ah, si seulement ils étaient fascistes!

La date du dimanche 31 août 2014 ne rentrera pas obligatoirement dans les livres d’histoire. Certains se souviendront du discours social-libéral de Manuel Valls à l’Université d’été du PS à La Rochelle, d’autres des élections en Saxe. Celles-ci ont consacré la position dominante de la CDU mais, plus encore, la victoire électorale de l’Alternative für Deutschland (AFD) qui, après son succès aux élections européennes du 25 mai dernier, siègera pour la première fois dans l’un des seize parlements régionaux allemands. Parti essentiellement monothématique, il préconise surtout l’abandon de l’euro et le retour aux devises nationales. Grâce à cet argument, il a réussi à regrouper près de 10% des électeurs saxons qui, comme nombre de leurs compatriotes, sont persuadés qu’ils ont payé pour les autres Européens. Qu’ils aient tort, n’intéresse d’ailleurs pas grand monde. Même si l’Allemagne s’est dotée d’une position dominante au sein de l’UE depuis 2008 et que la très sérieuse Süddeutsche Zeitung de Munich relevait en mai dernier que la République fédérale avait, plus que tout autre, profité de la crise de l’euro. Mais, comme à l’accoutumée, quoi de plus facile que de se placer dans la peau de la victime ; une attitude qu’en Suisse, l’on ne connaît que trop bien !

A l’image d’autres pays de l’UE, le sentiment anti-Euro et anti-Europe a aussi progressé en Allemagne. Il est devenu un enjeu électoral que la droite nationaliste allemande utilise à merveille. Malgré ses succès d’antan, signés soit par les nazis du NPD dans les années 60, la DVU ou les Republikaner dans les années 90, voire par de petits partis protestataires comme la « Schill-Partei » au début du 21e siècle, l’extrême droite n’a heureusement jamais réussi à mettre à mal la démocratie allemande. Elle est toujours restée un épiphénomène, voire un abcès de fixation qui a toutefois rapidement disparu. L’émergence de l’AFD pourrait néanmoins modifier la donne. Alors que de son vivant, l’ultra-conservateur dirigeant bavarois Franz-Josef Strauss veillait à ce qu’aucun parti n’apparaisse à la droite de la CDU/CSU, rien ne laisse augurer qu’il en soit toujours ainsi. L’AFD est beaucoup plus respectable que ne le furent les anciens mouvements extrémistes et jouit d’un apriori favorable auprès d’une population qui cherche une alternative aux coalitions aujourd’hui en place. Par ailleurs, sa stratégie a le mérite de la clarté car elle veut planter une épine dans le pied de la CDU d’Angela Merkel. En effet, les europhobes allemands pourraient poser un sérieux problème à la chancelière si, en 2017, le SPD n’était plus disposé à jouer ses « Juniorpartner », voire les « faire-valoir » des chrétiens-démocrates. Que l’idée d’une coalition gouvernementale entre la CDU et l’AFD ne soit pas encore à l’ordre du jour, tout le monde en convient. Qu’elle ne puisse pas un jour le devenir, nul ne peut l’exclure, d’autant que le système allemand souffre d’une arthrose politique, où les membres et acteurs ne se déploient que sur un échiquier au périmètre délimité, succinct et restreint.

L’AFD a pour grand avantage de ne pas être un parti d’extrême droite. Il vient de le prouver une nouvelle fois en refusant de siéger, au parlement européen, sur les mêmes bancs que le Front national, le Parti de la Liberté hollandais, le  FPÖ autrichien ou le Jobbik hongrois. Sa préférence est allée au  «Groupe des Conservateurs et Réformistes européens », dominé par les Tories du Premier britannique David Cameron. L’Alternative für Deutschland est l’exemple même d’un mouvement charnière entre la droite classique et une extrême droite renouvelée. Souvent proche de celle-ci par son programme, elle s’en éloigne par le refus de ses méthodes. Ironie du sort ou paradoxe de la situation, c’est ce qui la rend d’autant plus inclassifiable, voire plus difficile à cerner pour les autres partis démocratiques. Si l’AFD ne pouvait être que fasciste, voilà qui simplifierait bien les choses pour ses adversaires. Mais ne l’étant pas, elle les leur rend beaucoup plus compliquées.

D’ailleurs, n’est-ce pas là qu’un débat purement allemand. On le retrouve aussi en Suisse. Pour preuve, le PBD qui, certainement pour enrayer sa perte d’influence, n’a rien trouvé de mieux que de qualifier son rival de l’UDC de « parti fasciste ». Mais n’en déplaise aux auteurs de ces bons mots, ils ont perdu une belle occasion de se taire. Ni plus ni moins que l’AFD allemande, l’UDC suisse n’est pas fasciste. Elle n’en a ni l’idéologie, ni l’arrière-plan historique ou intellectuel. Et comment d’ailleurs ne pas pouvoir le regretter d’une certaine façon ? Pour mieux les dénigrer, quel bonheur aurait- on de s’en prendre à un Bernd Lucke (le leader de l’AFD) habillé en costume de Mussolini, ou à un Blocher, déguisé en Franco ! Mais, ni l’un ni l’autre ne sont les héritiers directs du Duce ou du Caudillo. Ni l’un ni l’autre ne veulent instaurer un État totalitaire en Allemagne ou en Suisse. Ils sont ce qu’ils sont : des hommes de la droite de la droite, des nationalistes antieuropéens, des ultralibéraux économiques et réactionnaires politiques, des protagonistes de la démocratie directe aux dépens de la démocratie représentative. C’est là-dessus qu’il faut les combattre et non fourbir des armes tout aussi démagogiques qui, à n’y prendre garde, pourraient facilement se retourner contre des acteurs qui, souvent fort sincèrement mais aussi un peu naïvement, veulent défendre les valeurs qui font la force de nos régimes politiques.

                  

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.