La « crise migratoire » : une crise continue pour la coopération européenne

« L’État ne doit pas exercer de droit inconditionnel de vie et de mort, tant sur son peuple que sur celui d’un autre pays. Refuser à l’État ce droit de vie et de mort […] de nos jours […] revient à aider les réfugiés. » Tels sont les mots du philosophe Michel Foucault en 1979 dans une interview donnée au magazine japonais Shûkan Posuto à propos des réfugiés vietnamiens. En Europe, la pertinence de ces propos raisonne aujourd’hui encore. Depuis 2015, malgré les nombreux sommets formels ou informels sur la question, l’Union européenne n’a pas été en mesure d’apporter une réponse adéquate à la situation migratoire. Pis, faute de trouver un accord entre les différents États membres, que ce soit sur des questions de répartition des personnes arrivant en Europe ou sur une réforme du système Dublin, elle mit en place une politique sécuritaire basée sur la lutte contre l’immigration illégale, couplée à une politique d’externalisation du contrôle des frontières extérieures de l’UE vers la Libye et la Turquie notamment.

Ces politiques dans une Europe divisée sur la question migratoire n’ont remplis d’autres fonctions que de procurer un semblant de sentiment d’unité et d’accord entre les États membres tout en rendant la situation encore plus dangereuse pour toute personne empruntant les routes migratoires vers et au sein de l’Europe. Comme l’avait déclaré Donald Tusk, alors Président du Conseil européen, après un sommet à Salzburg en 2018 :

« [l]e débat sur les migrations a fait apparaître que si nous ne sommes pas d’accord sur tout, nous sommes d’accord sur l’objectif principal, qui est de lutter contre la migration illégale vers l’Europe. […] [N]ous avons décidé de continuer de nous concentrer sur ce qui nous unit et a déjà apporté des résultats. Cela suppose de renforcer nos frontières extérieures, mais aussi la coopération avec les pays tiers. »

Près d’un an et demi plus tard, la situation en Grèce est critique et, malgré une baisse des décès recensés qui a amené le Conseil fédéral à considérer qu’il n’y a « pas de crise en Méditerranée centrale », le taux de mortalité en grande partie invisible en Méditerranée n’a cessé d’augmenter.

 

De quoi cette crise est-elle le nom ?

C’est en 2015, au moment du pic d’arrivée des personnes migrantes en Europe, que le terme de « crise migratoire » s’est imposé dans le discours médiatique et politique. Dès lors, sommets après sommets, les États se sont heurtés à de nombreux blocages politiques de la part de pays comme la Hongrie ou la Slovaquie, menant au quasi statu quo face à cette situation critique. En effet, comme certains chercheurs l’ont mis en évidence, l’incrémentalisme des processus décisionnels sur des questions d’asile et de migration est intimement lié à leur caractère très visible et politisé, attisant des débats sur des questions sensibles de souveraineté. (Caviedes 2015: 555)

On n’aura donc de cesse de le répéter : la « crise migratoire » était et reste toujours une crise pour les personnes déplacées qui vivent ou décèdent dans des conditions inhumaines, mais également une crise de la coopération européenne sur la question.

 

Des réformes nécessaires

Bien que le nombre d’arrivées sur le territoire européen ait baissé depuis 2015, les crises sont des éléments contingents qui peuvent se produire de manière inopinée. Repenser la manière d’aborder la question migratoire en Europe est donc essentiel tant pour éviter que de telles situations se reproduisent dans le futur que pour trouver une solution pérenne à cet état de fait qui n’a que trop duré.

Pour mentionner quelques pistes au niveau européen, il serait tout d’abord nécessaire de supprimer le très critiqué critère du premier pays d’entrée qui stipule dans les accords de Dublin que :

lorsque le « demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. » (Règlement Dublin III, chap. III, art. 13, par. 1)

Cette suppression serait la première étape afin d’ouvrir la voie à une politique européenne de migration et d’asile plus équitable, fondée sur la solidarité et le soutien entre les États membres.

Ensuite, l’état actuel de la gouvernance des migrations et de l’asile en Europe est soumise à des renégociations constantes, induisant un processus d’intégration où les États membres jouissent d’une grande marge de manœuvre pour déterminer les spécificités de la politique et la manière de la mettre en œuvre localement. (Caviedes 2015 : 562) L’Europe n’est donc pas en mesure de répondre efficacement à la question actuelle de la migration et de l’asile. Ainsi, le passage à une gouvernance supranationale plus affirmée de la migration serait un progrès qui donnerait à l’UE la capacité d’imposer des quotas et des réinstallations de personnes migrantes tout en étant en mesure d’infliger des sanctions politiques et économiques efficaces si les États membres s’y refusent. Bien entendu, certains considèrent que ce type de mesures iraient à l’encontre du principe de souveraineté que les États membres chérissent. Mais il est à mon sens nécessaire pour la survie de l’Union européenne de s’éloigner de la dynamique qui consiste à prendre tous les avantages de l’UE sans rien donner en retour : si les États membres ne sont pas disposés à accepter les principes européens fondamentaux de solidarité et de partage, l’UE devrait être en mesure de les contraindre en ce sens, en particulier dans une situation de crise. Il est toujours plus facile pour les États d’accepter des décisions qui semblent présenter des avantages directs à court terme – comme certaines réformes économiques – que de traiter de questions liées à des enjeux et situations structurels, et qui peuvent n’avoir des avantages qu’à long terme – comme la question de l’asile et des migrations. En somme, il est temps d’en finir avec le principe d’inspiration néolibérale qui consiste à laisser circuler librement dans le monde marchandises et biens de consommation tout en restreignant la même liberté à des personnes.

Enfin, on peut imaginer l’application de procédures spéciales lors d’une situation de crise telle que celle que nous vivons depuis 2015. A l’instar des politique nationales d’état d’urgence dans les droits internes des États membres permettant précisément aux institutions politiques de prendre des mesures spéciales en temps de crise, la mise en œuvre d’un véritable état d’urgence au niveau européen doterait les institutions européennes d’outils efficaces pour répondre à la crise et pallier les blocages politiques nationaux. En outre, dans un tel état d’urgence, l’UE pourrait envisager de fournir des moyens légaux spéciaux d’immigration aux citoyens de pays tiers afin d’éviter des passages de frontières illégaux et surtout mortels.

La tâche est bien évidemment complexe, les problèmes et réticences sont multiples et les changements nécessitent d’être pensés de manière systémique. Mais comme Foucault le rappelait en 1979, « [a]ucune discussion sur l’équilibre général des pays du monde, ou aucun argument sur les difficultés politiques et économiques qui accompagnent l’aide des réfugiés, ne peut justifier que les États abandonnent ces êtres humains aux portes de la mort ». En 2020, nous ne pouvons que répéter ces mêmes propos pour appeler inlassablement à des changements radicaux face à cette catastrophe humaine, politique et morale que vit l’Europe aujourd’hui.

 


Caviedes, Alexander “European Integration and the Governance of Migration” (2015) 12 Journal of Contemporary European Research, pp. 552-565

 

©Photographie : Law of the Journey, Ai Wei Wei, Prague 2017 ©D. Beyly

Elio Panese

Elio Panese, étudiant en Master d'études du développement à l'Institut de hautes études internationales et du développement (Graduate Institute). Il est passionné d’écriture et souhaite partager et analyser différents sujets avec son expérience et sa vision de «Millennial».