Vous reprendrez bien une tranche de l’affaire Fricker

Jeudi dernier, une journaliste du Temps sollicitait mon opinion au sujet de l’affaire Fricker (probablement suite à ma publication de ce texte d’Yves Bonnardel). Ayant pris la peine de répondre soigneusement à ses questions, quelle ne fut pas ma surprise quand je constatai qu’elle avait finalement préféré rapporter les propos de Jean Romain. L’article, qui questionne la légitimité de l’analogie entre exploitation animale et holocauste, se conclut d’ailleurs sur cette fine observation du philosophe: «Lorsque la raison vacille, c’est l’émotion qui prend le dessus.» Car l’emploi de telles analogies serait «propre aux mouvements dont la charpente conceptuelle est fragile».

Cette leçon de rationalité est franchement loufoque, venant de quelqu’un qui ignore manifestement tout du sujet. Pour preuve: d’après Romain, «seul l’être humain, doué de la capacité d’anticipation et de raison, est sujet de droit.» On se croirait au siècle de Descartes. Heureusement, la recherche en éthique animale a connu quelques progrès dans l’intervalle. D’une part, on sait désormais que la raison et la capacité d’anticipation ne jouent pas le rôle que leur attribue Romain, qu’elles ne sont pas nécessaires à la possession de droits moraux – ce dont peuvent au passage se réjouir les êtres humains qui en sont dépourvus. D’autre part, l’éthologie contemporaine a largement démontré la présence de ces capacités chez de nombreux animaux. N’en déplaise à Romain, nous n’avons le monopole ni de la raison ni de l’anticipation, et encore moins des droits moraux. Il s’agirait donc de s’informer un minimum avant de faire le malin dans la presse.

Au-delà de cette réponse ouvertement ad hominem, que faut-il penser de l’idée que ces analogies sont essentiellement émotionnelles, propres aux militants qui manquent d’arguments solides? Un raisonnement par analogie consiste à montrer qu’une pratique est injuste parce qu’elle possède les caractéristiques qui rendent injuste une autre pratique, dont l’injustice est communément admise. Nous avons déjà rencontré un tel argument dans un post antérieur: le spécisme est injuste parce qu’il possède la propriété qui rend le racisme et le sexisme injustes, à savoir reposer sur un critère purement biologique. Dans le présent contexte, l’idée est donc que l’exploitation des animaux est injuste parce qu’elle possède la caractéristique qui rendait l’holocauste injuste, à savoir impliquer le massacre d’une classe d’individus sans la moindre considération pour leurs intérêts.

Face à un tel argument, la charge de la preuve repose sur les épaules des objecteurs. Tant que ces derniers ne sont pas en mesure d’identifier une différence moralement pertinente entre les pratiques en question – une propriété qui rende injuste l’une mais que n’instancie pas l’autre –, l’analogie tient la route. Or, justement, les belles âmes qui se scandalisent depuis une dizaine de jours des déclarations de Jonas Fricker sont apparemment incapables d’identifier une telle différence entre l’holocauste et l’exploitation des animaux. De fait, en lieu et place d’une telle réponse, elles se contentent de s’offusquer en cœur et de crier à l’antisémitisme. Fricker et ses amis antispécistes ne sont même pas humanistes!

Comme Yves Bonnardel, je suis d’avis que cette polémique est avant tout symptomatique du spécisme de notre société. Ceci dit, je pense qu’elle révèle aussi les difficultés plus générales qu’ont les gens avec l’argumentation, difficultés qui sont encore accentuées lorsqu’on touche à un sujet sensible. Car on peut trouver que l’analogie ne fonctionne pas pour des raisons philosophiques. Ou concéder qu’elle est philosophiquement légitime tout en s’y opposant pour des raisons stratégiques. Mais cette accusation d’antisémitisme (ou de misanthropie) manifeste une incompréhension totale de son fonctionnement. Les antispécistes ne minimisent en aucun cas l’injustice de ce qu’ont subi les Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale. Une telle tactique affaiblirait considérablement leur argument, qui repose précisément sur le constat consensuel que la Shoah était une abomination.

La fanfare de réactions outragées suscitée par les propos de Fricker est décidément plus émotionnelle que le recours à un argument dont on devrait pouvoir discuter rationnellement. Comme quoi, la raison n’est pas toujours du côté où on l’attend le plus.

(Illustration: Fanny Vaucher)

Exploitation animale et humanisme

Ci-dessous, le point de vue antispéciste de mon ami Yves Bonnardel sur l'”affaire Fricker”, que je partage dans les grandes lignes.

Ce 28 septembre, dans le cadre d’un débat au parlement suisse sur l’initiative FairFood, le député Jonas Fricker exprimait que des images de transport de cochons vers l’abattoir lui avaient fait penser aux convois qui transportaient des Juifs vers Auschwitz dans le film La Liste de Schindler. L’ensemble du monde politique a alors dénoncé une comparaison inacceptable. Monsieur Fricker, à la suite de cela, a démissionné.

De telles comparaisons sont sensibles et doivent être maniées avec prudence. De nombreuses catégories d’êtres humains restent considérées comme inférieures et indésirables et sont régulièrement l’objet d’agressions. Les comparaisons entre ce qu’elles subissent et ce que subissent les animaux sont délicates, parce que beaucoup de gens pressés passent vite de la comparaison entre ce qui est subi par l’une ou l’autre catégorie considérée, à un amalgame des catégories elles-mêmes. Et paraître être comparés à des animaux peut non seulement raviver des plaies bien actuelles, mais s’avérer dangereux : c’est parce que ces humains sont en partie “déshumanisés” et marginalisés, qu’ils sont en butte à des discriminations et violences.

En même temps, comment ne pas comprendre ces comparaisons ? Le terme holocauste lui-même désigne un massacre d’animaux… Si l’on est horrifié-e que des Juifs aient été traités comme des animaux, que cela révèle-t-il du traitement que l’on réserve à ces animaux justement ? N’y a-t-il pas lieu de s’indigner non seulement de ce que les animaux soient maltraités, mais aussi, de ce qu’on préfère s’indigner qu’une telle comparaison ait été faite au lieu d’œuvrer pour que ces horreurs cessent ? Le mépris de notre civilisation pour les animaux, le spécisme, est illégitime et indéfendable au même titre que sont indéfendables le racisme ou l’antisémitisme.

J’aimerais partager avec vous cette courte tribune vidéo d’un rescapé du camp de Treblinka, Alex Hershaft, désormais militant pour que le Plus jamais ça s’applique au sort que l’on fait subir aux animaux. (Cliquer sur les sous-titres en français)

Toute comparaison doit pouvoir s’effectuer dans les deux sens. Mais lorsqu’ils récusent la comparaison entre ce que subissent des humains rabaissés (les Juifs, les Noirs, les peuples colonisés, les femmes, les parias, etc.) et ce dont sont victimes les animaux, les spécistes imposent en fait une drôle de comparaison, à sens unique. Ils veulent signifier que des humains ont été traités comme des bêtes, c’est-à-dire dégradés – ce qui est une façon de réaffirmer que les animaux sont bien des inférieurs, des sous-êtres. Que seuls les humains comptent, et qu’ils comptent d’autant plus que les animaux, eux, ne comptent pas. Evidemment, alors, la comparaison n’est plus symétrique: on ne peut plus dire à l’inverse: “les animaux sont traités comme l’ont été tant de Juifs” (ou de Noirs, ou de femmes, ou de parias, ou toute autre catégorie humaine qui s’est heurtée à la férocité humaine, qu’elle se revendique blanche, masculine, etc.), parce que notre société n’admet pas que les animaux eux aussi sont injustement méprisés.

Pourtant, non, les animaux ne sont pas des inférieurs, des moins-que-rien massacrables et torturables pour un oui ou pour un non, et ils ne doivent plus continuer à servir de repoussoir pour décrire les atrocités basées sur une dégradation d’humains (“ils ont été traités comme du bétail, comme des chiens…”) sans qu’on s’indigne dans le même temps que l’on traite mal les chiens, et le bétail…

D’autant que c’est justement sur le lit du spécisme que se bâtissent le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, etc.: si des catégories entières d’êtres humains sont animalisées, déshumanisées, pour être mieux marginalisées, exploitées, voire exterminées… cela n’est possible que dans un contexte où la référence à l’animalité reste dégradante. Où l’animalité elle-même est perçue comme inférieure. Où les animaux eux-mêmes sont exploités, dominés voire exterminés pour un oui ou pour un non.

Quand déciderons-nous d’en finir avec le spécisme, injustifiable, moralement inacceptable et d’une brutalité sans nom? Quand donc abandonnerons-nous ces inepties de “supérieur” et d’inférieur”, qui sont responsables de tant d’atrocités au cours de notre histoire ?