Des mots aux actes. L’extrême droite et la « théorie du Grand Remplacement »

Charlottesville (États-Unis), Christchurch (Nouvelle-Zélande), El Paso (États-Unis), et il y a quelques jours Buffalo (États-Unis), ces lieux ont été le théâtre d’attaques terroristes d’extrême droite visant des personnes racisées toutes inspirées de la théorie du complot du « Grand Remplacement ». Son narratif est simple : il existerait « en Occident » une stratégie de remplacement de la population dite « de souche » par une population immigrée, ce qui mènerait à terme à la disparition des « personnes blanches ». Cette théorie du complot est considérée comme dominante dans les milieux d’extrême droite car elle bénéficie entre autres d’une stratégie de diffusion à grande échelle par de nombreux acteurs d’une extrême droite internationalisée et toujours plus interconnectée.

On le sait, les théories du complot ont un effet productif, c’est-à-dire qu’en plus d’exprimer un simple discours, elles façonnent une perception du monde et structurent des interprétations d’événements. Loin d’être bénins, les effets de la « théorie du Grand Remplacement » peuvent mener à des violences extrêmes comme celle dont nous avons été témoins à Buffalo il y a quelques jours. Comme face aux nombreuses autres théories du complot, il semble donc utile d’éviter une posture sourde rejetant simplement sa logique narrative au bénéfice d’une approche critique et réflexive sur ses origines et ses implications dangereuses lorsque les mots se transforment en actes chez ses partisans.

La « théorie du Grand Remplacement » : une origine française

Cette crainte d’un remplacement d’une population par une autre s’inscrit dans une histoire longue que l’on peut faire remonter au moins au tournant du XXe siècle dans l’Europe coloniale. En effet, de nombreux auteurs comme Émile Driant utilisent le roman d’anticipation afin de romancer la crainte commune des colons d’un déclin militaire futur qui pourrait mener à une inversion des rapports de forces coloniaux et à une invasion des populations (anciennement) colonisées. On retrouve ensuite tout au long du XXe siècle ces mêmes manifestations d’une crainte de l’invasion du continent par des populations non-européennes sur fond de supposées luttes civilisationnelles.

Émile Driant (1905) “L’Invasion jaune”
Émile Driant (1894) “L’Invasion noire”

Sans s’attarder sur la période nazie lors de laquelle d’autres narratifs ont été mis en avant pour parler des mêmes thèmes, c’est particulièrement après la Seconde Guerre mondiale qu’un discours similaire à celui de la « théorie du Grand Remplacement » réapparaît, exacerbé par les décolonisations et l’arrivée d’anciens colonisés dans les métropoles.

 

C’est aussi à partir de là que les préoccupations démographiques s’imposent comme une des conséquences principales de cette supposée invasion et que les discours aux origines distinctement racialistes refont surface dans les milieux d’extrême droite.

En France encore, c’est Jean Raspail (1925-2020) qui, dans son roman Le Camp des saints (1973), reprend le narratif d’invasion du « monde blanc » par des millions de personnes venant du monde « sous-développé ». La nouveauté dans son ouvrage ne se situe pas réellement dans son approche prétendument démographique, présentant sur un ton prophétique et apocalyptique un « basculement démographique final » de l’Europe. L’élément novateur, qui a d’ailleurs participé à son succès, est plutôt la mise en avant d’un élément d’intentionnalité, commun à la plupart des théories du complot. En effet, Raspail n’a pas la volonté de décrire un processus démographique « naturel » qui entraînerait cette supposée invasion, mais préfère décrire un plan, une conspiration menée par des forces progressistes au nom de valeurs cosmopolites, ce qui est appelé aujourd’hui de manière péjorative dans ces milieux la « bien-pensance ». En bref, on retrouve là tous les éléments d’une théorie du complot : la tentative d’explication d’un phénomène social par une suite d’éléments censés démontrer l’existence d’un plan secret et intentionnel orchestré par une minorité puissante.

Le livre connut un grand succès principalement au sein de l’extrême droite française, des Le Pen à Éric Zemmour, mais ce n’est que depuis 2011 que le terme de « Grand Remplacement » commence à se diffuser largement. C’est l’écrivain français Renaud Camus qui repopularise cette théorie et introduit le terme dans son livre du même nom. Il adopte à son tour une position nativiste et avance que les Européen‧ne‧s blanc‧he‧s sont en passe d’être remplacé‧e‧s par une immigration non-européenne qui mènera à terme à l’extinction de la « race blanche ». Reprise par les mouvements d’extrême droite européens, la « théorie du Grand Remplacement » a acquis désormais un écho international.

Deux schémas narratifs pour une même « théorie »

Il est intéressant de noter qu’il existe deux schémas narratifs bien distincts au sein des tenant‧e‧s de la « théorie du Grand Remplacement ».

Le premier, utilisé par un grand nombre de personnes d’extrême-droite principalement issues des champs politique et médiatique, réfute purement et simplement l’accusation de complotisme. À l’instar de Marine Le Pen ou encore de l’éditorialiste de Fox News ultra- conservateur Tucker Carlson, la « théorie du Grand Remplacement » est présentée comme une réalité démographique appuyée par des chiffres et faits sélectionnés subjectivement et manipulés sans aucune validité scientifique. On tente ainsi d’invisibiliser la forme conspirationniste de plan secret orchestré par une élite puissante tout en ne continuant pas moins à irriguer sa substance afin d’en normaliser la présence dans l’espace public. L’utilisation de la « théorie du Grand Remplacement » dans les médias s’avère en effet politiquement utile pour ses partisan‧e‧s car elle entre en résonance avec la pensée d’une partie de l’électorat de droite et d’extrême droite tout en normalisant des solutions politiques radicales – et parfois violentes – à ce qui est perçu comme un problème. En même temps, elle permet de valider un sentiment subjectif d’une augmentation significative de la population immigrée dans les pays du Nord global au dépend de la population indigène, apportant une réponse supposément rationnelle et pseudo-scientifique au fameux lieu commun « on n’est plus chez nous ».

Tucker Carlson, “Tucker Carlson Tonight”, Fox News

Le deuxième schéma narratif adopte quant à lui ouvertement un discours complotiste. C’est sur les mêmes bases que des personnes comme Renaud Camus ou encore Éric Zemmour ajoutent les caractéristiques-types d’une théorie du complot déjà évoquées plus haut. L’argutie consiste à dire que le « Grand Remplacement » fait partie d’un processus secret et intentionnel mis en place avec la complicité de la classe politique – principalement de gauche – qui n’agirait en rien pour enrayer les « vagues migratoires » supposément subies par l’Europe, soit par lâcheté politique, soit par intérêt à utiliser la migration comme levier de pression sur les salaires. Encore une fois, une telle approche n’a rien d’innocente. Elle leur permet de toucher une audience plus large, transpartisane, ayant pour seuls attributs communs la défiance envers la classe politique et la remise en question des structures étatiques et du « système » international globalisé. En ce sens, la théorie du complot devient en elle-même un instrument de politisation proposant une explication alternative sur des prises de décisions politiques et justifiant un rejet de toutes les cases de l’échiquier politique.

Bien que quelque peu différents dans leur forme et leur utilisation, ces deux types de récit ainsi que leurs tenant‧e‧s se rejoignent dans leurs objectifs. Tout se passe comme si une stratégie de normalisation, accompagnée par le grand succès de cette théorie sur les réseaux sociaux, permettait d’imposer dans le débat public une thèse autrefois marginale à laquelle on n’aurait accordé que très peu d’importance.

Une internationalisation violente

Aujourd’hui, on parle volontiers de « Grand Remplacement » de l’Autriche aux États-Unis en passant par l’Allemagne, la France, la Hongrie ou encore les Pays- Bas, en ligne comme dans le champ politique. Toutefois, il importe de relever qu’elle vise désormais bien plus que l’assouvissement d’ambitions politiques ou de notoriété publique. Depuis plusieurs années, on constate que des franges toujours plus radicales de la nébuleuse de l’extrême droite occidentale se servent de cette théorie afin de rallier un grand nombre de personnes à leurs idéologies et leurs moyens d’action violents. Ces schémas narratifs apocalyptiques et violents insufflent en effet un sentiment d’urgence appelant leurs partisans à un passage à l’acte afin de contrer cette prophétie xénophobe. La situation a atteint même le point dramatique où la « théorie du Grand Remplacement » inspire directement des actions terroristes comme l’attaque de Buffalo il y a quelques jours.

Ce cas n’est malheureusement qu’un exemple qui s’inscrit dans un phénomène plus large et inquiétant de retour de la menace terroriste d’ultradroite, influencée notamment par des théories du complot comme celle du « Grand Remplacement ». Celles-ci peuvent avoir un réel impact lorsqu’elles entrent en forte résonance avec des discours politiques préexistants. Loin d’être de simples tentatives d’expliquer un monde complexe par des récits réducteurs et simplistes avec pour pivot les pouvoirs occultes et leurs secrets, ces versions du monde constituent désormais de réels catalyseurs de haine en servant de justifications à des actions violentes. Il semble dès lors plus que jamais essentiel de réfléchir à des manières de la combattre intelligemment et collectivement avant qu’elle n’engendre plus de violence et de victimes.


La version longue de ce texte a été publiée en décembre 2021 dans le numéro 43 de la revue Archipel. Vous pouvez accéder à la version longue ici.

 

Image mise en avant : ©Gettyimages, Charlottsville (USA), 2017.

Elio Panese

Elio Panese, étudiant en Master d'études du développement à l'Institut de hautes études internationales et du développement (Graduate Institute). Il est passionné d’écriture et souhaite partager et analyser différents sujets avec son expérience et sa vision de «Millennial».