’Afrique » déclarait aujourd’hui Richard Kozul-Wright, chef de la division globalisation et stratégies de développement de la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement) au Club suisse de la presse à Genève.

Et le chef économiste d’expliquer que les sorties de capitaux des pays en développement ont été très rapides, plus rapides même qu’au début de la crise de 2008-2009. Les exportations sont en déclin, ce qui est particulièrement dommageable pour les pays exportateurs de produits de base, dont les prix s’effondrent. Au final, ce sont des pressions négatives sur des pays lourdement endettés, en Afrique et ailleurs. « C’est le cocktail parfait pour un cercle vicieux déflationniste.»

Pour faire face à la tempête qui s’annonce, l’agence des Nations Unies vient de demander un plan d’urgence de 2’500 milliards USD. La première mesure, peut-être la plus spectaculaire, est l’annulation de la dette des pays en développement qui ne peuvent pas payer, à hauteur de 2’000 – 3’000 milliards USD, dont 1’000 milliards cette année.

Le Club de Paris vient d’annuler 1,4 milliards de la dette de la Somalie

Mais est-ce réaliste ? « Il y a un vide énorme dans l’architecture financière internationale en matière de désendettement et de défaut de paiement, nous répond-il. Depuis des décennies, nous disons qu’il faut un mécanisme de faillite au niveau international tel qu’il existe au niveau national. Le FMI a examiné cette proposition très sérieusement en 2000. Hier nous avons eu une réunion du Club de Paris et les membres ont convenu d’annuler 1,4 milliard de dollars de la dette de la Somalie. Cela va faire partie du narratif des prochains 6 à 12 mois car les créanciers vont être confrontés à des problèmes de défaut de paiement. Je pense qu’il y a un changement dans l’air en termes de réflexion sur la dette et la dette souveraine »

Ensuite, la CNUCED demande une sorte de Plan Marshall de 500 milliards USD pour l’émergence sanitaire. Et une injection de liquidités de 1’000 milliards USD – une espèce d’hélicoptère monétaire pour les pays en développement – qui seraient générés par les droits de tirage spéciaux. Il s’agit d’un mécanisme que le FMI peut utiliser pour créer des liquidités afin de faire face aux problèmes de balance des paiements.

Le FMI, de son côté, a débloqué le mois passé 50 milliards USD pour les prêts rapides aux banques.

En passant, la CNUCED fait remarquer que « le montant proposé est similaire à celui qui aurait été versé aux pays en développement au cours de la dernière décennie si les pays membres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avaient atteint leur objectif d’allouer le 0,7 % du revenu national brut à l’aide publique au développement (APD). »

« Une certaine relocalisation est possible, mais pas comme certains le laissent entendre»

« Nous ne voulons pas voir se reproduire la reprise de 2009, où tout le monde parlait d’un nouvel ordre économique international qui, un an plus tard, avait disparu et qui, d’une certaine façon, est la raison pour laquelle nous sommes de nouveau dans le pétrin aujourd’hui », insiste Richard Kozul-Wright.

Que pense-t-il donc des appels de certains économistes en faveur de la relocalisation des activités productives en Europe ou dans les pays limitrophes, voire d’une démondialisation ?

« Il y aura probablement une certaine relocalisation, répond-il, mais je ne pense pas qu’elle sera aussi important que certains le laissent entendre. A la CNUCED, nous avons toujours critiqué la participation des pays en développement dans les chaînes d’approvisionnement globales. C’est l’occasion pour eux de repenser leurs stratégies économiques, par exemple en revoyant leurs politiques industrielles. Les pays en développement doivent considérer [cette crise] comme une opportunité, autant que comme une menace. »

Au Cambodge, 61’500 travailleurs du textile au chômage

En attendant l’avènement, peut-être, d’une mondialisation plus équitable, où les pays pauvres ne se retrouveraient pas tout en bas des chaînes globales d’approvisionnement, l’impact de la crise sur la mondialisation, telle qu’elle est aujourd’hui, est ravageur. Au Cambodge, faute de commandes, 91 usines de vêtements ont arrêté la production, mettant 61’500 travailleurs au chômage. Il s’agit de fournisseurs de marques internationales comme H&M, Adidas, Puma et Levi Strauss, l’industrie du vêtement et de la chaussure étant le principal employeur du pays, avec 850’000 travailleurs. Le gouvernement s’est engagé à fournir un salaire de remplacement  de 38 USD par mois aux ouvrières qui ont perdu leur emploi.

Public Eye, membre de la Campagne Clean Clothes, vient de demander aux enseignes de la mode de continuer à verser leur salaire aux employés en cas de fermeture d’usines ou de maladie.

La Suisse débloque près de 18 millions CHF

La semaine passée, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Gutierres, a réclamé un plan d’urgence de 2 milliards USD pour faire face à la crise humanitaire provoquée par le coronavirus. « Avant cet appel nous avions déjà alloué 3,6 millions CHF à des activités humanitaires, a précisé Thomas Gass, vice-directeur de la DDC (Direction du développement et de la coopération – coopération suisse), lors de la même conférence de presse. Nous prévoyons d’allouer encore 3,5 millions à l’ensemble du système de santé pour répondre à l’appel de l’OMS, 8 millions pour répondre à l’appel d’Antonio Gutierres et 3 millions à la  Fédération de la Croix Rouge et du Croissant Rouge. En tout, en plus des 3,6 millions d’avant les appels, ce sont environ 14,5 millions d’allocations directes à ces différentes demandes ».

Il ajoute que d’ici trois mois la DDC va réorienter 40 millions CHF vers des réponses immédiates à la crise, par exemple en aidant les pays à gérer les travailleurs migrants qui se retrouvent au chômage dans des usines d’Asie (au Laos par exemple) et qui sont mis en quarantaine dans des camps.

En Argentine, de plus en plus de gens à la rue

Photos © Isolda Agazzi

A Buenos Aires, les personnes pauvres ou en situation de vulnérabilité représentent désormais 30% de la population. Alors que tous les indicateurs macro-économiques sont au rouge, les Argentins accusent tour à tour la corruption de leurs dirigeants et les mesures d’austérité. Le nouveau gouvernement vient de créer une unité spéciale pour renégocier la dette avec le FMI.

Impossible de s’asseoir à la terrasse d’un restaurant de l’une des rues les plus centrales de Buenos Aires sans se faire interpeller sans cesse par des vendeurs de mouchoirs et des mendiants qui demandent de l’argent ou, tout simplement, un bout de pain. « La pauvreté a augmenté de façon spectaculaire ! » lâche le serveur, corroborant une opinion largement répandue et qui saute cruellement aux yeux: à Buenos Aires, des familles entières, souvent avec des enfants en bas âge, sont à la rue. Elles campent sur des matelas de fortune et tendent la main aux passants qui, souvent, leur glissent un billet ou déposent un café et un croissant. Il y a moins d’un an il n’y en avait pas autant, et de loin. « Tous les jours nous donnons à manger à une famille entière qui vit en-dessous de chez nous », glisse un Helvète venu passer un mois à Buenos Aires, visiblement ému.

Des scènes hélas familières dans les pays pauvres, mais l’Argentine n’en était pas un. Jusqu’en 2019, elle était même classée comme « pays à haut revenu» (PIB/habitant de plus de 12’056 USD par an) par la Banque mondiale, qui l’a déclassée l’année passée à «pays à revenu moyen supérieur» (PIB/habitant compris entre 3’896 – 12’055 USD). Aussi limités que soient ces classements, qui ne tiennent compte que d’indicateurs macro-économiques, ils donnent une idée de la crise profonde que traverse le pays depuis plusieurs années.

Inflation à 53,8%, la plus élevée en 28 ans

Dans leur vie quotidienne, les Argentins le ressentent douloureusement. En 2019, l’inflation a atteint 53,8% – le taux le plus élevé en 28 ans – et la valeur du dollar par rapport au peso a augmenté de près de 63%. Dans l’une des rues principales de la capitale – au marché noir, mais au vu et au de tout le monde – il s’échangeait à 46 pesos en avril, à 74 aujourd’hui. Officiellement, les Argentins ne peuvent plus acheter que 200 dollars par mois. Selon les cas, les salaires et les retraites sont plus ou moins ajustés à l’inflation, mais les dépenses de santé, communication, ménage et alimentation ont augmenté plus que le prix du dollar. Les données officielles sont implacables : 30% des portenos sont pauvres ou en situation de vulnérabilité.

A qui la faute? S’ils sont de droite, les Argentins pointent du doigt la corruption de leurs anciens dirigeants. Christina Kircher, présidente de 2007 à 2015, est mise en examen dans huit affaires de corruption pour l’attribution de marchés publics en Patagonie, mais elle est protégée par son immunité parlementaire et, depuis le 10 décembre, par son statut de vice-présidente. L’enquête pour corruption et blanchiment d’argent touche nombre de ses ex-ministres et des entrepreneurs dont le plus connu est Lazaro Baez. Le jugement est prévu pour avril. La justice argentine a demandé à plusieurs reprises à la Suisse l’extradition de son supposé homme de paille, mais la procédure est en cours et on n’en saura pas plus.

Manifestation pour demander la libération de Milagro Sala, leader de Tupac Amaru

S’ils sont de gauche, ils accusent la politique libérale de l’ancien président. «Mauricio Macri nous a laissé beaucoup de pauvreté. Dans mon comedor (cantine, une sorte de soupe populaire) j’accueille 114 enfants par jour, alors qu’auparavant ils venaient surtout pour jouer et faire du sport », se désole Norma Diaz, de l’association indigène Tupac Amaru. Le 16 janvier, elle est venue manifester sous l’Obélisque, au centre de Buenos Aires, pour demander la libération de la leader Milagro Sala, condamnée à 13 ans de prison pour association illicite, fraude et extorsion dans l’affaire des « Pibes Villeros ». Elle est accusée d’avoir participé au détournement de 60 millions de pesos de fonds publics, destinés à la construction de logements sociaux qui n’ont jamais vu le jour.

En 2016 et 2017 (avant sa condamnation) le Groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires et le Comité de l’ONU contre la discrimination raciale avaient demandé sa libération. Ses partisans voient en elle une « prisonnière politique », condamnée sous l’ancien gouvernement pour sa lutte en faveur des droits des peuples autochtones. Interpellé sur son cas, le nouveau président de gauche, Alberto Fernandez, bien embarrassé, a affirmé dans une pirouette oratoire qu’il n’y a pas de prisonniers politiques en Argentine et que Milagro Sala est une «détenue arbitraire ».

Il faut dire que l’ancien président Mauricio Macri avait appliqué à la lettre les mesures d’austérité imposées par le Fonds monétaire international en échange d’un prêt record de 57 milliards USD, dont 44 ont déjà été versés. Le 27 janvier, le nouveau gouvernement a annoncé la création d’une unité spéciale pour renégocier cette dette qui met le pays à genoux.


Une version courte de cette chronique a d’abord été publiée par l’Echo Magazine

Argentine : la dollarisation fait exploser le prix du gaz

Photo: Buenos Aires © Isolda Agazzi

La dévaluation du peso argentin a fait exploser le prix du gaz, payé en USD aux multinationales pétrolières. Face à la pression populaire, le gouvernement a renoncé à augmenter les tarifs et accepté de payer lui-même la différence résultant de la variation du taux de change –  une mesure qui soulage la population dans l’immédiat, mais qui va encore accroître la dette du pays. 

Le 11 octobre, suite à la pression populaire et craignant que le parlement refuse d’adopter le budget 2019, le gouvernement a fait marche arrière. Au lieu d’augmenter les tarifs du gaz, il a décidé de payer lui-même – à partir de l’année prochaine et en 30 tranches – la dette des sociétés de distribution de gaz vis-à-vis des pétroliers étrangers. Dans une récente note informative, la centrale syndicale CTA Autonoma explique que celle-ci résulte de la « dollarisation », à savoir la décision du gouvernement Macri, l’année passée, de payer les pétroliers en USD. A celle-ci s’ajoute la brutale dévaluation du peso qui, entre avril et septembre, a fait perdre à la monnaie nationale 50% de sa valeur, atteignant les 40 pesos pour un USD. Malgré la dévaluation, les sociétés nationales de distribution de gaz ont continué à payer celui-ci aux pétroliers – Total, Panamerican, Tecpetrol et YPF – à un taux de change de 20 pesos pour un USD, comme inscrit dans les contrats de vente. Sauf que la variation du taux de change leur a fait cumuler une « dette » de 250 millions USD vis-à-vis des multinationales pétrolières, que le président Mauricio Macri va finalement faire payer par l’Etat et non par les consommateurs, comme initialement prévu.

Si ces deniers sont soulagés dans l’immédiat, ils ne sont pas dupes : ils savent parfaitement que ce sont eux et leurs enfants qui vont devoir payer cette dette, tôt ou tard. Une dette du gaz qui  s’ajoute à une dette extérieure déjà explosive : « En 2019, 20% du budget de l’Etat va servir à payer le service de la dette. A ce rythme, celle-ci va atteindre les 90% du PIB d’ici la fin de cette année, nous explique Gonzalo Manzullo, directeur des relations internationales à la CTA. » Pour remédier à cet endettement record, l’Argentine a fait appel au Fonds monétaire international, qui lui a octroyé un prêt de 57 milliards USD – la première tranche a été versée en juin. En contrepartie, il a imposé des coupes budgétaires qui ont entraîné notamment la réduction du nombre des ministères de vingt-deux à onze, dont la suppression d’un ministère historiquement aussi important que celui du Travail. Depuis son élection à la tête de l’Etat, il y a deux ans, le président Mauricio Macri avait déjà arrêté la plupart des subventions aux services publics tels que la distribution de gaz et d’eau, dont certains ont augmenté jusqu’à 300%.

L’inflation fait diminuer la classe moyenne

Face à cela, la CTA dénonce les USD 2’865 millions de subventions que les entreprises nationales de distribution de gaz vont recevoir entre 2018 et 2019. La centrale syndicale appelle a mettre fin à la dollarisation du gaz et à convoquer un grand débat sur les services publics et la politique énergétique pour garantir la réalisation du  droit humain à l’énergie pour tous.

Hier, la presse locale annonçait que la classe moyenne inférieure était la plus durement touchée par la hausse des prix – les billets de bus et de train augmentaient le jour même – et des tarifs. La Ville de Buenos Aires compte un peu plus de trois millions d’habitants, dont deux millions appartiennent à la classe moyenne, 565’000 sont pauvres et 386’000 riches. Par rapport à la même période de l’année passée, la classe moyenne a perdu 104’000 personnes et il y a 69’000 pauvres en plus. Si dans les quartiers chics et touristiques on le remarque à peine – la chute du peso a fait baisser les voyages des Argentins à l’étranger, mais augmenter le tourisme –, les centres commerciaux et les cinémas de quartier affichent une baisse de fréquentation frappante. Les salaires n’ont de loin pas augmenté autant que l’inflation et les travailleurs peu reliés aux marchés globaux ne craignent plus seulement l’inflation, mais aussi de perdre leur emploi et de tomber dans la pauvreté.

La situation économique actuelle rappelle de douloureux souvenirs aux Argentins, qui n’ont pas oublié la crise économique de 2001 et les remèdes de cheval imposés par le FMI. S’ils gardent le sens de l’humour – l’augmentation des tarifs du gaz et de l’électricité, la corruption, le FMI et les péripéties de la politique nationale font l’objet d’innombrables sketchs humoristiques à la télévision, dans les théâtres et jusque dans les fêtes de mariage –, les syndicats ont déjà annoncé une grève générale de 36 heures pour le mois de novembre. Le sommet du G20, qui se tiendra à Buenos Aires le 30 novembre et 1er décembre, pourrait aussi entraîner une forte mobilisation sociale. Le président Macri a promis aux chefs d’Etat et de gouvernement invités de leur apprendre à danser le tango. Sauf que, comme dit l’adage, pour danser le tango il faut être deux et il n’est pas sûr que la rue suive.

 

La Suisse devrait effacer sa dette cubaine

Photo: paysans à Vinales © Isolda Agazzi

Cuba a un besoin urgent de financements, notamment pour moderniser les infrastructures et augmenter la productivité agricole. Mais l’embargo américain l’empêche d’accéder aux institutions financières internationales. Et la Suisse ? Elle campe sur une dette de 47 millions CHF.

Le taxi qui devait nous amener de La Havane à Trinidad est tombé en panne. Rien d’étonnant vu le piteux état de la voiture, une américaine de 1954 repeinte et rafistolée jusqu’à l’os. Mais le propriétaire ne peut pas s’en acheter une autre : avec la rareté de l’offre et des droits de douane de près de 800%, les prix des voitures sont prohibitifs. Après deux heures d’attente, nous finissons par dénicher un autre taxi collectif qui, pour la somme astronomique de 120 CUC (120 CHF) nous amènera à bon port. Sur l’autoroute à quatre voies les voitures sont tellement rares que celle de droite est empruntée par les vélos et les charrettes à cheval. Sous les ponts, à l’abri du soleil, des gens attendent patiemment le passage d’un moyen de transport, quel qu’il soit. « Je ne suis jamais allée à Trinidad, c’est trop cher ! », nous déclare une habitante de La Havane. En effet, 120 CUC, c’est quatre fois le salaire (officiel) mensuel. Le train est en si mauvais état que même les Cubains ne le prennent pas. Quant aux bus touristiques, ils restent à des prix prohibitifs pour les locaux. On l’aura compris : le transport est l’un des principaux problèmes de Cuba.

C’est donc avec une certaine fierté que la française SNCF (Société national des chemins de fer) annonçait début avril avoir obtenu 5,5 millions d’euros de l’Agence française de Développement pour moderniser le réseau ferroviaire cubain. D’où vient l’argent ? De l’effacement presque complet de la dette cubaine de la France. En décembre 2015, Cuba a obtenu une réduction de 80% de sa dette par le Club de Paris, qui regroupe les principaux créanciers. Dont la Suisse, qui a rééchelonné une vieille dette et renoncé à ses intérêts de retard. En 2016 François Hollande a fait un pas supplémentaire en reconvertissant une partie de la dette cubaine envers la France en un fonds de contrepartie, doté de 212 millions d’euros et destiné à financer des projets de développement. Beaucoup d’autres pays ont aussi effacé entièrement ou presque leur dette cubaine.

Pas la Suisse. Cuba lui doit 47,3 millions CHF sur 18 ans, rubis sur ongle. Ce alors même qu’en 1997 Berne annonçait avoir effacé toute sa dette publique bilatérale envers les pays d’Amérique latine et l’avoir remplacée par un fonds de contrepartie.

Marché urbain à La Havane © Isolda Agazzi

Agriculture : le salut par les petits paysans

Certains objecteront que 47,3 millions CHF, ce n’est pas une somme faramineuse… Pour un pays comme Cuba, c’est pourtant relativement important et cela représente quatre ans du budget de la coopération suisse. La DDC soutient notamment la valorisation de la production agricole locale. Car l’alimentation, c’est un autre grand problème à Cuba.

« Regardez ce paysage, comme c’est authentique !» s’exclame notre guide, nous montrant les plaines autour de Vinales, où les paysans labourent les champs à l’aide de charrues tirées par les bœufs. Si les Cubains ont vite compris ce qui charme l’œil du visiteur étranger, cette agriculture est peu motorisée, même dans cette région de l’ouest du pays où pousse le meilleur tabac du monde. Si bien que, malgré des terres abondantes, Cuba importe 80% de la nourriture, qui est rare et donc très chère.

En 2000, Olivier Berthoud a ouvert le premier bureau de la DDC à Cuba. La Suisse s’est  concentrée sur les petits paysans qui, contrairement à ce qui s’était passé en Union Soviétique, n’avaient pas été expropriés par la révolution de 1959. Cependant la  réforme agraire avait promu une agriculture d’Etat industrielle et hautement motorisée pour le marché du bloc soviétique. « A la chute de l’URSS, en 1991, l’agriculture d’Etat s’est effondrée et le secteur des petits  paysans (150’000 familles) a pris une place prépondérante dans la production alimentaire, nous explique le coopérant à la retraite. Mais la commercialisation de la production et l’accès aux intrants étaient et restent contrôlés par l’Etat. Aujourd’hui encore, le potentiel de l’agriculture paysanne n’est de loin pas exploité entièrement, principalement pour des considérations idéologiques, car on veut freiner le risque d’enrichissement des paysans et des intermédiaires.» Un producteur de tabac de Vinales nous expliquait en effet devoir vendre 90% de sa production à l’Etat.

Mural à La Havane. Le Vénézuéla de Hugo Chavez était le principal fournisseur de pétrole à Cuba © Isolda Agazzi

Investissements étrangers très dirigés

Aujourd’hui, Cuba cherche à attirer les investisseurs étrangers. La Chambre de commerce Suisse – Cuba compte une cinquantaine de membres, dont 80% font déjà du commerce avec l’île, même si les relations commerciales bilatérales sont très modestes : en 2017, la Suisse a importé pour 38 mio CHF et exporté pour 21 mio. Mais les investissements suisses sur place sont presque inexistants, à l’exception notable de Nestlé. Plusieurs entrepreneurs suisses sont en train d’évaluer la possibilité d’investir dans le tourisme et l’agriculture. « Il y a trois ou quatre ans, avec la nouvelle approche amorcée par Barack Obama, il y a eu beaucoup d’enthousiasme, mais les Cubains ont leurs propres plans. Cuba est peut-être le seul pays au monde qui a développé des lignes directrices pour les investissements étrangers et si vous n’y rentrez pas, vous avez moins de chances de succès », nous explique Andreas Winkler, le directeur

En effet, dans le catalogue d’opportunités publié en avril 2018, le gouvernement cubain montre qu’ils a les idées très claires: les investissements étrangers doivent servir à la substitution des importations, la création d’emplois, le transfert de technologies et de savoir – faire et l’introduction de nouvelles méthodes de gestion. Le gouvernement se réserve le droit de fixer un salaire minimum, mais les travailleurs vont toucher plus – sans la possibilité de faire grève, ajouterons-nous, puisqu’elle est interdite de fait, si ce n’est de jure. Du point de vue de la politique de développement, cela fait du sens, mais quand on y regarde de plus près, on constate que sur 456 opportunités d’investissement, les secteurs les plus sollicités sont les suivants :

Tourisme (hôtels, terrains de golf)                               152

Agroalimentaire                                                                104

Pétrole (pour remplacer le pétrole vénézuélien)       78

Industrie                                                                             33

Secteur pharmaceutique et biotechnologique             15

Construction                                                                       14

Energies renouvelables                                                     13

Autres                                                                                  47

 

Salon de coiffure © Isolda Agazzi

 

Financement étrangers difficiles

Evidemment, l’embargo américain handicape lourdement le développement économique de l’île. Il interdit la plupart des importations et exportations entre les Etats-Unis et Cuba et les voyages des Américains. Il interdit aussi à tout bateau de charger et décharger aux Etats-Unis s’il a fait du commerce avec Cuba pendant les six derniers mois. Cuba estime que cela lui a coûté 753,69 milliards USD depuis 1962. Chaque année, l’ONU vote une résolution à la quasi- unanimité pour le condamner.

“Nous devons normaliser nos relations commerciales avec Cuba. Si nous le faisons, il n’y aura plus de raison de conserver l’embargo”, nous déclare Michael Parmly, représentant des intérêts américains à Cuba de 2005 à 2008. « Dans ce pays l’infrastructure tombe en ruine. Mais qui va moderniser les ports, les routes et la fourniture d’eau potable ? La Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement n’octroient pas de financements à Cuba car elles sont contrôlées par les Etats-Unis et ceux-ci posent leurs conditionnalités. C’est très regrettable. »

Alors quel avenir pour Cuba, qui vient (presque) de tourner la page du castrisme ? «Plusieurs forces sont en concurrence à l’interne, analyse Olivier Berthoud. Bien qu’ils soient en voie de disparition, certains hauts cadres de la vieille garde socialiste freinent encore les réformes économiques de Raul Castro, de même que des bureaucrates de base, qui se sentent directement menacés par ces réformes. L’armée est très puissante car elle contrôle des secteurs clé comme le tourisme et les importations, mais elle pourrait retourner sa veste selon ses intérêts. Les petits entrepreneurs, autorisés depuis quelques années sous de multiples conditions et contraintes, sont en rupture avec le système. Les jeunes, qui n’ont pas vécu la Révolution, partent dès qu’ils le peuvent. Et des intellectuels tentent d’imaginer une sortie qui préserverait les acquis sociaux et la souveraineté nationale, tout en dynamisant l’économie et en démocratisant les institutions.  »

Une chose est sûre : le 1er janvier 2019, Cuba va fêter le 60ème anniversaire de la Révolution. La Suisse pourrait faire un beau geste en effaçant sa dette.


Cet article a d’abord été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud