L’emprise du centre-droit en Europe

Le triumvirat européen tient la route. Jean-Claude Juncker est un dirigeant aguerri dont certaines de ses décisions peuvent surprendre jusque dans son propre camp. Quant aux deux nouveaux, ils sont l’expression d’une Union européenne, où, en ce début du 21e siècle, les enjeux régionaux tiennent le haut du pavé. Ainsi la nomination de Donald Tusk à la présidence du Conseil européen souligne non seulement la position dominante de la Pologne parmi les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) mais aussi l’obsolescence politique du concept d’Europe de l’Est dont la définition ne se limite plus qu’à sa seule aire géographique. Quant au choix de Federica Mogherini au poste de Haute représentante aux affaires étrangères de l’UE, il récompense à la fois le regain de crédibilité de l’Italie sur la scène internationale et la priorité donnée à l’espace méditerranéen que quelques responsables imprudents auraient aimé laisser échoir lors de la crise de l’euro.

Fruit d’un compromis trouvé plus tardivement que prévu, la composition de l’exécutif bruxellois reflète le rapport de forces européen favorable à la droite et au centre-droit. La gauche demeure minoritaire et, après l’échec de Martin Schulz à la présidence de la Commission, elle doit une nouvelle fois s’avouer vaincue. N’obtenant qu’un poste sur trois, ses uniques espoirs reposent sur les épaules de Federica Mogherini qui, de surcroît, devra vite faire oublier l’infortune et le bilan mitigé de sa prédécesseure,  la britannique et travailliste Catherine Ashton. Plus encore, elle devra faire face à l’hostilité croissante d’une droite qui, fort de ses succès, n’hésite plus à croiser le fer avec une social-démocratie européenne, tiraillée entre la fidélité à ses idées et ledit principe de réalité.

Égérie d’une politique de rigueur, l’Allemagne d’Angela Merkel ferme la porte à tout assouplissement de la politique budgétaire européenne menée depuis 2009. Malgré les initiatives de Matteo Renzi, l’actuel Président du Conseil européen, et de Mario Draghi qui à la tête de la Banque centrale européenne n’a cessé de multiplier ces derniers mois les signes d’ouverture et de mettre en garde contre le risque déflationniste des politiques économiques, la chancelière demeure inflexible. Non seulement refuse-t-elle de changer d’un iota ses positions mais aussi place-t-elle ses pions sur un échiquier européen dont elle semble garder la maîtrise du jeu. Soutenant d’ores et déjà la candidature du très conservateur père de l’austérité espagnole, Luis de Guindos, à la direction de l’Eurogroupe, elle pourrait aussi favoriser celle du chef de la Bundesbank, Jens Weidmann, à la BCE, si Mario Draghi devait se décider de succéder à Giorgio Napolitano comme Président de la République italienne. L’éventuelle nomination de Weidmann à Francfort serait alors perçue comme un véritable affront de la part de nombreux États européens qui se rappellent encore trop bien de la condescendance avec laquelle l’actuel numéro un de la Bundesbank les avait traités depuis son accession à la présidence de la Banque centrale allemande.

Au-delà des questions de personne, ces nominations révèlent de réels conflits politiques qui, de mémoire d’Européen, n’ont que très rarement été menés avec une telle intensité. Née d’une idée de compromis entre la droite et la gauche modérée et d’une volonté de réconcilier des pays naguère ennemis, la construction européenne semble désormais se durcir au fur et à mesure que se durcissent les conséquences économiques et sociales dues à la crise bancaire et monétaire. Les différences entre la droite et la gauche apparaissent au grand jour, ne serait-ce que pour privilégier la croissance à la rigueur ou pour engager des politiques de relance économique aux dépens d’une orthodoxie budgétaire. Les concessions se font rares et les deux camps semblent se cantonner à leurs positions respectives. Alors que les sociaux-démocrates désiraient organiser en octobre prochain un grand sommet « sur la croissance et l’emploi », celui-ci aura bel et bien lieu, mais ne sera consacré qu’à la formation professionnelle et à la lutte contre le chômage des jeunes. La discussion se fera alors d’autant plus aisément car ces sujets sont beaucoup plus consensuels que ne peuvent l’être ceux qui auraient pu remettre en cause l’arsenal libéral d’une Union européenne retranchée dans son conservatisme économique.

Qu’il faille s’en réjouir ou non, l’Union européenne tourne une nouvelle page de son existence. Autrefois destinée à surmonter les histoires nationales de chacun de ses pays membres, elle s’oppose dorénavant sur son orientation politique. Aujourd’hui plus clairement à droite qu’elle n’est de gauche, elle est profondément divisée en son sein. Face à une social-démocratie à la recherche d’une nouvelle identité, une droite renouvelée, à l’image de celle de la CDU d’Angela Merkel, agit de manière sûre d’elle-même et dominatrice. On peut certes le lui reprocher, mais non le lui interdire. Sauf si l’Union européenne devait perdre ce qui fait l’une de ses forces, à savoir le respect de l’autre.        

      

 

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.