Venue tout droit des États-Unis, la théorie des jeux a fait les beaux jours de quelques séminaires de science politique de même que ceux de plusieurs exercices sur les techniques de la négociation. Plus ou moins adaptées aux besoins de son public-cible, ces diverses formations ont aussi montré leurs propres limites. Rien ne garantit en effet leur succès, tant les données politiques sont soumises à des variables que même le plus ingénieux des scénarios envisagés ne peut pas prédire avec certitude. Appelés désormais à entamer mille et un pourparlers avec leurs homologues de l’Union européenne, les diplomates suisses se trouvent pour le moins dans une situation délicate. Ils savent que la Suisse a tort et que, profession oblige, ils doivent plaider une cause implaidable. Pris au piège du bourbier dans laquelle la Suisse s’est mise, ils sont en première ligne pour réparer ce que les politiques n’ont pas su éviter le 9 février dernier.
Rien n’empêche au Conseil fédéral de mettre en œuvre la votation sur l’immigration de masse. C’est démocratique et légitime à la fois. Sauf que cela ne résout pas le problème que la Suisse s’est posé à elle-même. Car qu’on le veuille ou non, ce n’est pas à l’Union européenne de dénouer le sac de nœuds que les électeurs helvétiques ont eux-mêmes noué. Dorénavant, la balle est dans le camp d’une Berne fédérale qui, jonglant d’une proposition à l’autre, ne sait plus où donner de la tête. Chacun y va de sa propre idée, sans mesurer les conséquences européennes et internationales que leur application pourrait entraîner aux dépens de la crédibilité de la Suisse. Ressenti par maints témoins ou observateurs, un vent de panique souffle sur la politique helvétique qui, pour mieux se dédouaner, fait de l’UE, voire de l’un ou l'autre de ses partenaires européens, un coupable tout désigné. Fidèle à l’adage que l’attaque est la meilleure des défenses, la Suisse se décharge de ses propres responsabilités pour faire supporter à l’autre le poids d’une mesure qu’elle a elle-même prise.
Comment ne pas regretter ici les attaques particulièrement déplacées que le Conseil fédéral a adressées dernièrement à Rome en matière d’immigration ? Car, si de la Suisse ou de l’Italie, il faudrait désigner un pays en proie à l’arrivée massive de réfugiés, c’est non de la Confédération helvétique mais bel et bien de la péninsule italienne qu’il serait question. Comment aussi ne pas s’étonner des propos malencontreux d’une conseillère nationale zurichoise qui s’en prend ouvertement à l’appartenance communautaire de l’un des nouveaux États membres de l’Union européenne ? Non qu’elle ait obligatoirement tort sur le fond. Mais, en tant que Suissesse, soit comme citoyenne d’un pays hors UE, elle a perdu une bonne occasion de se taire. Ce n’est pas à elle de se prononcer sur l’adhésion ou la non-adhésion d’un pays à l’Union européenne.
Pourtant, il ne s’agit là que de broutilles qui agitent le landernau politique bernois. Plus inquiétant demeure ici l’initiative parlementaire des Président du PDC et du PBD, soit de Christian Darbellay et de son alter ego Martin Landolt, d’ancrer les relations bilatérales de la Suisse et de l’Union européenne dans la constitution helvétique. Au mieux est-ce là une basse manœuvre de politique politicienne intérieure, au pire une vue de l’esprit de quelques politiciens ayant perdu le leur. B.a.-ba du savoir-faire diplomatique, il est impossible de dresser son interlocuteur a priori contre soi. En cas de réussite de cette initiative trompeuse, l’Union européenne n’aurait d’autre choix que prendre ses propres responsabilités. De plus en plus opposée à l’idée des négociations bilatérales, elle pourrait soit en accepter de nouvelles, à condition d’en fixer elle-même le cadre et les contenus, soit refuser d’entrer en matière considérant, sans autre forme de procès et non sans raison, que ce n’est là qu’une bravade suisse.
A quelques semaines de l’application de l’initiative du 9 février dernier, la Confédération ne sait plus s’extirper de la situation dans laquelle elle s’est mise par la faute de la majorité de ses électeurs. Elle cherche, là où elle ne trouvera pas grand-chose et s’évertue à résoudre un problème sans réelle solution. En ce sens, elle pourrait avoir recours à l’artifice juridique de permettre aux partis politiques et au parlement de déposer un nouvel article dans la constitution, dont le but ne serait autre que de contourner, soit de se débarrasser, de l’article 121 a. Idée soumise par le juriste bernois Thomas Cottier, elle a pour indéniable avantage d’ouvrir une brèche et d’envisager à plus long terme une sortie de crise. Toutefois, rien ne laisse prévoir qu’elle aboutisse. De plus, elle est au diapason d’une approche tout helvétique de l’Europe, où le droit détermine les valeurs, alors que c’est aux valeurs de déterminer le droit. Toujours incapable et sclérosée de poser en termes politiques l’avenir de sa politique européenne, la Suisse s’en remet au seul droit pour fuir un débat, où elle se sent de plus en plus mal à l’aise. Mais, à force de judiciariser sa politique européenne, elle encourt le risque de tomber dans une logique, à peine démocratique, que l’économiste Jean-Pisani Ferry dénonce avec brio dans son dernier livre, grâce à des mots qu’il a lui-même empruntés au Conseil d’État français : « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distante. Pire, la multiplication des normes, leurs raffinements byzantins, l’impossibilité où l’on se trouve de pénétrer leurs couches de sédiments successives engendrent un sentiment d’angoisse diffuse ; le droit n’apparaît plus comme une protection mais comme une menace ».