A propos de souverainisme non identitaire

L’ambassadeur Mavromichalis (UE) comprend-il vraiment le dossier suisse ?

Le cœur du texte que le représentant de l’Union européenne à Berne a publié dans Le Temps d’hier, mérite en tout cas quelques réponses. Avec un fact checking et une petite analyse point par point (en sept citations).  

 1 – (…) « L’accès au marché intérieur de l’UE est soumis au respect des règles législatives et réglementaires de l’Union. Le débat en Suisse tend à confondre accès au marché et libre-échange.

Il y a en effet une confusion, mais elle ne porte pas sur ces deux termes. Les Suisses veulent le meilleur accès possible au marché européen, dans une perspective d’échange en effet. A Bruxelles toutefois, on ne parle jamais d’accès, mais de participation, comme si la Suisse faisait partie du marché intégré. Tout accès des exportations suisses est en quelque sorte considéré comme une participation de fait, mais non encore assumée de la part des Suisses sur le plan juridique (institutionnel).

Participer pleinement au marché européen, c’est adopter l’ensemble de ses conditions cadres (directives, règlements, etc). La législation européenne liée au marché intérieur était presque exclusivement économique (au sens restreint) dans les années 1990. Les conditions cadres de l’économie se sont entre-temps élargies en intégrant des dimensions sociales et environnementales. Un Etat de l’Union qui ne les respecte pas est considéré comme exerçant une concurrence déloyale à l’égard des autres membres. C’est progressivement devenu le cas de la Suisse, dont la participation est en réalité très faible à ce stade (ce que l’Accord cadre institutionnel devait faire évoluer rapidement). Les Suisses veulent rester maîtres de leurs conditions cadres.  

La Suisse ne participe en fait qu’à un seul secteur dans le domaine économique : le transport aérien, dans lequel les nouvelles dispositions réglementaires européennes sont automatiquement adoptées. Ce n’est pas un privilège. D’autres Etats de la périphérie de l’Europe y participent également. Sur le plan non économique, il y a aussi Schengen/Dublin, mais qui n’a guère été évoqué dans les débats de ces dernières années.

2 – « Le libre-échange n’abolit que les droits de douane et les quotas, tandis que l’objectif du marché intérieur est l’abolition de toutes les barrières, tarifaires et non tarifaires, à la libre circulation des marchandises, services, personnes et capitaux. Par conséquent, le marché intérieur de l’UE est régi par des règles communes dont le respect est assuré par une juridiction internationale et indépendante.

Ce sont précisément ces règles communes auxquelles les Suisses ne veulent pas être soumis de manière automatique et systématique. S’ils veulent garder leurs niveaux salariaux et de prestations sociales, ils doivent pouvoir adapter les conditions cadres de l’économie en fonction des spécialités à l’exportation, et de leurs destinations dans le monde. Quitte à faire du marché européen un marché comme les autres. Si les entreprises suisses parviennent à être performantes dans le monde, elles le seront en Europe.

3 – « Pendant trop longtemps, l’UE a toléré une situation où la Suisse bénéficiait d’un très large accès à notre marché tout en adoptant de façon sélective les règles qui régissent celui-ci. Cela s’appelle avoir le beurre (l’accès au marché) et l’argent du beurre (l’autonomie réglementaire). Cela nous pose un problème fondamental, car il s’agit d’une violation du principe sacro-saint de l’égalité du traitement des Etats et des opérateurs économiques. Si chaque participant pouvait librement édicter ses propres règles, le marché intérieur perdrait tout son sens car il serait fragmenté en une multitude de sous-marchés nationaux et régionaux.

L’ambassadeur Petros Mavromichalis parle comme si la Suisse était dans l’Espace économique européen (EEE), et qu’elle voulait en sortir. Mais elle n’y est pas et ne veut pas y entrer (il sera toujours temps de le faire si un jour son économie et son système social s’effondrent). A part ce petit problème de perspective, l’auteur a raison sur le fond. Ses propos correspondent à une réalité qui n’est pas encore complètement perçue en Suisse : depuis le Brexit, Bruxelles ne croit plus en l’avenir de la voie bilatérale d’intégration censée hisser progressivement les Suisses au niveau de l’EEE. Le processus est trop long, trop compliqué, trop imprévisible. Les Européens se sont découragés. Ils n’en veulent plus. S’il peut y avoir un Etat tiers en Europe, dans la mer du Nord, pourquoi n’y en aurait-il pas un autre du côté des Alpes? D’où la fermeté nouvelle par rapport aux demandes dérogatoires continuelles des Suisses (d’abord présentées comme des demandes de clarification dans le cas de l’Accord institutionnel).

4 – « (…) Il faut rappeler que la Suisse participe à certains secteurs du marché intérieur européen de son propre gré et selon sa volonté explicite.

Oui, mais l’histoire n’est pas figée. Cette volonté remonte à une autre époque. L’intégration pour l’intégration n’est plus l’objectif du Conseil fédéral depuis 2005. La demande d’adhésion a été retirée en juillet 2016, quelques semaines après le référendum britannique sur le Brexit. L’ouverture des négociations au début de la décennie sur un accord cadre s’est avérée une erreur. Le système politique suisse et les crispations partisanes sur le dossier européen étant ce qu’ils sont, il a fallu du temps pour l’admettre à Berne. 

5 – « (…) L’UE demande depuis plus de dix ans que l’approche bilatérale soit consolidée par un cadre institutionnel, qui garantisse l’alignement des législations et permette le règlement des différends dans les secteurs du marché intérieur auxquels la Suisse participe.

Si l’on ose : l’UE a commis apparemment quelques erreurs fatales par rapport à cet objectif d’intégration juridique progressive et indolore de la Suisse. A tel point que l’on peut se demander si ces bévues ne reflètent pas précisément une sérieuse perte de motivation de sa part.

Première faute : avoir imposé au dernier moment une super-clause guillotine et une déclaration conjointe contraignante dans l’Accord cadre. Cette annexe programmait l’élargissement rapide de la subordination au droit européen à plusieurs secteurs et domaines de l’économie (non concernés par l’accord lui-même). Elle a brusquement réveillé les milieux économiques.

Deuxième faute : n’avoir pas pris tout de suite en compte les revendications hautement légitimes des syndicats en Suisse.

Troisième faute : avoir pris l’habitude depuis 2014 de menacer, d’intimider et d’exercer des mesures de rétorsion vexatoires, comme si la Suisse était la Hongrie ou la Turquie.        

6 – (…) L’égalité de traitement et la sécurité juridique sont également dans l’intérêt de la Suisse.

Merci à l’Union Européenne de se préoccuper des intérêts de la Suisse. N’étant ni dans l’UE ni dans l’EEE, l’égalité de traitement qui nous intéresse est en premier lieu celle des relations internationales. En particulier celle qui sous-tend le multilatéralisme universel prôné urbi et orbi par Bruxelles : la clause de la nation la plus favorisée. Ce que l’UE accorde au Royaume-Uni, au Canada, à l’Australie ou à seize Etats tiers (en matière d’association aux programmes cadres de recherche Horizon Europe), il n’y a pas de raison qu’elle ne l’accorde pas à la Suisse.

Pour ce qui est de la sécurité juridique, elle n’a jamais été aussi faible en Suisse depuis que la voie bilatérale a généré une dynamique dans laquelle chaque étape de l’intégration est irréversible et rend la suivante indispensable. Avec en plus des guillotines exécutoires menaçant l’ensemble du système. Il eût d’ailleurs semblé difficile de parler de sécurité juridique avec un règlement des différends se traitant devant la cour de justice de la partie adverse, comme le prévoyait l’Accord cadre.

Les Suisses ont plébiscité l’an dernier la libre circulation des personnes pour préserver en contrepartie l’Accord sur la recherche subventionnée et l’Accord sur la reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM). En fait de contrepartie, l’UE est en train de vider ces deux accords de leur esprit et de leur substance. Alors qu’ils n’ont aucun lien juridique avec l’Accord institutionnel avorté, et que des mises à jour de l’ARM pourraient être conclues d’un commun… accord (tous les Etats du monde mettent à jour leurs accords).

7 – « (…) A part l’adhésion et l’EEE, il ne reste que l’accord-cadre, un modèle fait sur mesure pour la Suisse. Ou bien il faut accepter l’érosion des accords bilatéraux et le retour au simple libre-échange. La poursuite du statu quo, en tous les cas, n’est pas une option pour l’UE.»

C’est l’EEE tout de suite, l’EEE progressivement et vite, sinon rien. On l’avait d’abord deviné. C’est tout à fait clair aujourd’hui. L’UE aura mis du temps à le déclarer officiellement par la voix d’un ambassadeur. Cette dérobade relativise les propos selon lesquels la Commission européenne était prête aux compromis, et qu’elle a été choquée par le lâchage du Conseil fédéral. Il fallait en réalité que l’un ou l’autre assume la rupture des négociations. C’est finalement la Suisse qui a mis fin à cette mascarade, par les soins de son paysan-président montant dire son fait à la comtesse von der Leyen. Tout un symbole. L’ambassadeur n’endosse pas le beau rôle en faisant ensuite comme si l’Accord institutionnel était encore une option.   

Les Suisses veulent apparemment prendre le temps de la réflexion. Ils sont peut-être en train de se rendre compte qu’ils n’auront jamais la paix dans cette voie bilatérale dont l’UE dicte le rythme et les conditions. Ils s’apercevront éventuellement que les pertes économiques du statu quo seront insignifiantes à l’échelle du PIB. Les possibles baisses d’emploi devraient être compensées par un tassement de l’immigration active. Les partisans de la libre circulation n’ont-ils pas toujours affirmé que le marché du travail s’autorégulait, avec l’immigration européenne et le travail frontalier comme variables d’ajustement ?    

Le retour au « simple libre-échange » sonne comme une nouvelle menace, mais ce n’est une option ni pour l’Union Européenne, ni pour la Suisse. Le libre échange invoqué par l’ambassadeur Mavromichalis n’existe plus guère dans le monde développé. L’Accord de libre-échange de 1972 entre l’UE et la Suisse fait quinze pages. L’ « Accord de commerce et de coopération » de 2020 entre l’UE et le Royaume-Uni en fait mille quatre cents. Entre l’UE et le Canada (2016), il est du même ordre et s’intitule « Accord économique et commercial global ».

Une fois passé le temps des ressentiments, pourquoi l’Union se contenterait-elle d’un libre-échange archaïque avec la Suisse ? Bruxelles négociait un « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » avec les Etats-Unis lorsque Donald Trump a été élu et l’a suspendu. Un autre accord de partenariat vient d’être finalisé avec le Japon. Un autre encore est en préparation avec l’Australie. Tous ont des reconnaissances mutuelles de normes techniques, l’essentiel de l’accès « privilégié » de la Suisse au marché continental. Aucun ne prévoit de subordination au droit européen. Pourquoi la Suisse, troisième partenaire économique de l’UE après les Etats-Unis et la Chine, devant le Royaume-Uni, n’aurait-elle pas droit à ces égards élémentaires ? Ne serait-ce que par égalité de traitement ?

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