Vous reprendrez bien une tranche de l’affaire Fricker

Jeudi dernier, une journaliste du Temps sollicitait mon opinion au sujet de l’affaire Fricker (probablement suite à ma publication de ce texte d’Yves Bonnardel). Ayant pris la peine de répondre soigneusement à ses questions, quelle ne fut pas ma surprise quand je constatai qu’elle avait finalement préféré rapporter les propos de Jean Romain. L’article, qui questionne la légitimité de l’analogie entre exploitation animale et holocauste, se conclut d’ailleurs sur cette fine observation du philosophe: «Lorsque la raison vacille, c’est l’émotion qui prend le dessus.» Car l’emploi de telles analogies serait «propre aux mouvements dont la charpente conceptuelle est fragile».

Cette leçon de rationalité est franchement loufoque, venant de quelqu’un qui ignore manifestement tout du sujet. Pour preuve: d’après Romain, «seul l’être humain, doué de la capacité d’anticipation et de raison, est sujet de droit.» On se croirait au siècle de Descartes. Heureusement, la recherche en éthique animale a connu quelques progrès dans l’intervalle. D’une part, on sait désormais que la raison et la capacité d’anticipation ne jouent pas le rôle que leur attribue Romain, qu’elles ne sont pas nécessaires à la possession de droits moraux – ce dont peuvent au passage se réjouir les êtres humains qui en sont dépourvus. D’autre part, l’éthologie contemporaine a largement démontré la présence de ces capacités chez de nombreux animaux. N’en déplaise à Romain, nous n’avons le monopole ni de la raison ni de l’anticipation, et encore moins des droits moraux. Il s’agirait donc de s’informer un minimum avant de faire le malin dans la presse.

Au-delà de cette réponse ouvertement ad hominem, que faut-il penser de l’idée que ces analogies sont essentiellement émotionnelles, propres aux militants qui manquent d’arguments solides? Un raisonnement par analogie consiste à montrer qu’une pratique est injuste parce qu’elle possède les caractéristiques qui rendent injuste une autre pratique, dont l’injustice est communément admise. Nous avons déjà rencontré un tel argument dans un post antérieur: le spécisme est injuste parce qu’il possède la propriété qui rend le racisme et le sexisme injustes, à savoir reposer sur un critère purement biologique. Dans le présent contexte, l’idée est donc que l’exploitation des animaux est injuste parce qu’elle possède la caractéristique qui rendait l’holocauste injuste, à savoir impliquer le massacre d’une classe d’individus sans la moindre considération pour leurs intérêts.

Face à un tel argument, la charge de la preuve repose sur les épaules des objecteurs. Tant que ces derniers ne sont pas en mesure d’identifier une différence moralement pertinente entre les pratiques en question – une propriété qui rende injuste l’une mais que n’instancie pas l’autre –, l’analogie tient la route. Or, justement, les belles âmes qui se scandalisent depuis une dizaine de jours des déclarations de Jonas Fricker sont apparemment incapables d’identifier une telle différence entre l’holocauste et l’exploitation des animaux. De fait, en lieu et place d’une telle réponse, elles se contentent de s’offusquer en cœur et de crier à l’antisémitisme. Fricker et ses amis antispécistes ne sont même pas humanistes!

Comme Yves Bonnardel, je suis d’avis que cette polémique est avant tout symptomatique du spécisme de notre société. Ceci dit, je pense qu’elle révèle aussi les difficultés plus générales qu’ont les gens avec l’argumentation, difficultés qui sont encore accentuées lorsqu’on touche à un sujet sensible. Car on peut trouver que l’analogie ne fonctionne pas pour des raisons philosophiques. Ou concéder qu’elle est philosophiquement légitime tout en s’y opposant pour des raisons stratégiques. Mais cette accusation d’antisémitisme (ou de misanthropie) manifeste une incompréhension totale de son fonctionnement. Les antispécistes ne minimisent en aucun cas l’injustice de ce qu’ont subi les Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale. Une telle tactique affaiblirait considérablement leur argument, qui repose précisément sur le constat consensuel que la Shoah était une abomination.

La fanfare de réactions outragées suscitée par les propos de Fricker est décidément plus émotionnelle que le recours à un argument dont on devrait pouvoir discuter rationnellement. Comme quoi, la raison n’est pas toujours du côté où on l’attend le plus.

(Illustration: Fanny Vaucher)

Exploitation animale et humanisme

Ci-dessous, le point de vue antispéciste de mon ami Yves Bonnardel sur l'”affaire Fricker”, que je partage dans les grandes lignes.

Ce 28 septembre, dans le cadre d’un débat au parlement suisse sur l’initiative FairFood, le député Jonas Fricker exprimait que des images de transport de cochons vers l’abattoir lui avaient fait penser aux convois qui transportaient des Juifs vers Auschwitz dans le film La Liste de Schindler. L’ensemble du monde politique a alors dénoncé une comparaison inacceptable. Monsieur Fricker, à la suite de cela, a démissionné.

De telles comparaisons sont sensibles et doivent être maniées avec prudence. De nombreuses catégories d’êtres humains restent considérées comme inférieures et indésirables et sont régulièrement l’objet d’agressions. Les comparaisons entre ce qu’elles subissent et ce que subissent les animaux sont délicates, parce que beaucoup de gens pressés passent vite de la comparaison entre ce qui est subi par l’une ou l’autre catégorie considérée, à un amalgame des catégories elles-mêmes. Et paraître être comparés à des animaux peut non seulement raviver des plaies bien actuelles, mais s’avérer dangereux : c’est parce que ces humains sont en partie “déshumanisés” et marginalisés, qu’ils sont en butte à des discriminations et violences.

En même temps, comment ne pas comprendre ces comparaisons ? Le terme holocauste lui-même désigne un massacre d’animaux… Si l’on est horrifié-e que des Juifs aient été traités comme des animaux, que cela révèle-t-il du traitement que l’on réserve à ces animaux justement ? N’y a-t-il pas lieu de s’indigner non seulement de ce que les animaux soient maltraités, mais aussi, de ce qu’on préfère s’indigner qu’une telle comparaison ait été faite au lieu d’œuvrer pour que ces horreurs cessent ? Le mépris de notre civilisation pour les animaux, le spécisme, est illégitime et indéfendable au même titre que sont indéfendables le racisme ou l’antisémitisme.

J’aimerais partager avec vous cette courte tribune vidéo d’un rescapé du camp de Treblinka, Alex Hershaft, désormais militant pour que le Plus jamais ça s’applique au sort que l’on fait subir aux animaux. (Cliquer sur les sous-titres en français)

Toute comparaison doit pouvoir s’effectuer dans les deux sens. Mais lorsqu’ils récusent la comparaison entre ce que subissent des humains rabaissés (les Juifs, les Noirs, les peuples colonisés, les femmes, les parias, etc.) et ce dont sont victimes les animaux, les spécistes imposent en fait une drôle de comparaison, à sens unique. Ils veulent signifier que des humains ont été traités comme des bêtes, c’est-à-dire dégradés – ce qui est une façon de réaffirmer que les animaux sont bien des inférieurs, des sous-êtres. Que seuls les humains comptent, et qu’ils comptent d’autant plus que les animaux, eux, ne comptent pas. Evidemment, alors, la comparaison n’est plus symétrique: on ne peut plus dire à l’inverse: “les animaux sont traités comme l’ont été tant de Juifs” (ou de Noirs, ou de femmes, ou de parias, ou toute autre catégorie humaine qui s’est heurtée à la férocité humaine, qu’elle se revendique blanche, masculine, etc.), parce que notre société n’admet pas que les animaux eux aussi sont injustement méprisés.

Pourtant, non, les animaux ne sont pas des inférieurs, des moins-que-rien massacrables et torturables pour un oui ou pour un non, et ils ne doivent plus continuer à servir de repoussoir pour décrire les atrocités basées sur une dégradation d’humains (“ils ont été traités comme du bétail, comme des chiens…”) sans qu’on s’indigne dans le même temps que l’on traite mal les chiens, et le bétail…

D’autant que c’est justement sur le lit du spécisme que se bâtissent le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, etc.: si des catégories entières d’êtres humains sont animalisées, déshumanisées, pour être mieux marginalisées, exploitées, voire exterminées… cela n’est possible que dans un contexte où la référence à l’animalité reste dégradante. Où l’animalité elle-même est perçue comme inférieure. Où les animaux eux-mêmes sont exploités, dominés voire exterminés pour un oui ou pour un non.

Quand déciderons-nous d’en finir avec le spécisme, injustifiable, moralement inacceptable et d’une brutalité sans nom? Quand donc abandonnerons-nous ces inepties de “supérieur” et d’inférieur”, qui sont responsables de tant d’atrocités au cours de notre histoire ?

Les premières victimes du spécisme

Passer leur vie enfermés entre les quatre parois d’un box, les cochons n’aiment pas bien ça. Les veaux, quant à eux, pleurent comme des bébés qu’ils sont lorsqu’on les sépare de leur mère pour les expédier à l’abattoir. Enfin, les poussins mâles apprécient moyennement quand les sexeurs les balancent vivants dans une broyeuse sous prétexte qu’ils sont infoutus de pondre un oeuf. Et pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, les premières victimes du spécisme ne sont autres que les poissons.

Être la principale victime du spécisme, ça n’est pas rien. Pas moins de 65 milliards d’animaux terrestres sont abattus chaque année pour l’alimentation humaine. Deux mille par seconde, soit 40 000 depuis que vous lisez cet article. Mais si ces chiffres vous impressionnent, vous n’avez encore rien vu. D’après l’estimation la plus basse, 600 000 poissons sont morts dans les filets des pêcheurs durant le même laps de temps.

Ce nombre a quelque chose de glaçant. Et les conditions du massacre n’arrangent rien à l’affaire. N’étant soumise à aucune réglementation, l’horreur de la pêche n’a franchement rien à envier aux dérapages routiniers médiatisés en France grâce à l’association L214. Les poissons dont les organes n’explosent pas du fait de la dépressurisation quand ils sont violemment extirpés du fin fond des océans agonisent parfois pendant des heures avant de mourir asphyxiés. Imaginez un instant la levée de boucliers que susciterait un abattoir dans lequel de jolis lapins seraient noyés de la sorte.

Mais voilà, les poissons ne sont que des poissons. Outre le peu d’empathie que nous inspire leur vilaine dégaine, les clichés dont ils font les frais ont la dent dure. On veut bien que les vaches aient des amis et les chimpanzés une espèce de conscience de soi, mais les poissons ne se souviennent même pas qu’ils ont tout oublié. C’est bien connu.

Qu’à cela ne tienne! L’association antispéciste romande PEA (Pour l’égalité animale) compte bien redorer l’écaille de ces grands malaimés. Vendredi, à la veille de la Journée mondiale pour la fin de la pêche, elle organise deux évènements à ne pas manquer: le vernissage de l’exposition “Qui sont les poissons?” (dès 16h30, au Café des Volontaires) et une conférence de l’éthologue américain Jonathan Balcombe (à 19h, à Uni Mail, salle MS160). Passez-y donc me dire ce que vous en pensez!

(Illustration: Fanny Vaucher)

(5) Cri de la carotte et silence des agneaux

Le consensus philosophique est sans équivoque: nous avons des devoirs envers toutes les entités qui sont capables de ressentir des choses agréables ou désagréables, et envers elles seulement. En d’autres termes, sont des patients moraux tous et seuls les êtres sentients. La moralité de certaines de nos pratiques dépend donc crucialement d’une question scientifique: qui sont les êtres sentients?

Mon cousin Bobby n’est pas un homme de science, mais il ne manque pas une occasion de se taire. Quand il ne prétend pas que les végétaux sont sentients, c’est pour nier que les animaux le soient. Au regard des connaissances que la science met à notre disposition, ces croyances sont franchement grotesques. Il faudrait en rire si elles n’avaient pas les effets désastreux que l’on sait: rien qu’en permettant à Bobby de consommer de la chair animale quotidiennement, elles engendrent chaque année la souffrance et la mort d’environ 500 animaux.

Bien sûr, Bobby ne peut accéder à la sentience des animaux comme il accède à la sienne propre. Parce que sa souffrance est précisément sa souffrance, il lui suffit qu’elle survienne pour le savoir. La souffrance des ratons laveurs, des truites et des perdrix n’est pas aussi transparente à sa conscience. Ce qui n’excuse toutefois pas son scepticisme en la matière: après tout, bien qu’il ne connaisse pas directement la peine de Lara Fabian, il n’en doute pas une seconde lorsqu’il perçoit ses cris stridents.

Ainsi, nous accédons à la sentience de nos congénères en observant leurs comportements. Mais l’outil principal, pour savoir si un individu est sentient, demeure l’étude de sa physiologie. Voyons donc ce que les comportements et la physiologie respectifs des végétaux et des animaux peuvent nous apprendre à leur sujet.

Bobby est sentient parce qu’il possède un système nerveux central: des informations remontent via ses nerfs jusqu’à son cerveau, qui les analyse ensuite sous forme de sensations. Les plantes n’ayant ni cerveau ni système nerveux, tout porte à penser qu’elles ne ressentent rien. Certains soutiennent pourtant qu’elles sont intelligentes. Non seulement réagissent-elles de façon étonnante aux stimuli de leur environnement. Il leur arriverait même de communiquer! C’est donc forcément qu’elles ont des sensations, qu’elles veulent vivre, ni plus ni moins que nous. N’est-ce pas?

Eh bien non, ça n’est pas. Que les plantes soient adaptées à leur environnement,
au point même d’échanger des informations pertinentes pour leur survie, n’a rien d’étonnant. Après tout, elles ne sont pas moins que nous le résultat de milliards d’années d’évolution – car non, nous n’avons pas plus évolué que les autres êtres vivants qui peuplent la Terre. Mais qu’on les appelle “intelligence” ou non, ces facultés n’impliquent pas la moindre sensation, ni la moindre volition. L’argument de l’intelligence des plantes ne fait donc pas honneur à celle des humains.

Puisque les végétaux ne sont pas sentients, nous n’avons pas d’obligations à leur endroit.

Concernant les animaux, tout n’est pas noir ou blanc. Les scientifiques s’accordent pour dire que tous les vertébrés sont sentients. Mammifères, oiseaux, poissons, reptiles et batraciens seraient donc des patients moraux. Et il en va de même de certains invertébrés, tels que les pieuvres et les calamars. D’autres, comme les éponges de mer, sont dépourvus de système nerveux central et donc incapables de ressentir quoi que ce soit. Les choses se compliquent néanmoins du fait que, si la possession d’un tel système est une condition nécessaire à la sentience, elle n’y suffit pas pour autant. Encore faut-il avoir un cerveau d’une certaine complexité, l’ennui étant qu’il est difficile de savoir précisément quelle complexité.

C’est alors qu’intervient le critère comportemental. Ainsi, les comportements de certains arthropodes (insectes, arachnoïdes et crustacés) semblent attester de leur sentience. L’idée est assez simple. Parce qu’ils recherchent le plaisir et évitent la douleur, ces animaux adoptent certains comportements, qui n’auraient donc pas été à leur portée s’ils n’avaient pas été sentients. Evidemment, les réactions les plus simples et stéréotypées ne nécessitent pas la présence de sensations – en témoigne l’ “intelligence” des plantes. En revanche, des comportements plus complexes, comme la fameuse danse des abeilles, constituent de solides indices de sentience.

Pour faire court: les plantes ne sont pas sentientes; les vertébrés le sont; et des doutes subsistent au sujet des invertébrés. Sauf exceptions, nous devrions donc partir du principe que nous avons des obligations envers les animaux, et envers les animaux seulement.

(Illustration: Fanny Vaucher)

(4) Que doit-on à Gédéon?

Le spécisme, c’est très pratique. Vous vous demandez si Gédéon a des droits ou si, au contraire, vous pouvez l’engraisser et l’abattre pour consommer sa chair, le mutiler au nom du progrès scientifique et l’exhiber dans des numéros de cirque un peu divertissants? Tout dépend de l’espèce à laquelle il appartient: si Gédéon est un être humain, vous êtes prié de respecter sa dignité; dans le cas contraire, faites-en bien ce que vous voudrez.

Du point de vue spéciste, nous avons des devoirs moraux envers tous les Homo sapiens et envers les Homo sapiens seulement. Dans le jargon philosophique, on dira que tous et seuls les êtres humains sont des “patients moraux”. Qu’en est-il alors du point de vue antispéciste? Qui sont les patients moraux si l’appartenance d’espèce est dénuée de pertinence morale? Voilà une question intéressante! (Ce n’est pas pour rien que je la pose.)

Ma grand-tante Suzette a une réponse: elle croit que tous et seuls les animaux sont des patients moraux, que nous avons des obligations envers chacun d’entre eux mais pas envers les choux-fleurs et les cailloux, par exemple. Malheureusement, cette réponse n’est pas satisfaisante. Comme l’humanité et la couleur de la peau, l’animalité est une propriété purement biologique et, partant, moralement arbitraire. Discriminer sur la base de l’appartenance au règne animal serait aussi injuste que de le faire sur la base de l’appartenance à l’espèce humaine ou à la race blanche. Tatie Suzette se trompe.

Le mieux, pour répondre à notre question, est de procéder par étapes. Dans un premier temps, on affirmera sans trop se mouiller qu’une entité est un patient moral si, et seulement si, il est possible de lui faire du bien ou du mal, une affirmation que l’on peut décomposer en deux énoncés:

(1) Une entité est un patient moral seulement s’il est possible de lui faire du bien ou du mal.

(2) S’il est possible de faire du bien ou du mal à une entité, alors cette entité est un patient moral.

Ces énoncés jouissent indéniablement du soutien de nos intuitions. Supposons pour commencer que Gédéon soit un basson. Parce qu’il n’est alors pas possible de lui faire du bien ou du mal, on voit mal comment on pourrait avoir la moindre obligation à son égard – ce qui confirme (1). Supposons maintenant que Gédéon soit un basset. Parce qu’il est alors possible de lui faire du bien ou du mal, nous avons manifestement au moins une obligation le concernant: celle de ne pas lui faire de mal inutilement – ce qui confirme (2). En somme, Gédéon est un patient moral si, et seulement si, il est possible de lui faire du bien ou du mal.

Reste à savoir à qui il est possible de faire du bien ou du mal. Ici aussi, une proposition s’impose à notre entendement: il est possible de faire du bien ou du mal à une entité si, et seulement si, elle est sentiente – c’est-à-dire capable de ressentir des choses agréables ou désagréables, qu’il s’agisse de sensations (de plaisir et de douleur) ou d’émotions (telles que la joie et la peur). Cette affirmation peut à son tour être décomposée en deux énoncés:

(3) Il est possible de faire du bien ou du mal à une entité seulement si elle est sentiente.

(4) Si une entité est sentiente, alors il est possible de lui faire du bien ou du mal.

À nouveau, rien que de très intuitif. Supposons que Gédéon soit un basson.  Parce qu’il est alors incapable de ressentir quoi que ce soit, on voit mal comment on pourrait lui faire du bien ou du mal – ce qui confirme (3).  Supposons maintenant que Gédéon soit un basset. Parce qu’il est alors susceptible de ressentir du plaisir et de la douleur, on pourra lui faire du bien (en lui caressant le ventre) et du mal (en lui marchant sur la queue) – ce qui confirme (4). En somme, il est possible de faire du bien ou du mal à Gédéon si, et seulement si, Gédéon est sentient.

Moralité: tous et seuls les êtres sentients sont des patients moraux. Nous avons des devoirs envers chacun d’entre eux et envers eux seulement. Cette conclusion soulève évidemment une autre interrogation: qui sont les êtres sentients? Pour le savoir, rendez-vous au prochain épisode.

 

(Illustrations: Fanny Vaucher)

(3) À la niche, le propre de l’homme!

Résumé des épisodes précédents: le spécisme est la discrimination fondée sur l’appartenance d’espèce; et cette discrimination est injuste. De fait, parce qu’il est purement biologique, le critère sur lequel elle s’appuie est dénué de pertinence morale. À ce stade, vous doutez peut-être du caractère strictement biologique de l’appartenance d’espèce. Si c’est le cas, félicitations pour votre esprit critique! Et spéciale dédicace: le présent billet est pour vous.

Comme chacun sait, le propre de l’homme est: le langage, la raison, le rire, la conscience (de soi, en tout cas), l’imagination, la curiosité, la capacité d’utiliser des outils, la capacité de fabriquer des outils, l’altruisme et l’empathie, le sexe récréatif… La liste n’est pas longue; elle est sans fin. Comment peut-on faire de l’humanité une catégorie biologique quand cette notion relève si clairement de la psychologie?

La question est intéressante puisque les propriétés mentales ont, sur leurs cousines biologiques, l’avantage d’être parfois pertinentes du point de vue moral. Les antispécistes ne vous diront pas le contraire, eux qui considèrent généralement que nous n’avons de devoirs qu’envers les êtres “sentients” – c’est-à-dire susceptibles d’expériences plaisantes et déplaisantes. Il se pourrait donc que les humains jouissent d’un statut moral supérieur parce qu’ils sont doués de raison, capables d’empathie et un peu obsédés. Le spécisme se verrait par là justifié.

Mais cette hypothèse se heurte à deux difficultés. Premièrement, quelle que soit la propriété mentale jugée pertinente, l’ensemble des individus qui l’instancient sera distinct de l’ensemble des êtres humains. Elle sera soit absente chez certains humains soit présente chez certains animaux, ou pire encore: les deux à la fois. La conscience de soi peut servir d’illustration. Si les nouveau-nés et certains handicapés mentaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes, ils n’en sont pas moins humains pour autant. Inversement, les cochons et les dauphins ne font vraisemblablement pas partie de l’espèce humaine bien qu’ils soient souvent conscients d’eux-mêmes. On aurait donc tort d’identifier humanité et conscience de soi.

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Inutile de réitérer ce raisonnement pour chacun des prétendus propres de l’homme afin d’en tirer la conclusion qui s’impose: en dépit des apparences, l’appartenance d’espèce n’est pas une propriété mentale.

Deuxièmement, bien qu’elles relèvent de la psychologie plutôt que de la biologie, ces propriétés demeurent moralement arbitraires. En effet, les nourrissons et les vieillards séniles ne comprennent ni le théorème d’incomplétude de Gödel ni les blagues de François Rollin. Qui conclurait de cette observation banale que leurs intérêts importent moins que les vôtres ou les miens? Le statut moral d’une entité ne dépend pas du fait qu’elle possède l’un ou l’autre des propres de l’homme.

Moralité: l’appartenance d’espèce est une propriété biologique, et elle n’est que cela. Moralité bis: le spécisme est bien l’analogue au niveau de l’espèce de ce que sont le racisme et le sexisme à l’échelle de la race et du sexe, une discrimination injuste parce que fondée sur un critère arbitraire.

 

(Illustration: Fanny Vaucher)

(2) Alors, pour ou contre le spécisme?

Si vous vous demandez ce qu’est le spécisme, vous avez probablement manqué un épisode: cette question faisait l’objet du premier billet de ce blog. En revanche, si vous avez fait les choses dans l’ordre, tout va bien, et vous savez dores et déjà que le spécisme est une discrimination. Faut-il en conclure qu’il est injuste ? On pourrait le penser, mais on aurait tort.

Car cette inférence présuppose à tort que toutes les discriminations sont injustes. Contre-exemples. On considère généralement qu’il est légitime d’interdire la consommation d’alcool aux enfants, alors qu’il serait injuste d’en priver les adultes. Dans le même ordre d’idées, certains pensent que les intérêts des innocents méritent plus de considération que ceux des coupables. Il se pourrait bien sûr que ces deux thèses soient fausses, qu’il soit injuste de privilégier de la sorte les adultes et les innocents. Il faudrait néanmoins déployer un solide argument pour le démontrer.

Si le spécisme est injuste, ça n’est donc pas simplement parce qu’il s’agit d’une discrimination.

Vous l’aurez deviné: il tire son nom d’une analogie avec d’autres discriminations. Tandis que les spécistes accordent des droits aux individus et de la considération à leurs intérêts en fonction de l’espèce à laquelle ils appartiennent, les racistes et les sexistes le font respectivement en fonction de leur race (ou de leur couleur de peau, si l’on veut) et de leur sexe. Peut-être le spécisme est-il alors injuste pour la même raison qui nous incite à condamner le racisme et le sexisme.

On oppose souvent à cette idée le constat suivant. Il existe, entre le spécisme et les discriminations intra-humaines, des différences importantes. Par exemple, les Noirs et les femmes sont en mesure de lutter activement contre l’injustice qui leur est faite. À l’inverse, on imagine difficilement des truites et des poulets organiser une manifestation antispéciste ou revendiquer la fin de leur exploitation.

Cette objection repose toutefois sur une confusion. Personne ne prétend que le spécisme est similaire au racisme et au sexisme sous tous ses aspects – une analogie n’est jamais l’affirmation d’une exacte similarité. Ses ennemis sont simplement convaincus qu’il partage avec ces attitudes la caractéristique qui les rend moralement condamnables. Mais alors, quelle est cette caractéristique ?

Le racisme et le sexisme sont injustes en vertu du caractère arbitraire des critères sur lesquels ils s’appuient. Les racistes privilégient (typiquement) les Blancs au détriment des Noirs, alors que la couleur de la peau n’est pas pertinente. Quant aux sexistes, ils négligent (typiquement) les intérêts des femmes en comparaison de ceux des hommes, alors que le sexe n’est pas pertinent. Les frontières de race et de sexe sont moralement arbitraires, et c’est ce qui rend le racisme et le sexisme injustes.

Pourquoi sont-elles arbitraires ? Parce qu’elles ne sont que biologiques, sans connexion avec les intérêts respectifs des Noirs et des Blancs, des hommes et des femmes. Mais voilà: la frontière d’espèce est elle aussi strictement biologique; en soi, elle n’a rien à voir avec les intérêts des individus. (Certes, la plupart des humains ont des intérêts que les animaux n’ont pas. Contrairement à nous, les lapins et les chats s’ennuient quand ils regardent la première saison de True Detective, par exemple. Mais les nouveau-nés et les handicapés mentaux profonds non plus n’affectionnent pas spécialement les séries policières. Si la plupart des humains ont certains intérêts qui font défaut aux animaux, ce n’est donc pas le cas de tous les humains. En soi, l’appartenance d’espèce est sans lien avec les intérêts des individus.) Le spécisme partage donc avec le racisme et le sexisme cette caractéristique qui les rend injustes: il est fondé sur un critère strictement biologique, dénué de pertinence morale.

On peut arriver à la même conclusion par un autre chemin, en recourant à ce que les philosophes appellent une “expérience de pensée”:

À la suite d’une série de mutations génétiques somme toute assez banales, une nouvelle espèce fait son apparition: Homo robustus. Les robustus ne se distinguent pas spécialement de nous par leurs capacités ou par leur apparence. À une exception près, qui n’est pas sans conséquences pour notre condition: plus robustes et mieux organisés, ils s’emparent rapidement du pouvoir. Après s’être découvert un goût prononcé pour notre chair, ils nous élèvent à des fins gastronomiques, dans des conditions qui ressemblent assez ironiquement aux conditions d’élevage actuelles. Les robustus considèrent qu’ils n’ont pas de devoirs à notre égard.

Ce scénario invite la leçon suivante. Puisque les différences de race et de sexe sont arbitraires du point de vue moral, on voit mal comment la différence entre robustus et sapiens pourrait ne pas l’être – après tout, les robustus nous ressemblent au moins autant que les Blancs ressemblent aux Noirs et les hommes aux femmes. Seulement voilà, cette différence n’est autre que l’espèce: c’est parce que nous ne faisons pas partie de leur espèce que les robustus se croient justifiés à nous exploiter.

Tout porte donc à penser que l’appartenance d’espèce n’est pas plus pertinente du point de vue moral que l’appartenance de race ou de sexe et, a fortiori, que le spécisme est moralement condamnable, au même titre que les plus inacceptables des discriminations intra-humaines.

(1) Qu’est-ce que le spécisme?

Il faut appeler un chat un chat: Sale bête est un blog antispéciste. Il se propose d’aborder la thématique du spécisme à la fois sous un angle philosophique et via l’actualité, pour peu que cette dernière s’y prête. Vous vous demandez ce qu’est le spécisme? Vous ne pouviez pas mieux tomber, car c’est l’objet de ce premier billet.

Quarante ans après son invention, le mot “spécisme” fera l’année prochaine son entrée dans le Petit Robert. D’après le dictionnaire, le spécisme est “l’idéologie qui postule une hiérarchie entre les espèces et, en particulier, la supériorité de l’être humain sur les animaux”.

Indice supplémentaire d’une prise de conscience désormais collective, s’enthousiasment certains. Mais d’autres regrettent déjà le choix de la définition. Si le spécisme était l’affirmation d’une hiérarchie entre les espèces, il n’est pas clair qu’il faudrait s’y opposer. De fait, qui nierait sérieusement que les humains sont (en moyenne) plus intelligents que les moustiques?

Les choses se compliquent néanmoins lorsque les plus enthousiastes concèdent ce point tout en rejetant la thèse d’une hiérarchie. Même si nous sommes plus intelligents que les moustiques, on aurait tort d’affirmer sans plus de précaution que nous leur sommes supérieurs. Après tout, en matière de voltige, les moustiques l’emportent haut la patte.

Armé d’un minimum de bonne foi, on admettra néanmoins que les relations qu’expriment les énoncés du type “x est supérieur à y” sont en principe indexées sur un critère implicite. Si votre tante Gilberte soutient que les humains sont supérieurs aux moustiques, elle fait probablement référence à leurs capacités mentales.

D’un autre côté, si elle signifiait réellement que les humains sont supérieurs aux moustiques tout court – c’est-à-dire sans référence au moindre critère –, il faudrait malheureusement conclure qu’elle n’a plus toute sa tête, cette idée étant dénuée de sens. Mais Gilberte ne serait pas spéciste pour autant.

En effet, quoi qu’en dise le Petit Robert, le spécisme n’est pas l’idéologie qui postule une hiérarchie entre les espèces. À sa décharge, il faut reconnaître que le terme fait l’objet d’usages variés, y compris chez celles et ceux qui savent s’en servir. Pour le propos de ce blog, la définition suivante fera l’affaire.

De la même manière que le racisme (sous l’une de ses formes) est la discrimination basée sur l’appartenance de race, le spécisme est la discrimination basée sur l’appartenance d’espèce. Tandis que les racistes négligent les intérêts des Noirs et leur refusent certains droits parce qu’ils n’ont pas la peau blanche, les spécistes négligent les intérêts des animaux et leur dénient certains droits parce qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine.

Comme l’indique, très justement cette fois, le Petit Robert, les antispécistes s’opposent au spécisme. Ce faisant, ils ne demandent pas une stricte égalité de droits entre humains et animaux. Après tout, le rejet du sexisme n’implique pas l’instauration d’une stricte égalité de droits entre hommes et femmes: les hommes n’ayant pas d’intérêt à avorter, personne ne demande qu’ils aient le droit de le faire. De manière analogue, personne ne milite donc pour que les cochons disposent du droit de vote ou pour que les veaux accèdent aux écoles publiques.

Le rejet du spécisme nous impose seulement de tenir compte des intérêts de chacun indépendamment de son espèce. Et d’accorder aux animaux les droits qui s’ensuivent.