(4) Que doit-on à Gédéon?

Le spécisme, c’est très pratique. Vous vous demandez si Gédéon a des droits ou si, au contraire, vous pouvez l’engraisser et l’abattre pour consommer sa chair, le mutiler au nom du progrès scientifique et l’exhiber dans des numéros de cirque un peu divertissants? Tout dépend de l’espèce à laquelle il appartient: si Gédéon est un être humain, vous êtes prié de respecter sa dignité; dans le cas contraire, faites-en bien ce que vous voudrez.

Du point de vue spéciste, nous avons des devoirs moraux envers tous les Homo sapiens et envers les Homo sapiens seulement. Dans le jargon philosophique, on dira que tous et seuls les êtres humains sont des “patients moraux”. Qu’en est-il alors du point de vue antispéciste? Qui sont les patients moraux si l’appartenance d’espèce est dénuée de pertinence morale? Voilà une question intéressante! (Ce n’est pas pour rien que je la pose.)

Ma grand-tante Suzette a une réponse: elle croit que tous et seuls les animaux sont des patients moraux, que nous avons des obligations envers chacun d’entre eux mais pas envers les choux-fleurs et les cailloux, par exemple. Malheureusement, cette réponse n’est pas satisfaisante. Comme l’humanité et la couleur de la peau, l’animalité est une propriété purement biologique et, partant, moralement arbitraire. Discriminer sur la base de l’appartenance au règne animal serait aussi injuste que de le faire sur la base de l’appartenance à l’espèce humaine ou à la race blanche. Tatie Suzette se trompe.

Le mieux, pour répondre à notre question, est de procéder par étapes. Dans un premier temps, on affirmera sans trop se mouiller qu’une entité est un patient moral si, et seulement si, il est possible de lui faire du bien ou du mal, une affirmation que l’on peut décomposer en deux énoncés:

(1) Une entité est un patient moral seulement s’il est possible de lui faire du bien ou du mal.

(2) S’il est possible de faire du bien ou du mal à une entité, alors cette entité est un patient moral.

Ces énoncés jouissent indéniablement du soutien de nos intuitions. Supposons pour commencer que Gédéon soit un basson. Parce qu’il n’est alors pas possible de lui faire du bien ou du mal, on voit mal comment on pourrait avoir la moindre obligation à son égard – ce qui confirme (1). Supposons maintenant que Gédéon soit un basset. Parce qu’il est alors possible de lui faire du bien ou du mal, nous avons manifestement au moins une obligation le concernant: celle de ne pas lui faire de mal inutilement – ce qui confirme (2). En somme, Gédéon est un patient moral si, et seulement si, il est possible de lui faire du bien ou du mal.

Reste à savoir à qui il est possible de faire du bien ou du mal. Ici aussi, une proposition s’impose à notre entendement: il est possible de faire du bien ou du mal à une entité si, et seulement si, elle est sentiente – c’est-à-dire capable de ressentir des choses agréables ou désagréables, qu’il s’agisse de sensations (de plaisir et de douleur) ou d’émotions (telles que la joie et la peur). Cette affirmation peut à son tour être décomposée en deux énoncés:

(3) Il est possible de faire du bien ou du mal à une entité seulement si elle est sentiente.

(4) Si une entité est sentiente, alors il est possible de lui faire du bien ou du mal.

À nouveau, rien que de très intuitif. Supposons que Gédéon soit un basson.  Parce qu’il est alors incapable de ressentir quoi que ce soit, on voit mal comment on pourrait lui faire du bien ou du mal – ce qui confirme (3).  Supposons maintenant que Gédéon soit un basset. Parce qu’il est alors susceptible de ressentir du plaisir et de la douleur, on pourra lui faire du bien (en lui caressant le ventre) et du mal (en lui marchant sur la queue) – ce qui confirme (4). En somme, il est possible de faire du bien ou du mal à Gédéon si, et seulement si, Gédéon est sentient.

Moralité: tous et seuls les êtres sentients sont des patients moraux. Nous avons des devoirs envers chacun d’entre eux et envers eux seulement. Cette conclusion soulève évidemment une autre interrogation: qui sont les êtres sentients? Pour le savoir, rendez-vous au prochain épisode.

 

(Illustrations: Fanny Vaucher)

(3) À la niche, le propre de l’homme!

Résumé des épisodes précédents: le spécisme est la discrimination fondée sur l’appartenance d’espèce; et cette discrimination est injuste. De fait, parce qu’il est purement biologique, le critère sur lequel elle s’appuie est dénué de pertinence morale. À ce stade, vous doutez peut-être du caractère strictement biologique de l’appartenance d’espèce. Si c’est le cas, félicitations pour votre esprit critique! Et spéciale dédicace: le présent billet est pour vous.

Comme chacun sait, le propre de l’homme est: le langage, la raison, le rire, la conscience (de soi, en tout cas), l’imagination, la curiosité, la capacité d’utiliser des outils, la capacité de fabriquer des outils, l’altruisme et l’empathie, le sexe récréatif… La liste n’est pas longue; elle est sans fin. Comment peut-on faire de l’humanité une catégorie biologique quand cette notion relève si clairement de la psychologie?

La question est intéressante puisque les propriétés mentales ont, sur leurs cousines biologiques, l’avantage d’être parfois pertinentes du point de vue moral. Les antispécistes ne vous diront pas le contraire, eux qui considèrent généralement que nous n’avons de devoirs qu’envers les êtres “sentients” – c’est-à-dire susceptibles d’expériences plaisantes et déplaisantes. Il se pourrait donc que les humains jouissent d’un statut moral supérieur parce qu’ils sont doués de raison, capables d’empathie et un peu obsédés. Le spécisme se verrait par là justifié.

Mais cette hypothèse se heurte à deux difficultés. Premièrement, quelle que soit la propriété mentale jugée pertinente, l’ensemble des individus qui l’instancient sera distinct de l’ensemble des êtres humains. Elle sera soit absente chez certains humains soit présente chez certains animaux, ou pire encore: les deux à la fois. La conscience de soi peut servir d’illustration. Si les nouveau-nés et certains handicapés mentaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes, ils n’en sont pas moins humains pour autant. Inversement, les cochons et les dauphins ne font vraisemblablement pas partie de l’espèce humaine bien qu’ils soient souvent conscients d’eux-mêmes. On aurait donc tort d’identifier humanité et conscience de soi.

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Inutile de réitérer ce raisonnement pour chacun des prétendus propres de l’homme afin d’en tirer la conclusion qui s’impose: en dépit des apparences, l’appartenance d’espèce n’est pas une propriété mentale.

Deuxièmement, bien qu’elles relèvent de la psychologie plutôt que de la biologie, ces propriétés demeurent moralement arbitraires. En effet, les nourrissons et les vieillards séniles ne comprennent ni le théorème d’incomplétude de Gödel ni les blagues de François Rollin. Qui conclurait de cette observation banale que leurs intérêts importent moins que les vôtres ou les miens? Le statut moral d’une entité ne dépend pas du fait qu’elle possède l’un ou l’autre des propres de l’homme.

Moralité: l’appartenance d’espèce est une propriété biologique, et elle n’est que cela. Moralité bis: le spécisme est bien l’analogue au niveau de l’espèce de ce que sont le racisme et le sexisme à l’échelle de la race et du sexe, une discrimination injuste parce que fondée sur un critère arbitraire.

 

(Illustration: Fanny Vaucher)