La solitude suisse en Europe

Les moments de grande solitude restent en mémoire de chacun d’entre nous. Ils sont parfois difficiles à vivre et révèlent souvent une forme de dépit qui laisse songeur. Mais plus encore sont-ils le reflet d’une indifférence à laquelle chacun s’expose à son corps défendant. Sentiment ressenti à plusieurs reprises, cette impression de laissé-pour-compte vous gagne lorsque comme Suisse vous êtes confronté à l’Europe. Vous devenez une exception, non que vous soyez exceptionnel, mais parce que vous ne connaissez, ni ne vous conformez pas à la moindre règle en vigueur que vos voisins et vos amis ont assimilée depuis fort longtemps. Quelque part hors-jeu, le Suisse n’est plus que spectateur. À défaut d’être engagé, il se prive par lui-même de cet engagement auquel il aurait toutefois droit comme tout autre citoyen européen. Posture partagée et voulue par nombre de nos compatriotes, elle a pour avantage de ne pas subir les inconvénients d’un esprit communautaire mal compris ou mal interprété. Adage parfois oublié par les plus européanistes des pro-européens, l’Europe peut aussi être synonyme de sacrifices. Mais à vouloir confondre sacrifice et solidarité, les Suisses font souvent fausse route.

Néanmoins, le surplace n’a jamais fait avancer personne. Et la Suisse, le sait comme tout autre. A trop vouloir faire machine arrière, comme le 9 février dernier, elle est alors obligée d’enclencher une nouvelle vitesse pour retrouver son chemin. Elle l’a fait le 30 novembre, en balayant avec Ecopop l’une des pires initiatives qui lui fut soumise ces dernières années. Mais, rien ne sert de crier victoire trop tôt. Les penchants antieuropéens de la Suisse peuvent réapparaître plus vite qu’on ne le croit. Le débat de fond est encore loin d’être tranché, et gare à celui qui voudrait s’asseoir sur les lauriers récoltés le temps d’une votation.

Dénominateur commun en Suisse de toutes les discussions européennes, celles-ci ne réunissent que des Suisses. Ou pour le formuler autrement, elles sont helvético-suisses, voire si l’on préfère réduites à leur plus simple expression nationale. Elles se privent volontiers de cette incontournable dimension internationale et plus spécifiquement européenne, sans laquelle l’Europe n’aurait plus sa raison d’être. C’est dans l’échange d’idées et dans l’art du dialogue que l’Europe se construit. C’est dans l’ostracisme et le repli sur soi que la Suisse mésestime la qualité de sa relation qu’elle devrait entretenir avec l’Union européenne. Mais pour l’avoir trop souvent négligée, elle ne défend ni ses intérêts, ni son avenir.

Si la Suisse aime à rester petite, c’est qu’elle oublie qu’elle ne l’est plus. Loin de se comparer avec ses principaux voisins que sont l’Allemagne, la France ou l’Italie, la Confédération ne fait plus partie des « petits pays » européens. Elle se situe dans une moyenne tout à fait honorable qui lui donne plus d’influence qu’elle ne croit en détenir. Plus forte qu’elle ne l’estime elle-même, elle s’affaiblit par sa propre faute. Pourtant, la Suisse est si merveilleusement européenne car elle est en Europe. Triste lapalissade interjetteront certains esprits chagrins ! Mais lapalissade plus que nécessaire, tant la Suisse aurait besoin de s’ouvrir aux autres Européens ; tant les autres Européens auraient également besoin de s’ouvrir à la Suisse.

A ne s’investir que pour l’intégration de leur pays dans l’Union européenne, les pro-Européens suisses semblent parfois omettre ce qui pourrait aussi être leur force, à savoir défendre la Suisse en Europe. Qu’ils ne laissent surtout pas aux anti-européens le monopole de la défense des intérêts suisses. L’UDC et l’ASIN ne sont ni plus Suisses ou moins Suisses que ne le sont les membres actifs du NOMES, soit du Nouveau Mouvement Européen Suisse. Ni les uns, ni les autres ne sont en droit de revendiquer une quelconque exemplarité nationale. Comme Willensnation, la Suisse appartient à tous ses ressortissants. N’en déplaise d’ailleurs à ceux qui confondent leurs propres avantages personnels avec ceux d’une souveraineté qui, comme partout ailleurs, sera de plus en plus partagée par des citoyens dont l’avenir sera synonyme non de fermeture, mais d’ouverture.

Sinon, les moments de solitude se feront encore plus ressentir qu’ils ne le font déjà. La Suisse n’en a pas besoin. Son destin ne se dessine ni dans l’idéologie du petit, ni dans l’interprétation d’une subsidiarité restreinte et mal comprise. La Suisse du 21e siècle mérite d’être prise et aimée pour ce qu’elle a toujours été et sera de plus en plus : un pays européen qui n’a pas à se cacher derrière les autres. 

    

     

 

          

                                                                                                                                   

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.