En ce dimanche 8 mars 2020, Journée internationale des droits des femmes*, des grèves et manifestations sont organisées dans toute la Suisse et le monde. En effet, le Collectif Grève des femmes*/grève féministe – Vaud rappelle que « dimanche, les systèmes d’oppression ne prennent pas congé ; dimanche [les femmes continuent] de subventionner l’économie ; dimanche n’est de loin pas un jour de congé pour tout le monde et notamment les femmes […]. »
Au centre des nombreuses revendications de ces mouvements sociaux, en Suisse comme ailleurs, nous retrouvons toujours la lutte contre l’inégalité salariale, considérée comme un élément central du système de domination masculine.
En Suisse, le constat, connu depuis bien longtemps maintenant, est amer. Pour rappel, selon le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, « [p]ar rapport à celle d’un homme, la fiche de salaire d’une femme est inférieure en moyenne de 1455 francs, soit de 18,3 %, par mois. 56 % de cette différence s’expliquent par des facteurs objectifs tels que la position professionnelle, l’ancienneté ou le niveau de formation. Toutefois, 44 % de l’écart de salaire ne s’expliquent pas par des facteurs objectifs et recouvrent une potentielle discrimination salariale sur la base du sexe. »[1]
Face à ce constat, profitons de cette journée de lutte pour les droits des femmes pour continuer de mettre en lumière et de dénoncer cette inégalité.
Une égalité de jure mais pas d’égalité de facto
Ce n’est qu’au milieu des années 1990 que la Suisse a adopté progressivement différentes législations qui prévoient l’égalité entre les femmes et les hommes de jure, c’est-à-dire dans la loi. La Constitution fédérale stipule que « L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale. » (Constitution suisse, art. 8, para. 3)
Cet article constitutionnel est concrétisé dans la Loi fédérale sur l’égalité entre hommes et femmes (LEg) qui vise à « promouvoir dans les faits l’égalité entre femmes et hommes. » (LEg, art. 1) Dans cette loi, on retrouve l’interdiction de toute discrimination pour les salarié-e-s appliquée « […] à l’embauche, à l’attribution des tâches, à l’aménagement des conditions de travail, à la rémunération, à la formation et à la formation continue, à la promotion et à la résiliation des rapports de travail. » (LEg, art. 3, para. 2). Elle prévoit également des droits pour les employé-e-s en cas de violations qui peuvent être appliqués par les tribunaux ou des autorités administratives. Par conséquent, ces éléments du droit suisse assurent l’égalité de jure entre les femmes et les hommes, notamment en termes d’égalité salariale, et sont même censés assurer l’égalité de facto, c’est-à-dire dans les faits. Malgré cela, les femmes gagnent en moyenne 642 CHF de moins par mois que les hommes sans autre raison objective que le fait qu’elles soient des femmes. Cela constitue une discrimination claire à l’égard des femmes et est représentatif de l’incapacité de l’État à assurer une égalité de facto entre les femmes et les hommes.
Une situation critiquée de la rue à l’ONU
En plus des mobilisations qui dénoncent cette situation depuis de nombreuses années, la Suisse est également particulièrement critiquée par des instances de l’Organisation des Nations unies (ONU). En effet, la Suisse a ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) en 1997. Comme chaque État partie de conventions de l’ONU, la Suisse doit fournir un rapport tous les quatre ans pour rendre compte des mesures législatives, judiciaires et administratives adoptées « pour donner effet aux dispositions de la présente Convention et sur les progrès réalisés » en faveur de l’élimination des formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF, art. 18, para. 1). Ces rapports sont examinés par des comités d’expert-e-s qui émettent des recommandations et font part de leurs préoccupations par rapport à la situation dans le pays.
En réaction au dernier rapport soumis par la Suisse en 2015, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a notamment fait part de ses préoccupations face à « l’écart de rémunération entre les sexes, prévalant dans le secteur public comme le secteur privé, [qui] continue d’avoir une incidence négative sur l’évolution de la carrière et les prestations de retraite des femmes, alors que l’absence de mise en œuvre efficace de la législation concernant le principe de salaire égal pour travail égal […] continue d’entraver les progrès à cet égard. »[2]
Inefficacité législative et timide révision de la LEg
En 2020, l’inefficacité législative redoutée par le comité onusien semble se confirmer. Le 1er juillet 2020 entrera en vigueur la révision de la Loi fédérale sur l’égalité entre hommes et femmes (LEg) qui « prévoit que les entreprises d’au moins 100 salariés devront contrôler d’ici à fin juin 2021 qu’elles ne rémunèrent pas différemment leurs collaboratrices et leurs collaborateurs. » Cette loi timide touchera environ 1% des entreprises suisses employant 46% des travailleurs/euses suisses.
Selon la Commission de la science, de l’éducation et de la culture du Conseil national, en charge d’examiner les initiatives parlementaires et cantonales pour cette révision, « [l]a loi ne prévoit ni la création d’une liste publique, ni des sanctions pour les entreprises qui ne respectent pas le principe de l’égalité salariale […] [car] la majorité n’est pas convaincue de la pertinence de sanctions ou d’une liste noire, étant donné notamment que les participants à la consultation s’y étaient majoritairement opposés. »[3]
En d’autres termes, l’intention derrière cette révision de la LEg est de mettre l’accent sur la responsabilité individuelle des employeurs tout en accordant un large pouvoir discrétionnaire aux entreprises. Ces principes, s’étant montrés jusqu’à ce jour grandement inefficaces pour pallier cette discrimination envers les femmes, sont communs aux économies néolibérales qui prônent des réglementations le moins restrictives possibles pour les entreprises privées, en s’opposant fermement à tout mécanisme de sanctions.
Des changements nécessaires
Afin d’atteindre l’égalité salariale en Suisse, il est nécessaire d’imposer aux entreprises privées des réglementations contraignantes assorties de sanctions si le principe de « travail égal à salaire égal » n’est pas respecté. En effet, puisque la position néolibérale n’a pas offert jusque-là un environnement favorable à l’amélioration de la condition des femmes dans la vie professionnelle, il me semble nécessaire de repenser ce modèle et de souligner inlassablement l’importance des considérations sociales tout en laissant de côté la simple course au profit. Mais, étant donné que les multiples formes de discrimination à l’égard des femmes sont profondément ancrées dans la société, les changements législatifs nationaux et le droit international ne sont pas suffisants pour assurer une amélioration pérenne de la condition des femmes dans la vie professionnelle et dans la société en général.
Comme l’avance Frances Raday, professeure spécialiste en droit international et droit du travail et ancienne membre du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes de l’ONU, « [m]ême en l’absence de lois discriminatoires et même lorsque des garanties d’égalité de jure sont en place, la mise en œuvre de l’égalité n’est pas assurée. Dans la plupart des systèmes où les droits politiques et civils des femmes sont garantis de jure, les femmes sont encore largement sous-représentées dans les postes politiques et décisionnels. Les influences sur le droit des femmes à l’égalité économique dans une vague mondiale de néolibéralisme sont complexes et contradictoires : si nous constatons l’augmentation de l’éducation et de la participation des femmes à la population active, nous sommes également conscients de la part toujours élevée de la pauvreté, des écarts de salaire et du manque de promotion des femmes dans l’emploi […] ».[4]
Ainsi, la problématique doit être abordée de manière systémique. L’abolition de la discrimination salariale et l’accès à l’égalité de facto est une lutte politique et sociale qui englobe des réformes législatives et institutionnels, mais elle doit également engendrer des changements dans les mentalités et les pratiques par le biais de l’éducation, de campagnes de sensibilisation, de mouvements sociaux et de recherches sur les questions de discrimination à l’égard des femmes.
Dans le cas de la Suisse, cette morale de l’action trouve toujours plus d’écho et les mouvements sociaux en cours dans le pays nous permettent de rester optimistes et d’agir en faveur des changements structurels nécessaires pour abolir l’écart salarial entre les hommes et les femmes ainsi que toute autre forme d’inégalité et de discrimination.
[1] Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, “Chiffres et faits”, 2016
[2] Suisse CEDEF Observations finales (25 novembre 2016) UN Docs CEDAW/C/CHE/CO/4-5, para. 36a
[3] Commission de la science, de l’éducation et de la culture du Conseil national, « Communiqué de presse : Loi sur l’égalité : La commission veut apporter des précisions concernant l’analyse de l’égalité des salaires », 24 janvier 2020
[4] Frances Raday, ‘Gender and Democratic Citizenship: The Impact of CEDAW’ (2012) 10 International Journal of Constitutional Law 512, 517)
Photographie : Grève féministe du 8 mars 2020, Lausanne (©Elio Panese)