A deux jours près, Angela Merkel et François Hollande étaient, pour une fois, sur la même longueur d’onde. D’abord, la chancelière qui, lors des cérémonies du 25e anniversaire de la chute du Mur de Berlin, évoqua le sort actuel de l’Ukraine, de la Syrie et de l’Irak. Rebelote deux jours plus tard. À l’occasion de l’inauguration de « l’Anneau de la Mémoire » dans le Pas-de-Calais, le Président de la République française considéra que « la paix est toujours fragile [car] elle peut vaciller à tout instant ». Pour illustrer ses propos, il reprit à son compte les exemples ukrainien, syrien et irakien. A première vue, rien à dire. Ce qui se passe en Syrie, en Irak et en Ukraine est intolérable. Par conséquent, les États libres et démocratiques ont eu raison de s’en émouvoir.
Mais voilà, à vouloir trop bien faire, on risque de se tromper de combat. A force de tout comparer, on ne compare plus rien de comparable. Si les conflits syriens et irakiens révèlent maintes ressemblances, celui en Ukraine est de tout autre nature. Les djihadistes n’ont rien à voir avec les séparatistes du Donbass, tant le passé et l’idéologie de ces derniers sont si différents de ceux des combattants du soi-disant « État islamiste ». Il ne s’agit pas ici de défendre les uns pour mieux attaquer les autres. Mais, à trop s’en prendre à un seul adversaire, on pourrait se méprendre sur les autres.
Il va de soi que le discours sur la liberté d’Angela Merkel passe bien. Idem pour celui de Hollande sur la paix et sur les menaces de guerre. Chacun, à leur façon, font ce que leur fonction les incite à faire : dépasser le quotidien pour projeter le passé dans l’avenir. Mais à force de se laisser aller au « devoir de mémoire », on en oublierait presque « le travail de mémoire ». Parce ce que de plus en plus difficile, il ne doit pas se borner à la compassion, voire à l’émotion. Aujourd’hui, rien ne sert de se lamenter sur le sort des peuples syrien, irakien ou encore kurde. Les messages de soutien ne leur suffisent plus. Ce qu’ils veulent, c’est un soutien tout court. Et c’est là que le bât blesse. Car, si sincères sont les mots prononcés par les grands de ce monde, si inefficaces sont leurs larmes, voire leur esprit poltron de ne protester que lors des cérémonies officielles célébrant un quelconque événement historique, si important soit-il.
Que l’on se comprenne bien. Il ne s’agit ni d’attaquer Merkel, ni de critiquer Hollande. Grâce notamment à son Ministre des Affaires étrangères, le social-démocrate Frank-Walter Steimeier, la première pourrait endosser le rôle de médiatrice européenne dont les belligérants du conflit ukrainien auraient grandement besoin. Qui connaît bien la scène politique est-européenne, sait fort bien que la République fédérale allemande y a souvent joué un rôle prépondérant, positif et constructif à la fois. Comment ne pas évoquer ici le souvenir de Willy Brandt et de son Ostpolitik ? C’est pourquoi la chancelière aurait été bien inspirée de saluer son œuvre le 9 novembre dernier à Berlin. Chacun l’admet désormais : il a été l’un des principaux artisans de la chute du Mur, beaucoup plus que ne le fut Helmut Kohl, qui lui a été l’homme de l’unité allemande.
Quant à François Hollande, maints reproches peuvent lui être adressés. Mais, pas celui-là. Alors que les autres dirigeants de la planète semblent volontairement vouloir s’en priver, nul ne peut le suspecter de ne pas faire preuve d’un réel courage interventionniste. L’épisode du lâchage d’Obama de septembre 2013 reste encore dans toutes les mémoires diplomatiques. Alors qu’Hollande voulait « y aller », le locataire de la Maison Blanche s’est rétracté au dernier moment, laissant les civils et démocrates syriens se faire massacrer, à tour de rôle, par les soldats de Bachar el-Aassad et par les fous furieux des hordes islamiques.
Les 9 et 11 novembre derniers, Angela Merkel et François Hollande ont donné la priorité aux commémorations. A quoi servent-elles ? Peut-être n’existe-t-il là guère de meilleure réponse que celle que le Président français livra par le 3 août de cette année. A l’occasion de la célébration du centenaire de la Première Guerre mondiale, il déclara, sur les lieux du monument national du Hartmannswillerkopf, que ces « commémorations n’ont pas pour but de rouvrir les blessures, ne sont pas une nostalgie…Elles sont des appels à l’union, au rassemblement, à la mobilisation face à d’autres enjeux, d’autres menaces, d’autres défis, [pour conclure] elles viennent donner du sens au monde d’aujourd’hui, d’abord sur ce que doit être le patriotisme ».
Que ce soit à Berlin en 1989 ou plus récemment à Bamako en 2013, les valeurs européennes l’ont emporté. Peut-être est-ce là, au-delà de toutes les divergences franco-allemandes, une nouvelle approche que ces deux pays pourraient mettre au service de l’Europe. Accusée d’être toujours en retrait, celle-ci devrait ainsi montrer l’exemple. En Ukraine, mais aussi en Syrie ou en Irak. Certes, on en est encore loin. Mais pourquoi ne pas rêver un peu et de faire du patriotisme national un patriotisme européen ? Ici et maintenant, aujourd’hui et demain.