Dans un pays comme la Suisse, où la population exprime sa sympathie pour les petites entités administratives et pour les collectivités territoriales au périmètre restreint, nombre de citoyens ont dû avoir quelques regrets à l’énoncé du résultat du référendum écossais. Avouées ou non, leurs préférences allaient vers l’indépendance d’un pays qui, non sans raison, se sent souvent délaissé par une Angleterre un peu trop puissante. Mais à trop vouloir faire vibrer sa fibre régionaliste, la tentation de l’erreur plane bel et bien au-dessus du ciel européen. A l’image de Denis de Rougemont, qui en fut l’un de ses plus fervents partisans, l’Europe des régions n’a cessé de faire des adeptes à travers une histoire qui a toujours opposé les défenseurs de l’État-nation à ceux du localisme ou, dans sa forme la plus extrême, du séparatisme. Si les uns se dotent d’un comportement trop centraliste, comment ne pas reprocher aux autres de privilégier leurs intérêts particuliers aux dépens de l’intérêt général ? Pour dépasser cette dialectique, à laquelle près de soixante années d’intégration européenne n’ont pas encore su répondre, Jacques Delors inventa il y a vingt ans l’idée d’une « fédération des États-Nations ». Concept peut-être juste et réfléchi, mais flou, voire contradictoire, cette fédération n’a pas encore vu le jour et encourt le risque de ne jamais le voir. Plus encore, elle serait condamnée ad vitam æternam si le sentiment indépendantiste devenait la règle d’un processus dont on ne mesure pas encore les dangers qu’il pourrait entraîner avec lui. En multipliant les velléités séparatistes, la construction européenne pourrait alors laisser la place à la déconstruction européenne. Ce n’est pas là une vue de l’esprit mais une réelle menace dont il ne faudrait pas sous-estimer l’importance. A vouloir défaire les États de l’Europe, c’est l’état de l’Europe que l’on défait. Même si ce dernier n’est pas parfait, il est encore meilleur que celui qui pourrait émerger de la réaction émotionnelle et nationaliste de quelques groupes locaux qui, à n’y pas prendre garde, pourraient épouser les contours d’une pensée beaucoup plus éthniciste que communément admise.
Au-delà d’une certaine compréhension, sinon d’une certaine empathie que l’on éprouve à l’égard de quelques manifestations régionalistes, se dessine, à travers une Europe en crise, un mouvement plus profond qui ne ferait qu’accroître les inégalités entre les populations qui la composent. N’est-ce pas d’ailleurs là ce qui se trame dès aujourd’hui, à l’heure où les régions riches veulent faire sécession pour ne pas financer les régions pauvres ? Sous le regard souvent bien veillant de millions d’Européens se forge ainsi un égoïsme régionaliste qui se situe à l’opposé même de la matrice fondatrice d’une construction européenne qui, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, se définissait elle-même comme pacifique et solidaire. A vouloir faire de la solidarité table rase, les damnés de la terre européenne pourraient alors se compter encore en plus grand nombre que ceux qui furent les victimes de la crise de l’euro. Quant à la paix, elle ne serait pas menacée, sauf si l’on oublie ce qui s’est passé il y a vingt ans en Yougoslavie. Quitte à forcer le trait ou à faire preuve d’un pessimisme trop exagéré, rien ne sert de se voiler la face. En effet, toute remise en cause des frontières européennes recèle en elle un réel danger pour l’équilibre d’une Union européenne qui n’a jamais connu la guerre.
Il va de soi que l’Europe a besoin de ses régions. Elles en sont une composante forte et vitale. Elles sont aussi au cœur de cette coopération transfrontalière qui, à l’exemple de la Suisse, de Bâle à Genève, du Lac de Constance au Tessin, fait de la Confédération helvétique un pays européen comme un autre. Par conséquent, les régions sont un acteur de la construction européenne. En revanche, le rôle principal revient toujours aux États. Et c’est bien qu’il en soit ainsi. Bien que régulièrement décrié, vilipendé et accusé de tous les maux de la terre, l’État a été, est et restera le meilleur garant pour la construction européenne. Certains sont en droit de le déplorer. Mais leur alternative pourrait entraîner l’Europe dans une aventure dont certains exemples historiques devraient nous inciter à garder raison. Et la raison, c’est parfois ce qu’il y a de plus dur à garder, même si c’est là le devoir premier de la politique.