Ce n’est pas un scoop. La social-démocratie européenne est en crise. Elle qui croyait devancer les conservateurs du Parti populaire européen (PPE) lors des dernières élections au parlement de Strasbourg a dû vite déchanter. Martin Schulz, son candidat ne sera pas le président de la prochaine Commission européenne, les sociaux-démocrates de l’UE s’étant résignés, bon gré mal gré, à soutenir son concurrent direct, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker.
Mais que l’on ne s’y méprenne pas: la crise de la social-démocratie européenne ne se résume pas à l’énoncé de quelques répartitions de postes ou à de savants calculs électoraux auxquels seuls les spécialistes les plus avertis osent encore prêter une quelconque attention. Confrontés à des schémas politiques auxquels ils n’ont pas su répondre, les sociaux-démocrates européens se sont fourvoyés dans le piège que la pensée idéologique dominante a su si bien leur tendre. Rien ne sert en effet de dénoncer haut et fort le néolibéralisme, si l’on n’est pas soi-même capable de lui opposer un modèle crédible. Mais là ne s’arrête pas l’infortune des sociaux-démocrates européens. A l’exemple de Tony Blair et plus encore de Gerhard Schröder n’ont-ils pas eux-mêmes appliqué, à quelques retouches cosmétiques près, les principes et les règles d’une école philosophique et politique qu’ils exècrent au plus haut point?
Ayant jeté leurs débats théoriques dans les poubelles d’une histoire aseptisée, les sociaux-démocrates omettent de répondre aux questions que les penseurs socialistes avaient naguère formulées avec tant de pertinence et de savoir. A l’heure des privatisations à tout-va, plus personne ne se préoccupe plus du rôle de l’État, de son caractère répressif ou idéologique, mais aussi de sa faculté régulatrice et civique. De même la notion de pouvoir n’est disséquée que sous son angle électoral, sans que l’on s’interroge sur sa dimension citoyenne et démocratique. Plus apte à devenir «la camarade du patronat», la social-démocratie européenne en oublie même sa parole, tel François Hollande qui, candidat à la présidence de la République, déclara en janvier 2012 que «[son] véritable adversaire, c’est le monde de la finance».
Pourtant que son intellect la préserve de ne pas tomber dans l’excès inverse! La social-démocratie européenne n’a aucun intérêt à renouer avec une gauche sclérosée qui longtemps a préféré les bancs de l’opposition aux fauteuils ministériels. Ce n’est pas d’un retour aux sources dont elle a besoin mais d’une avancée politique qui remettra sur les rails cette idée de progrès qu’elle a si souvent délaissée. Elle qui avait raison de dénoncer les méfaits de la spéculation bancaire et financière lors de la crise boursière de 2008, elle qui avait raison de condamner la crise économique, fruit d’un capitalisme sauvage et néolibéral, qu’elle prenne enfin le risque de rompre avec sa retenue légendaire et avec sa stratégie du compromis, où elle s’est par ailleurs si souvent compromise.
Qu’elle ne se fasse pourtant pas la moindre illusion. Elle ne pourra pas œuvrer au seul niveau national. Ni en Italie et encore moins en France. Elle-même responsable du désamour que les Européens éprouvent à l’égard de la construction européenne, la social-démocratie est désormais obligée d’écrire une nouvelle page de son histoire. A ne nouer des coalitions qu’avec ses adversaires politiques, à ne voter que du bout des lèvres des textes et des directives qu’elle a elle-même du mal à avaliser, à ne jouer que les faiseurs de majorité, quitte à ne que très peu progresser, voire à régresser à l’occasion de tel ou tel scrutin, la social-démocratie européenne n’a d’autre choix que de passer à l’offensive. Elle doit ainsi apprendre à dire non, à refuser les modèles qu’on lui a imposés, à chercher d’autres solutions économiques et politiques, à renégocier les traités et à redéfinir les priorités de l’Europe. Peut-être lui reprochera-t-on alors de susciter, à l’image de son propre exemple, une crise au sein de l’Union européenne. A quoi bo ! Comme si l’Union européenne n’était déjà pas elle-même assez en crise!