Un triumvirat pour l’Europe

Et si la guerre en Ukraine pouvait être une réelle chance pour l’Europe ? Formulée en ces termes, la question a de quoi surprendre. Faudrait-il que les armes retentissent à nouveau pour redonner espoir au vieux continent ? Certes, l’Union européenne s’évertue à afficher sa solidarité, mais nul n’est dupe. Unie pour condamner l’agression russe, elle se fissure pour engager des sanctions contre Moscou. Se pavanant à tout-va de drapeaux ukrainiens, elle s’en sert comme étendard pour dissimuler ses propres contradictions. Frileuse pour affirmer sa souveraineté encore plus théorique que pratique, toujours réticente à se comporter comme une puissance digne de ce nom et sans cesse guidée par un dessein moins politique qu’économique, l’Europe communautaire doit profiter de ce conflit pour devenir ce qu’elle a toujours refusé d’être : une force indépendante, consciente d’elle-même.

Paroles choquantes ? Vœu pieux ? Expression d’une hégémonie européenne déplacée ? Preuves de suffisance, de vanité ou de prétention de quelques nostalgiques d’une gloire d’antan définitivement révolue ? Peut-être. Mais à quoi bon s’en émouvoir, si cette Europe tant décriée demeure un havre de paix que les pires bellicistes de ce bas monde tentent de détruire à coups de mitraillette, de canon ou de missile ! Désolé, mais il vaut mieux s’appeler Draghi, Macron ou Scholz que Poutine, Kim Jong Un ou Xi Jinping !

Toutefois, n’est-ce pas là qu’une maigre consolation ? A priori, si l’UE ne se dote pas d’un nouvel appétit de pouvoir qui lui manque si cruellement. À quoi bon alors se résigner, si l’on veut éviter le statu quo. Formule à l’emporte-pièce, souvent utilisée à tort et à travers depuis plus de septante ans, l’Europe communautaire se trouve à la croisée des chemins. Elle peut emprunter la route qu’elle a toujours privilégiée ou changer d’itinéraire. Selon toute vraisemblance, elle choisira la première option, ne se rendant malheureusement pas compte que la seconde porte en elle un plus grand message d’espoir.

Pourtant, l’Union européenne bénéficie de nouveaux atouts dont elle semble se priver. Désormais moins dominée qu’elle ne le fut par une Allemagne naguère seule maître du jeu, mais aussi critiquée pour son arrogance, elle aurait pour avantage de se ressouder autour de trois personnes qui, plus que nulles autres, sont capables de la prémunir du piège politique qui la guette. Artisans pour redorer l’idée du noyau dur européen plus indispensable que jamais, ils auraient pour tâche de préserver la construction européenne d’un détricotage auquel certains de ses adversaires, et plus encore de ses faux-amis, souhaiteraient l’exposer à plus ou moins brève échéance. A contrario de maints États de l’UE qui ne jurent plus que par le modèle américain, Mario Draghi, Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont le destin de l’Europe entre leurs mains. Rejoints par Xavier Bettel, Antonio Costa ou Pedro Sanchez, voire par d’autres chefs d’État et de gouvernement, ils constitueront une avant-garde européenne dont les vingt-sept ont grandement besoin.

Quoique ou parce que confrontés aux difficultés respectives de politique intérieure, ils trouvent dans l’Union européenne le cadre adéquat pour exercer une influence à laquelle ils n’ont pas le droit de se soustraire. Profitant du rééquilibrage du binôme franco-allemand au profit de la France, dirigée par un président largement réélu, ils s’invitent ainsi dans un nouveau scénario, où l’Italie avec d’autres pourrait apporter son concours. En décalage voulu et salutaire avec quelques États, ils ont d’ores et déjà refusé de jouer les faire-valoir des États-Unis. Rêvant de ne faire de la guerre en Ukraine qu’un instrument de géopolitique destiné à affaiblir l’Union européenne, les USA veulent en effet profiter de la barbarie de Poutine pour accroître leur influence sur le vieux continent, voire pour opposer entre eux les pays membres de l’UE.  Que dire alors si l’Amérique de Biden sortait comme grand vainqueur d’un conflit que son ennemi russe lui aurait servi nolens volens sur un plateau !

Bien qu’il ne faille jamais se tromper d’adversaire, la raison européenne n’est pas synonyme de celle de Washington. Si la Russie d’aujourd’hui ne mérite ni l’once d’une excuse, ni la moindre indulgence, chacun devrait se garder de retomber dans le livret d’une Guerre froide que les dirigeants actuels n’ont parcouru que durant leur jeunesse, voire pendant leur enfance. Plus que jamais, l’Europe doit s’affranchir de son passé. Elle en a les moyens personnels et politiques. En aura-t-elle le courage et la volonté ? Voilà qui est bel et bien une autre histoire.

 

 

 

 

 

 

 

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.

8 réponses à “Un triumvirat pour l’Europe

  1. Magnifique proposition qu’il serait urgent de mettre en oeuvre. Il faut pousser cette porte que vous dessinez. Sinon, l’Europe va en rester aux Serments de Strasbourg (842) et se penser uniquement en héritiers. On pourrait commencer par remodeler le site officiel de l’UE. Actuellement, ses pages dénotent ce manque de désir que vous pointez. Beaucoup trop d’affichage, de mots d’ordre, de valeurs, mais pas de réflexion. Par exemple, il n’y a pas d’onglet “Culture”…

    1. Merci et votre proposition est plus que justifiée. Le site de l’UE n’invite pas à désirer plus d’Europe. C’est bel et bien dommage.
      Excellente fin de semaine à vous.
      Très cordialement.
      Gilbert Casasus

  2. Entièrement d’accord avec vous. L’Europe est à un tournant, soit elle fait un pas décisif vers son unification (comme la Suisse a passé de l’Ancienne Confédération à l’Etat fédéral actuel) et se dote des moyens pour être “une force indépendante, consciente d’elle-même”, y compris militairement, malheureusement nécessaires on le voit bien ces temps, mais aussi dans le spatial par exemple, un domaine important pour le futur, soit elle disparaîtra de la scène mondiale en tant qu’acteur qui compte et a son mot à dire. Il lui restera alors plus qu’à choisir entre être vassale de Washington (en bonne partie déjà le cas), ou de Moscou, … voire de Beijing!

  3. Pas très correct vis-à.vis de vos lecteurs d’ouvrir un blog aux commentaires … et de ne pas les publier ensuite! Ce qui donne d’ailleurs l’impression, avec deux commentaires publiés seulement, que votre blog n’intéresse pas beaucoup de monde.

    1. Suis en déplacement. Le traitement des commentaires dépend aussi de mon emploi du temps que je vous serais reconnaissant de respecter.
      GC.

    2. Soyez rassuré cher “Ceilteach”, le blog intéresse plus de monde que ne le reflète le nombre de commentaires (mais certainement une majorité silencieuse).

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