Sexisme en entreprise : qu’est-on vraiment prêt à faire pour que ça change ?

Suite à l’intérêt suscité par l’opinion publiée dans l’édition du Temps du 17/12/2020, je partage ci-dessous la version longue du texte.

Depuis le début du mouvement #metoo il y a 3 ans, jusqu’aux récentes affaires touchant des institutions phares de la Suisse romande, nous assistons à une séquence identique qui semble se répéter ad nauseam. Comme si chaque univers, chaque secteur d’activité, chaque organisation, devait attendre de vivre « elle aussi » cette découverte pour y croire vraiment, pour se décider à agir. Du cinéma à la politique, des médias au monde scientifique, en passant par les universités et les entreprises, le schéma est le même : quelques témoignages courageux, un écho médiatique amplifié par les réseaux sociaux, une libération de la parole révélant de nombreuses victimes, la sidération de constater la gravité des faits, la souffrance générée et le poids de l’omerta.

S’ensuit une certaine cacophonie de discours entre « tout le monde savait » et « on ne pouvait pas imaginer cela chez nous », une dissertation savante sur ce qu’il aurait fallu faire, la proclamation de la tolérance zéro et l’impression que, maintenant qu’on a pris conscience, ça va aller mieux. Et ensuite ? Que se passe-t-il ?

De la libération de la parole à une réelle prévention

Bien sûr, cette libération de la parole est essentielle. Arrêter de tolérer, de banaliser, de minimiser le sexisme ordinaire et le harcèlement sexuel, affirmer la volonté de l’entreprise de ne pas fermer les yeux par confort, par lâcheté, ou par loyauté envers les puissants, est une étape fondamentale. Permettre aux victimes de dire la violence des actes, comme la violence du silence. Permettre aux témoins de devenir soutiens. Dire ce qui n’est pas acceptable, ce qui est illégal. Mener des enquêtes justes pour que les victimes puissent être reconnues comme telles, pour que les auteurs soient sanctionnés et doivent assumer la responsabilité de leurs actes. En finir avec l’impunité. L’existence de procédures et d’outils adéquats est exigée par la loi, et la répression, par le signal qu’elle envoie, est aussi partie prenante de la prévention.

Mais ce n’est pas suffisant. Les unes après les autres, ces affaires se succèdent, éclatent puis se taisent comme des vagues au pied d’une falaise. La falaise résiste pourtant, elle ne vacille pas. On nous parle d’un changement de culture nécessaire. En effet. On nous dit que c’est complexe, ce qui est vrai, mais cela ne doit pas être une excuse pour ne pas traiter le problème. Au contraire, il est urgent d’agir et, au lieu de déplorer des situations particulières, de s’attaquer au système.

Le sexisme prévaut “par défaut”

Car si les sanctions et les belles déclarations ne suffisent pas, c’est bien parce que nous avons affaire à un système : le sexisme. Ce n’est pas agréable à entendre. On a envie de penser qu’aujourd’hui, quand même, les choses vont mieux. Que l’époque du droit de cuissage, des gros lourds ou des calendriers inappropriés dans les bureaux, c’est du passé. Surtout dans les métiers qualifiés, chez les managers, les gens cultivés, ça ne cadre pas. Et pourtant… le sexisme est partout. Qu’il soit invisible, inconscient, bienveillant, insultant, ou criminel, il existe, par défaut et dans tous les milieux. Dans les entreprises que je visite, j’entends quotidiennement : « ça n’existe pas ici » ou « chez nous, il n’y a pas ce genre de problèmes ». Mais c’est malheureusement faux. En fait, ce n’est pas possible. Si rien n’a été fait pour le remettre en cause, c’est le système qui prévaut partout.

Pas parce que nous l’avons décidé consciemment, mais parce que nous vivons toutes et tous encore dans l’héritage d’une culture patriarcale où les hommes sont plus souvent en position de pouvoir (seules 9% des entreprises privées sont dirigées par des femmes en Suisse). Dans cette organisation de la société, on peut être encouragé à penser que dénigrer ou mépriser les femmes, les percevoir comme des objets sexuels, est valorisant, que le consentement est quelque chose d’accessoire, on peut se complaire dans un entre-soi qui permet de ne pas se remettre en question et de ne pas partager le pouvoir. Je comprends que certains hommes se sentent heurtés par cette description, parce qu’ils n’en ont pas conscience ou parce qu’ils ne s’y reconnaissent pas. Néanmoins cette réalité perdure et nous devons la regarder en face. Il ne s’agit évidemment pas de dire que tous les hommes sont des auteurs de violence potentiels, mais de rappeler que nous vivons dans une société qui est imprégnée de cette culture-là et que, si nous ne faisons rien pour la remettre en question, de fait, nous la tolérons.

Et pourtant, les solutions existent

Ce n’est pas si compliqué, pourtant, d’agir en amont. En éduquant différemment, bien sûr, notamment les garçons. En mettant un terme à une construction de la masculinité qui repose sur la performance, la domination et le refoulement de ses émotions. D’une part car les hommes ont beaucoup à y gagner, d’autre part car le management dont les organisations ont besoin aujourd’hui ne s’articule plus autour de ces valeurs.

Dans le monde professionnel, la solution est double : il faut à la fois plus de mixité (donc plus de femmes) dans les postes décisionnels, et une culture inclusive qui permette à chacun et à chacune de se sentir à sa place, respecté∙e, reconnu∙e pour ses compétences, avec les mêmes chances de progresser quel que soit son sexe. L’un ne va pas sans l’autre et c’est évidemment un cercle vertueux. Cela implique une réelle volonté de changement et du courage managérial : la capacité à partager son pouvoir, à souhaiter en finir avec ce que certaines appellent « la politique des petits copains », à questionner un modèle de leadership encore trop souvent fondé sur l’ego plutôt que l’empathie, la réussite individuelle plutôt que collective, la concurrence plutôt que la collaboration, l’excès d’assurance plutôt que la compétence. Et c’est d’autant plus nécessaire que toutes ces qualités sont fondamentales pour évoluer dans un environnement économique et technologique en pleine transformation.

Si la volonté est là, les actions ne sont pas compliquées à mettre en place et les effets peuvent être rapides : former l’ensemble des collaboratrices et collaborateurs sur le sujet en expliquant clairement ce qu’est le sexisme, comment il s’exprime, pourquoi il est néfaste aux personnes et à l’entreprise. Informer sur ce que dit la loi, préciser ce que l’entreprise ne tolère pas, afficher son engagement et responsabiliser les personnes comme garantes de la culture d’une organisation qui se veut inclusive. S’assurer de l’exemplarité du management sur cette question. Recruter et promouvoir plus de femmes dans les postes décisionnels grâce à des processus dénués de biais et à une volonté d’aller chercher les talents féminins.

Ce ne sont pas de grands discours. C’est du concret. Et ça marche.

Egalité salariale : l’arbre qui cache la forêt

Ce 1er juillet 2020, les modifications de la loi sur l’égalité salariale entrent en vigueur : les entreprises qui emploient plus de 100 collaboratrices et collaborateurs ont jusqu’au 30 juin 2021 pour analyser les salaires de leur personnel, puis faire vérifier cette analyse par un organe indépendant et communiquer les résultats. Depuis l’annonce de ces mesures, le débat est ouvert : cela sera-t-il efficace pour avancer vers l’égalité salariale (qui devrait exister, selon la loi, depuis 1995) ? Est-ce un casse-tête administratif trop contraignant pour les entreprises ? Ou, au contraire, une modification qui ne va pas assez loin puisqu’elle ne concerne que 0,9% des entreprises et 46% des salarié·e·s et surtout qu’il n’est pas prévu de sanctions en cas d’inégalité salariale avérée ?

La partie émergée de l’iceberg

Et si l’essentiel était ailleurs ? Bien sûr, on peut d’une part se réjouir de cet effort pour que ce qui est inscrit dans la loi devienne un peu plus réalité. La pression qui va peser sur les entreprises pour effectuer ce contrôle va aussi faciliter une certaine prise de conscience puisque, la plupart du temps, la direction de l’entreprise est convaincue qu’il n’y a pas d’écart salarial alors qu’aucune vérification n’a été faite. Malheureusement, dans ce domaine, la règle est simple : si rien n’a été mis en place de manière pro-active pour s’assurer que l’égalité existe, alors il est évident qu’elle n’existe pas. Pourquoi cela ? Et bien tout simplement parce que l’inégalité salariale n’est pas la maladie en tant que telle, elle n’est qu’un symptôme d’une réalité plus profonde.

L’inégalité salariale, c’est la conséquence d’un système, la pointe de l’iceberg, la partie visible et malheureusement, souvent, l’arbre qui cache la forêt. Parce que pendant qu’on s’échine à comprendre si oui ou non ces nouvelles mesures vont changer la donne, si oui ou non on aurait pu aller plus loin, si oui ou non les entreprises vont jouer le jeu, on ne parle pas du problème de fond : pourquoi les femmes sont-elles encore aujourd’hui en Suisse moins payées que les hommes ? Les études mentionnent souvent une part « explicable » de l’écart salarial et une part inexplicable, donc discriminatoire. En réalité, tout est lié.

Une hiérarchie de valeur

Si les femmes sont moins payées que les hommes (ou si les hommes sont mieux payés que les femmes), c’est parce que nous vivons encore dans un système qui valorise différemment les unes et les autres. Ce système, nous ne l’avons pas inventé, nous en avons hérité. Nous ne sommes donc pas coupables de quoi que ce soit, en revanche nous sommes toutes et tous responsables de savoir si nous avons envie de continuer à y participer ou au contraire, une fois qu’on a pris conscience des inégalités qu’il produit, si nous souhaitons le questionner et travailler à enrayer sa reproduction. En effet, l’éducation des filles et des garçons repose encore largement sur des stéréotypes de genre qui stimulent l’empathie et le soin aux autres chez les filles, la compétition et l’ambition chez les garçons, sans compter que les modèles proposés aux enfants conditionnent très tôt les filles (et seulement les filles malheureusement) à se projeter dans un rôle domestique et parental. Sans surprise, les choix de formation des jeunes conduisent ensuite les garçons à choisir des métiers mieux rémunérés et avec une progression de carrière plus intéressante, alors que, comme la crise sanitaire l’a souligné, les métiers majoritairement exercés par des femmes sont peu valorisés et mal rémunérés. La période de semi-confinement a aussi tristement rappelé à quel point le partage des tâches dans la sphère domestique était encore balbutiant, la plus grande part de ce travail gratuit (donc sans valeur ?) reposant très largement sur les épaules des femmes. C’est là qu’on en arrive à cette histoire de part explicable : si on a « choisi » un métier moins bien payé et qu’on ne l’exerce pas à taux plein parce qu’on assume 80% du travail domestique et parental (je ne parle même pas ici du manque de structures d’accueil pour les jeunes enfants ou du regard de la société sur les mères qui travaillent à plein temps), alors bien sûr la différence de salaire vis-à-vis d’un homme qui s’est orienté dans un métier mieux rémunéré et qui peut progresser librement, sans les contraintes liées à la prise en charge du foyer ou des enfants, se creuse très rapidement. En effet, c’est explicable, mais est-ce que c’est acceptable ? Et a-t-on envie que cela reste ainsi ?

Présumés compétents

Quant à la part discriminatoire, elle est en fait liée inextricablement à tout ce qui vient d’être dit. Il s’agit de la représentation inconsciente que peut se faire un employeur de l’engagement d’un ou une salarié·e dans son travail, et de sa performance. De nouveau, deux éléments majeurs entrent en ligne de compte : la disponibilité et la présomption de compétences. Sans s’en rendre compte, on craint qu’une collaboratrice devienne mère, qu’elle donne la priorité à sa vie familiale sur sa vie professionnelle, qu’elle soit moins disponible, moins flexible, moins investie dans sa carrière (et ceci porte aussi préjudice aux femmes qui n’auront pas d’enfants). Mais s’y ajoute un autre biais : les stéréotypes nous conditionnent à douter des compétences de cette collaboratrice, de sa performance, de la valeur du travail produit. Nous avons toutes et tous intériorisé, sans le savoir, ce double standard d’évaluation qui nous pousse plus facilement à douter des compétences d’une femme et à présumer des compétences d’un homme, avant même de les avoir vérifiées. Lorsqu’une femme est choisie pour assumer un poste à responsabilité, la question fuse quasi systématiquement : « Très bien, mais est-elle compétente ? », et le doute s’installe insidieusement. Il est très rare que la même réaction se produise lorsqu’il s’agit d’un homme. Les femmes que nous rencontrons dans les entreprises que nous accompagnons ou lors des processus de recrutement que nous menons sont unanimes : « on doit prouver deux fois plus ». Enfin, un salaire féminin est encore trop souvent perçu comme un « complément », un revenu d’appoint qui vient compléter le revenu essentiel, celui du chef de famille. Petite anecdote entendue récemment : une collaboratrice négociant un revenu plus important lors d’une promotion s’était vu répondre par son supérieur : « mais qu’allez-vous faire de tout cet argent ? ».

On est en 2020, on fêtera l’an prochain le 50e anniversaire du suffrage féminin, le 40e anniversaire de l’inscription de l’égalité des sexes dans la constitution, le 30e anniversaire de la première grève des femmes. Pourtant cette inégalité de valeur existe toujours. Et pour y remédier, il ne suffit pas d’en traiter les symptômes visibles, il faut s’attaquer au problème de fond : l’éducation bien sûr et avant tout, mais aussi la prise de conscience dans les organisations de ces biais qui influencent les processus de recrutement, de promotion et de rémunération et ne créent pas les conditions nécessaires à un monde professionnel inclusif où hommes et femmes peuvent progresser de manière équitable.

42% ! Pourquoi ça change tout ?

C’est le 2e événement de ces élections fédérales : la vague verte est teintée de violet ! Le Conseil national élu pour les quatre prochaines années compte 42% de femmes, c’est énorme (au sens luchinien du terme) et ça change tout ! Vraiment ? Oui, vraiment.

La démocratie suisse, après avoir traîné durant la quasi-totalité du vingtième siècle pour accorder le droit de vote aux femmes dans ses diverses instances, pourrait aujourd’hui donner des leçons à ses voisins. Malgré un modèle familial traditionnel qui peine à être questionné, un libéralisme économique peu enclin à investir dans une réelle politique familiale, une inégalité salariale persistante, moins de 10% de femmes à la tête d’entreprises privées, la Suisse vient de faire un pas de géante en élisant 84 femmes, sur 200, et sans quotas ! Elle dépasse ainsi, en termes de représentation féminine à la chambre basse, la France (38.7%), qui a pourtant une législation favorisant la parité depuis 2000, le Royaume-Uni (32%), l’Allemagne (30.9%), le Canada (26.9%) ou encore les Etats-Unis (23.6%). Alors certes, le nombre de femmes parlementaires n’est pas le seul critère à prendre en compte pour évaluer l’égalité des sexes dans un pays, mais c’est tout de même une victoire incroyable.

Pourquoi ? En tout premier lieu, parce que cela va devenir banal, normal, plus un sujet, d’être une femme en politique. Juste une évidence, la représentation démocratique de la population. Ensuite, parce que, pour faire avancer les choses, une « minorité » doit dépasser un certain seuil. Sur la question de la mixité entre femmes et hommes, ce seuil est fréquemment estimé entre 30% et 40%. En dessous, il est difficile que cela génère de réels changements. Avec 42% de femmes, le Conseil national devient une Chambre réellement mixte, où le sexisme ordinaire aura de plus en plus difficilement sa place. Ceux qui s’accrocheraient encore à un semblant d’entre-soi où commentaires désobligeants, remarques sur le physique, interruptions de parole, dénigrements de la compétence ou blagues sexistes font partie du jeu, feraient bien de faire une mise à jour de leur logiciel cérébral. La culture politique du Conseil national va forcément évoluer sous l’impulsion de cette plus grande mixité. Pas parce que les femmes font de la politique autrement ou ont des compétences différentes de celles des hommes, bien sûr que non. Mais parce qu’elles ont des expériences de vie variées, et souvent, dès le plus jeune âge, encore différentes de celles des hommes.

Faire partie du groupe des « dominées » donne forcément une autre couleur à l’expérience de la politique. Être de celles que l’on prend moins facilement au sérieux, qui doivent prouver deux fois plus pour être jugées légitimes, et dont la crédibilité est remise en cause au moindre faux pas quand certains hommes s’accrochent alors que la boue les recouvre presque entièrement, cela forge le caractère certes, mais peut aussi donner un autre regard sur les réalités sociales, économiques et politiques. Et puis 84 femmes, cela permet de ne plus pouvoir simplifier avec une représentation simpliste et stéréotypée de « la » politicienne. Ce sont des femmes de tous âges, de tous partis, avec des sensibilités, des personnalités, des connaissances et des parcours variés qui apportent autant de richesse et de visions différentes que leurs collègues masculins.

 

Faut-il être une femme pour mener une politique en faveur de l’égalité ? La réponse est évidemment non. On peut être un homme et porter ces valeurs. Ou être une femme conservatrice et favorable à « l’ordre divin ». Néanmoins, parmi celles élues dimanche, nombre de femmes vertes, socialistes, centristes ou libérales sont engagées en faveur de l’égalité des sexes et veulent faire changer les choses en profondeur. On peut attendre beaucoup d’elles et de ce nouveau parlement sur les questions d’égalité dans le monde économique, de politique familiale (congé paternité, congé parental, crèches et structures d’accueil en première ligne) ou d’écologie. Elles portent l’espoir d’un changement de paradigme. Le vent de la diversité, d’un univers politique ouvert à d’autres styles de leadership et d’exercice des responsabilités que celui de l’ancien monde, se fait déjà sentir. Souhaitons qu’il souffle fort et qu’il donne envie à d’autres sphères de pouvoir, notamment les directions d’entreprise, de bénéficier de cette mixité énergisante, de ses talents et de ses promesses.

A-t-on encore besoin du 8 mars ?

Depuis une année et demi, la révélation de l’affaire Weinstein et le mouvement #metoo qui s’en est suivi, la question des inégalités entre femmes et hommes est partout. Articles, études, commentaires, dénonciations et belles paroles sont venues dire tout haut une réalité qui avait été rendue invisible : l’égalité entre les sexes a beau être inscrite dans la loi des pays occidentaux, elle n’existe pas dans les faits. Pour travailler sur ce sujet depuis 18 ans, je peux dire à quel point cette prise de conscience est salutaire et constitue déjà une petite révolution. Car sur ce thème, comme de manière générale dès qu’on a à faire au conditionnement social, la force des représentations symboliques et des schémas inconscients que l’on intériorise dès notre plus jeune âge provoque un aveuglement qui permet au système de se reproduire impunément. Et ceci grâce à la collaboration active de la plupart des “dominé·e·s”, en l’occurrence ici des femmes, qui transmettent à leur progéniture les stéréotypes de genre sans les questionner, puisque pour le faire, il faudrait déjà admettre qu’il y a un problème, l’identifier, l’analyser et inventer autre chose.

Voir les inégalités

Face à un tel système, face à une domination qui ne dit plus son nom puisque l’égalité est inscrite dans la Constitution suisse depuis 1981, on a besoin d’une sacrée bonne paire de lunettes pour sortir de l’aveuglement. Un mouvement planétaire venu de Hollywood, des stars qui nous disent que quelque chose ne va pas si bien que ça, des médias qui relaient et donnent la parole à celles et ceux qui peuvent éclairer cette question, voilà qui a permis de déciller les yeux d’une grande partie de la population.

Certain·e·s en ont assez vite eu assez de tout ce bruit, de ces “exagérations”, parce qu’il ne faut pas pousser quand même, on n’est pas en Afghanistan, ces femmes occidentales privilégiées qui peuvent voter, conduire, étudier, travailler, qui s’habillent sexy et qui viennent râler parce qu’on leur met des mains aux fesses ou qu’elles gagnent 20% de moins que leurs congénères masculins, c’est indécent à la fin. Et puis quoi, c’est pas sympa les mains aux fesses ? On ne peut même plus faire de compliments, mais comment va-t-on faire pour draguer ? Remarquez, y’en a qui écrivent des tribunes pour défendre la liberté d’importuner. Ah, elles ne sont même pas d’accord entre elles ? Ça devient compliqué.

On est donc assez loin d’une réelle unanimité, tant au sujet de la gravité de la question que de la nécessité de réviser le système. C’est normal, c’est même inhérent à la situation, puisque, d’une part, nous vivons dans ce système, nous en avons intégré les codes qui nous semblent donc normaux, voire “naturels” (par exemple les hommes sont forts, les femmes sont douces) et, d’autre part, ce système implique une hiérarchie de valeur entre le masculin et le féminin. Dans ce contexte, un problème qui est perçu comme concernant principalement les femmes est, par essence, forcément mineur. Pour celles et ceux qui, à ce stade, ne seraient pas convaincu·e·s de cette hiérarchie de valeur entre ce qui est connoté masculin et ce qui est connoté féminin, un exemple basique mais efficace : comparez le foot et la danse en termes d’exposition médiatique, de popularité de ces activités, de starification et d’argent en jeu, et vous aurez une petite idée.

Des réalités différentes, un même système : le sexisme

Le sujet des inégalités est donc omniprésent depuis 18 mois, ce qui est une avancée importante, mais il n’est pas forcément compris et les progrès demeurent lents. Il est plus que jamais essentiel de continuer à expliquer pourquoi ces questions devraient être centrales et pourquoi elles ne peuvent être analysées que de manière systémique. L’inégalité salariale, les violences domestiques, le harcèlement de rue, la mixité en politique ou dans les directions d’entreprise, les stéréotypes de genre dans l’éducation, la culture du viol, le langage épicène, le partage des tâches ménagères, les blagues sexistes, tous ces sujets qui pourraient sembler vaguement connectés mais très différents forment en réalité un continuum, différentes facettes d’un système dont la pierre angulaire est la hiérarchie de valeur discutée plus haut. Ainsi il n’est pas indécent de refuser la subsistance de l’inégalité salariale ou du harcèlement de rue quand des femmes sont privées de droits fondamentaux, vitriolées ou tuées pour laver l’honneur de leur famille, et qu’on devrait déjà s’estimer heureuses de ne pas subir ce sort et d’avoir le droit de vote. Parce que tolérer un système qui repose sur cette hiérarchie de valeur, s’en accommoder, c’est d’une part renoncer à l’égalité, et d’autre part continuer à enrichir le terreau du sexisme, le banaliser, et faciliter le non-respect des lois, la domination, les passages à l’acte violents.

Parce que les garçons valent plus que les filles, ils sont encouragés depuis leur naissance à être forts, ambitieux, compétitifs, à rêver plus grand, à mieux s’affirmer, à s’accomplir dans une sphère où le travail est rémunéré et non gratuit, à accéder à des postes de pouvoir (ce qui implique des privilèges mais peut aussi, il faut le dire, générer une certaine pression et de la souffrance). Parce que les filles valent moins que les garçons, elles sont encouragées depuis leur naissance à être au service des autres, à procurer du plaisir en existant par la beauté, la douceur, plus tard le sexe, et à prendre soin des autres, des enfants, des personnes âgées, des malades que ce soit dans le cadre d’un travail de “care”, en général peu rémunéré, ou dans la sphère domestique, de manière gratuite. L’ambition féminine est presque un gros mot, les femmes qui font carrière le savent bien. Elles sont rarement appréciées et souvent soupçonnées d’être “pire que les mecs “.

La culture du viol

Pour les hommes, le côté obscur de la force, c’est l’agressivité, la prise de risque, la violence. Le système de genre, en enjoignant aux garçons de ne pas exprimer leurs émotions, de refouler leur empathie, de devoir être “virils” en toute circonstance, et en leur faisant croire qu’un homme, un vrai, doit être dominant et obsédé du sexe, modèle véhiculé par l’ensemble des publicités, films ou clips, prépare un terrain dangereux qui conduit à ne pas se préoccuper de ce que ressent l’autre, à considérer les femmes comme des objets sexuels, à ignorer les notions de consentement ou de respect. Ainsi se construit la culture du viol. Ainsi, passe-t-on subrepticement, sans s’en rendre compte, de choses jugées banales (blagues, commentaires déplacés, remarques sexistes) à des crimes graves, parce que la société toute entière banalise le sexisme, ignore encore sa dimension de système. On en a vu une parfaite illustration ces dernières semaines avec la ligue du LOL. On pourrait aussi parler des blagues racontées par les enfants de 10 ans à la récré en 2019. Elles disent ce système. Les parents en rigolent. Il faut avoir de l’humour ! Et pourtant, rirait-on de blagues racistes aujourd’hui, le cœur léger ? La réponse est non, fort heureusement, car le lien a été fait entre de telles blagues et le fait de croire en la hiérarchie de valeur entre personnes d’origines différentes. Il serait temps qu’il en soit de même en ce qui concerne le sexisme. Qu’il ne soit plus tolérable quelle que soit sa forme. Alors peut-être on pourrait rêver d’égalité réelle et abolir le 8 mars. Ça n’est malheureusement pas pour demain…

Discrimination positive : mais de laquelle parle-t-on ?

Que ce soit au Conseil fédéral, dans les comités de direction des grandes entreprises, sur les bancs de l’école ou au sein de jurys de prix littéraires, les quotas ont mauvaise presse. Injustes pour certains, insultants pour certaines, femmes et hommes sont majoritairement d’accord pour dire que les prix prestigieux comme les postes décisionnels, le pouvoir ou la gloire, se gagnent au mérite, à la compétence, au talent reconnu.

Comment ne pas être d’accord ? Comment pourrait-on justifier d’imposer la nomination de certaines personnes, non en fonction de ce mérite, mais en fonction de leur sexe ? C’est pourtant bien ce qui s’est produit dans l’histoire de l’humanité, et plus proche de nous, dans l’histoire politique et économique récente. Croyez bien que si, jusqu’à présent, les Etats-Unis d’Amérique n’ont jamais élu de Présidente, ce n’est pas parce que l’ensemble des hommes politiques de ce pays sont plus méritants, compétents ou talentueux que leurs alter-ego féminins. De la même manière, on peut se permettre de penser que si 93% des dirigeant·e·s d’entreprises privées en Suisse sont des hommes, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils ont été, durant toute leur carrière, meilleurs que leurs collègues féminines. Sans généraliser, et sans remettre en cause leurs compétences, leur ascension a sans doute été plus évidente parce qu’ils sont des hommes. Et que, jusqu’à présent, dans le modèle de société dont nous avons hérité, le fait d’être un homme permet de bénéficier d’une forme de présomption de compétence. Avant même de devoir prouver quoique ce soit qui puisse convaincre de ses capacités, un individu de sexe masculin part avec une longueur d’avance. Il correspond naturellement à la représentation symbolique du pouvoir, du leadership, du professionnalisme, intériorisé aussi bien par les hommes que par les femmes. Les stéréotypes ont ceci de pernicieux qu’ils avancent masqués et qu’ils sont si profondément ancrés que notre cerveau les suit spontanément, rapidement, sans s’en rendre compte. Devenir plus facilement patron ou président, parce qu’on est homme, c’est bien ce qu’on appelle de la discrimination positive.

 

Oups… Pardon ? Comment ? Il y aurait donc une discrimination positive invisible, inconsciente, non dite, en faveur des hommes ? Voilà qui change un peu la perspective, non ? Car promouvoir la mixité en entreprise revient alors à tenter de dépasser des biais qui nous empêchent de choisir réellement la meilleure personne pour un poste. Promouvoir la mixité, ce n’est donc pas aider les femmes ou desservir les hommes, ce n’est ni injuste ni insultant. Il s’agit simplement de permettre aux organisations d’être plus diverses, donc plus performantes et plus innovantes, grâce à la possibilité de recruter, de fidéliser et de faire évoluer l’ensemble des talents à leur juste valeur. Et plus seulement la moitié !

Mixité en entreprise : les femmes auraient-elles pris le pouvoir ?

« Attention Messieurs… ! Aujourd’hui, nous sommes en minorité ! ». Voici comment le président du comité de direction d’une grande entreprise romande ouvre la séance ce jour-là. Rires et regards mi-complices, mi-gênés autour de la table, jusqu’à ce qu’un collaborateur fasse remarquer « Ah, euh, mais en fait il y a 4 femmes et 5 hommes…, c’est juste que d’habitude il n’y en a qu’une, alors tout de suite, on a l’impression qu’elles sont très nombreuses ».

Cette scène est une parfaite illustration du sentiment partagé par beaucoup de personnes actuellement. “Elles” sont partout ! C’est la mode, les femmes en entreprise. La domination est en train de se renverser ! Et pourtant, quand on regarde les chiffres, comme quand ce collaborateur s’arrête un instant pour compter effectivement le nombre de femmes et d’hommes autour de la table, on se rend compte que cette soi-disant invasion féminine est loin d’être une réalité. Le dernier rapport tout frais de McKinsey Women in the workplace montre ainsi que l’accès des femmes aux postes de direction dans les entreprises ne progresse quasiment pas depuis 2015. Le World Economic Forum avait d’ailleurs pointé l’an dernier la lenteur avec laquelle la Suisse évoluait sur ces questions, où le nombre de femmes dirigeantes dans les entreprises privées plafonne à 7%… on est loin de l’invasion décrite par certains.

Un monde construit par et pour les hommes

Mais alors, pourquoi cette impression, ce sentiment d’être en minorité ? Il me semble que l’explication est double. D’une part, malgré les nombreux progrès qui ont été faits, les entreprises d’aujourd’hui sont héritières d’un modèle construit par et pour les hommes. L’organisation du travail – qui reposait jusqu’au 19siècle sur la cellule familiale où travaillaient hommes, femmes et enfants – s’est recomposée à l’extérieur suite à la révolution industrielle, créant de fait une séparation entre la vie privée et la vie professionnelle. Dans le même temps, l’ère victorienne a inventé l’idéal bourgeois d’une féminité dédiée à la sphère domestique et dont les aspirations doivent s’accomplir dans la sphère privée. En découle un modèle qui valorise le présentéisme, le temps passé à travailler, et qui évacue la vie privée de ce monde où le collaborateur se dédie à sa tâche. Cette culture d’entreprise se façonne aussi sur un mode hiérarchique, comme à l’armée, où les valeurs de performance et d’autorité règnent, où la réussite flatte l’ego, et où les mâles sont entre eux.

Si les hommes sont maintenant nombreux à remettre en question cette vision du monde du travail, force est de constater que l’entre-soi masculin est confortable et que la présence de femmes dans les cercles du pouvoir apparaît comme une disruption, voire une menace. Est-ce parce que les femmes y représentent une altérité qui n’est pas bienvenue ? Parce qu’il faudrait alors « se tenir », éviter les blagues potaches et les comportements déplacés ? Ou parce que la présence des femmes dans l’encadrement des entreprises met en lumière le fait même qu’elles sont des domaines réservés du masculin ?

Le masculin universel

Je me souviens d’une phrase prononcée par un évêque anglican lors d’un débat sur l’ouverture de la prêtrise aux femmes. Il avait souligné que cela aurait impliqué une forme de sexuation de l’espace sacré alors que celui-ci avait toujours été neutre. Le masculin serait donc neutre ?

C’est ce qu’on appelle l’androcentrisme, l’idée que l’humain par défaut est masculin. Pour Aristote, la naissance d’une fille était d’ailleurs la première forme de monstruosité, le signe que quelque chose ne s’était pas déroulé comme prévu. Dans cette logique, les individus de sexe masculin peuvent représenter toute l’humanité, alors que les femmes n’incarneront toujours que leur propre sexe. Cela pourrait-il expliquer que, pendant des décennies, on ait à peine remarqué l’absence de femmes dans les livres d’histoire, les films, les lauréats du prix Nobel, les comités de direction ou les gouvernements ? Alors qu’aujourd’hui, n’étant encore qu’au tout début d’un lent et timide rééquilibrage, on a le sentiment d’une invasion.