Immersion dans la police genevoise (2) : interview de l’ex-flic Lucien Vuille

Un ancien de l’identité judiciaire se livre de son plein gré

Ancien inspecteur de l’identité judiciaire genevoise et ensuite neuchâteloise, Lucien Vuille avait quitté son métier d’enseignant pour entrer dans la police où il a passé plusieurs années. A présent il est retourné à l’enseignement, mais il nous livre un ouvrage sans détours – voir la première partie de cet article – sur ses années passées dans La Grande Maison, comme les policiers dénomment eux-mêmes la police. Un récit coup de flingue qui décrit les débuts d’un inspecteur de la police judiciaire dans la ville de Genève. J’ai voulu savoir ce qui avait motivé Lucien Vuille, qui prétend qu’il y a peu de différence entre la police et l’enseignement, à relater cette expérience en nous dévoilant l’envers du décor.

La Grande Maison : interview de Lucien Vuille

N’avez-vous pas peur que votre livre n’apporte de l’eau au moulin de certaines idées populistes, qu’elles soient de gauche ou de droite ?

Lucien Vuille, ex-inspecteur de l’identité judiciaire, vient de publier “La Grande Maison”, ou il témoigne de son passage à la police.

Ce que j’ai fait, c’est décrire de manière factuelle ce que j’ai vécu, en restant le plus objectif possible, quel que soit le sujet abordé, la violence éventuelle de celui-ci et l’impact qu’il a pu avoir sur moi. J’ai écrit ce livre de la même façon qu’on nous avait appris à rédiger un rapport de police, soit être complètement objectifs dans notre manière de décrire les événements : « les faits, rien que les faits ». Ne pas écrire « alors que nous patrouillons le long de la rue de Berne, nous avons contrôlé un individu qui nous semblait louche » mais « notre attention a été attirée par un individu et nous avons procédé à son contrôle », ne jamais être subjectif pour que notre rapport soit inattaquable de ce point de vue-là. Ainsi, je n’ai pas de scrupules à mentionner les nationalités des délinquants, les agissements de certains collègues ou la façon de fonctionner de l’état-major parce que j’ai écrit avec sincérité. Tout ce qui est mentionné, je l’ai vu et vécu. Chaque lecteur, quelles que soient ses affinités politiques, ses opinions sur la délinquance ou autres, peut suivre le parcours de ce jeune flic et lorsqu’il se confronte aux différents écueils de sa progression, il est confronté à ses propres perceptions ses a priori. Cela n’aurait pas de sens dans cette optique de divulguer mes propres opinions au fil du récit alors je me contente de transmettre ce que les individus que je croise me confient. Je cherche à ce que chaque lecteur y trouve quelque chose qui résonne par rapport à son propre vécu, certains y voient un livre sur la détresse des habitants d’une grande ville contemporaine, d’autres une critique du milieu du travail en général, un hommage à des méthodes policières à l’ancienne et désormais désuètes, un Entwicklungsroman… On y trouve ce qu’on vient y chercher, selon sa sensibilité. Si qui que ce soit lit ce livre et y voit une attaque dirigée contre lui, c’est qu’on s’est mal compris.

Avant d’intégrer la police, imaginiez-vous que de telles choses arrivaient en Suisse ?

Je n’ai travaillé que quelques années et pourtant j’ai vu de quoi remplir plusieurs bouquins. J’ai été inspecteur de police à Genève puis dans le canton de Neuchâtel et j’ai été encore plus choqué de ce qui se passait dans mon canton d’origine. J’ai découvert Genève à travers mon job, je ne connaissais pas du tout la ville et ses environs avant d’y bosser. Je me suis construit une image sans doute trop lugubre, mais je n’avais aucun a priori. Tandis qu’à Neuchâtel, j’ai été d’autant plus marqué parce que j’imaginais mon canton d’origine beaucoup plus préservé de toute cette noirceur. Meurtres, enlèvements, stupéfiants, viols, pédophiles… On n’est absolument pas épargnés et la plupart des citoyens ne s’en rendent sans doute pas compte. Et c’est tant mieux. Pas mal de lecteurs imaginent que j’ai inventé certains passages, certains me demandent si tel ou tel passage est authentique. Je dois souvent répéter que rien n’est faux, que tout est vrai et que le pire n’est pas publié.

S’habitue-t-on à la détresse et à la noirceur de certaines situations ?

Je crois qu’on ne s’habitue jamais aux drames, aux épreuves mais qu’on s’habitue plutôt à la façon d’y répondre, à la manière de réagir. Si on a déjà vécu une situation extrême, on se sait capable de l’endurer quand elle se répète. Il faut savoir s’avouer qu’on ne peut pas être imperméable, mais cette honnêteté dépend des gens. Certains préféreront affirmer qu’ils sont devenus insensibles mais c’est impossible de ne pas subir la détresse, la véritable et profonde détresse d’autrui quand on y est confronté, on peut trouver mille façons de se protéger mais personne n’y est hermétique, à mon avis. Et c’est important d’avoir cela en tête. Enquêter sur une affaire de pédophilie, ça peut vouloir dire visionner des centaines de vidéos pédo-pornos, à des fins d’enquête. Les regarder, et attentivement, pour essayer de trouver un indice qui permettrait d’identifier les auteurs, les victimes, l’endroit où cela se déroule. De retour de mon très bref congé paternité, après la naissance de mon petit dernier, on m’a transmis une nouvelle enquête de mœurs, qui portait sur des viols filmés de nourrissons. J’avais un nouveau-né à la maison et au bureau je devais regarder ce genre de films… On m’a répondu que j’allais m’y faire, qu’au bout d’un moment ça ne me ferait plus rien. Apparemment, demander à passer mon tour dans ces circonstances, c’était faire preuve de trop de sensiblerie. A noter que cette exigence n’a pas eu lieu quand j’étais dans La Grande Maison, à Genève, où se déroule le livre, mais à Neuchâtel quand j’étais à la brigade des mœurs.

A peine formé, vous avez quitté la police pour divers motifs expliqués dans votre ouvrage. Avez-vous des regrets ?

Quand mes élèves « découvrent » ce que je faisais avant de devenir prof (je n’ai plus besoin de leur mentionner ça, ils se transmettent l’info d’une année à l’autre), ils me demandent souvent si je regrette, c’est systématique. « Pourquoi vous avez arrêté ? Vous devez trop vous ennuyer maintenant ! » Je n’ai aucun regret, ni d’avoir été inspecteur, ni d’avoir démissionné. Avec un peu de réflexion sur soi-même et de recul, ce genre d’expérience apporte énormément dans le façonnage de notre identité. Ça m’arrive encore de rêver que j’arpente les rues des Pâquis pour contrôler des dealers, je retrouve la sensation que j’éprouvais alors mais au réveil, aucun regret que tout ça s’évapore. Juste le soulagement de ne plus y être et le plaisir d’avoir connu ça.

Ce n’est pas trop difficile de se passer de l’adrénaline ?

Quand j’étais dans la casserole, je ressentais ce besoin d’action, en arpentant les rues sur les traces des voleurs, on bouillonne, on a envie de ça, il y a peut-être un effet de meute. Mais ça ne me manque pas du tout. Comme la plupart d’entre nous, je déteste la brutalité, quelle qu’elle soit et j’espère bien ne plus jamais prendre ou donner un coup. Mais je suis conscient que j’en ai été capable. C’est quelque chose de s’être battu, pour de vrai, hors d’un ring, de s’être confronté à la violence. Cette même violence qui nous est épargnée, jour après jour, grâce à la police. Il y a une citation d’Orwell à ce propos, qui explique que la part de violence à laquelle chacun d’entre nous devrait être confronté durant sa vie, c’est les flics qui se la coltinent à notre place.

Quand mes amis policiers me racontent leurs affaires ou me parlent des derniers potins à l’intérieur de la grande maison, ça m’intéresse mais je ne les envie pas pour autant. Quand ils me paraissent heureux et épanouis, je suis content pour eux, mais je n’échangerais pour rien au monde ma salle de classe et mes élèves pour une plaque de police et un flingue.

Aviez-vous du temps à accorder à une vie privée ou étiez-vous constamment plongé dans le travail ?

C’est peut-être étonnant à la lecture de La Grande Maison mais durant les faits que je raconte, je me suis marié, j’ai eu mon premier enfant, j’ai voyagé, j’ai rencontré des amis. Cela incombe au parti-pris de rester axé sur les faits objectifs qui concernent la police que je ne raconte quasiment rien de ma vie privée, dans ce livre-là en tout cas.

Dans quel but avez-vous écrit La Grande Maison ?

À un moment donné, j’ai eu envie de raconter ce que j’avais vécu, sans imaginer que quelqu’un d’autre le lirait, en tout cas pas dans l’immédiat. J’avais envie d’en garder une trace écrite, peut-être avant que j’en oublie des morceaux. Et puis petit-à-petit, je me suis dit que mon récit pourrait éventuellement intéresser certains de mes (très) proches. J’ai terminé d’écrire une première fois La Grande Maison en me disant que j’allais proposer à mon épouse de le lire, pour partager cette histoire-là avec elle, ce que j’avais vécu, comment je me sentais, notamment parce qu’on n’était pas ensemble à ce moment-là de ma vie. Or d’écrire ce vécu, je me suis rendu compte que ça me soulageait. Ensuite, je l’ai transmis à ma grande sœur, pour les mêmes raisons. Les choses se sont un peu emballées à ce moment-là, ma sœur l’a confié à son mari (elle a bien fait, je le lui aurais transmis de toute façon). Et un jour, alors qu’il le lisait dans sa boutique, un écrivain de sa connaissance est venu lui acheter des bouquins, il est reparti avec mon manuscrit sous le bras et après l’avoir lu – et apprécié – il l’a transmis à son éditeur, qui est devenu le mien.

Avez-vous l’intention de continuer à écrire des livres avec des policiers et des malfrats ?

J’ai écrit un roman basé sur ce que j’ai vu et vécu lors de mon passage à la police judiciaire neuchâteloise, ma seconde expérience dans la profession. Peut-être que cela pourrait intéresser quelques lecteurs. Je ne sais pas encore si je vais le laisser tel quel ou y ajouter une pointe de fiction, peut-être qu’on ne saura pas vraiment où s’arrête la vérité et où débute l’imagination. Je vais laisser mijoter tout ça un moment.

La formation reçue pour devenir inspecteur, vous sert-elle dans votre métier d’enseignant ?

Je n’utilise pas chaque jour les tactiques d’interrogatoire ou les techniques de menottage, mais ce genre d’expérience de vie apporte énormément, au niveau de l’empathie, du rapport à l’autre, du recul sur les situations, sur le rôle de l’école, de l’enseignement… J’ai été prof quelques années avant de passer par la grande maison et je sais que je suis un enseignant bien différent de celui que j’étais alors. Cela amène du recul. On pourrait croire que j’ai côtoyé des collègues très à gauche dans l’un de ces milieux et que j’ai découvert une façon de penser plus ancrée à droite dans l’autre. Mais la réalité est plus contrastée. Il existe de nombreuses exceptions. Des profs qui regrettent le nombre d’étrangers dans leur classe, qui compliquent selon eux l’enseignement et péjorent le niveau scolaire des braves enfants suisses, tout comme j’ai rencontré des tas d’inspecteurs ou de policiers tolérants et ouverts d’esprits. Ces changements d’environnement permettent d’avoir une vision d’ensemble, modeste bien sûr, mais qui permet d’apprécier certains états de fait avec plus de perspicacité, peut-être, que si j’avais uniquement côtoyé le même milieu professionnel. Ça permet de ne plus voir uniquement les choses en noir ou en blanc, la vérité se cache quelque part dans les niveaux de gris. Par-dessous tout, il n’y a finalement pas une si grande différence entre ces deux jobs, flic et enseignant. Je l’ai beaucoup répété durant mes carrières et je le pense toujours : ce sont deux métiers plus proches qu’on ne croit, parce que ce sont des métiers humains, des métiers de l’humain, dans le sens où la matière première, dans un job comme dans l’autre, ce sont des êtres humains.

La question que je pose à tous les auteurs : à quel personnage de roman vous identifieriez-vous ?

J’aime bien imaginer que je ressemble à un personnage de Jim Harrison, mais c’est sans doute parce qu’il savait les décrire si profondément que je peux me retrouver dans la plupart d’entre eux aisément. Je suis bon client, je lis beaucoup de livres, de BD, je regarde des tas de films et de séries et je pioche à gauche à droite, de ces petits quelques choses qui nous façonnent, qui nous inspirent. Le dernier personnage de roman qui m’a ainsi inspiré, c’est Cigano dans le roman Narcisa de Jonathan Shaw. Un personnage qui se rend compte notamment qu’il faut être fou pour continuer de faire toujours la même chose, de répéter constamment les mêmes erreurs en espérant un résultat différent au final.

Immersion dans la police genevoise (1) : Lucien Vuille, ex-flic, raconte

La Grande Maison : un livre coup de flingue

J’ai demandé à Lucien Vuille, ancien inspecteur de la police judiciaire, si tout ce qu’il relate dans son livre est vrai. « Tout ce que j’écris je l’ai vu mais à l’inverse je n’écris pas tout ce que j’ai vu ». Certes, ce qu’il décrit dans « La Grande Maison » – éditions BSN Press -, a déjà été mâché et remâché dans les films et les séries. Mais une fois sortis du cinéma, ou Netflix éteint, on se dit que ce sont des fredaines de scénaristes. Au pire, que si c’est inspiré d’une certaine réalité, cela se passe ailleurs quelque part à New-York ou à Marseille. Pourtant, cette « Grande Maison » comme les policiers eux-mêmes dénomment la police, est située à Genève. Or, ce témoignage est une assourdissante détonation. Un coup de Glock 9 mm tiré en l’air mais dont la déflagration nous laisse tétanisés.

Lucien Vuille : policier par hasard

Avant d’entrer à l’école de police, Lucien Vuille était enseignant dans un quartier difficile de Lausanne. Dans le cadre de ce travail, il rencontrait des enquêteurs de la brigade des mineurs qui cherchaient parfois des renseignements sur des adolescents fugueurs ou qu’ils devaient présenter devant le juge. Leurs récits de la vie de flic le passionnaient. C’est ainsi que l’un des policiers lui suggéra de tenter sa chance. L’idée fit son chemin.

Dans son livre, Lucien Vuille nous raconte toutes les étapes franchies avant de devenir inspecteur. Le début semble fastidieux. Pourtant, très vite, l’on se fait happer par les incohérences, les injustices et le favoritisme relevés au sein même de la police. Une fois le lecteur hameçonné, malgré le procédé d’écriture qui ressemble quasiment à la rédaction d’un procès-verbal, on ne lâche plus ce texte qui, peu à peu, nous mène au bord de l’étouffement.

La Grande Maison : des faits rien que des faits

Entre le racisme banalisé, le jargon professionnel issus des bouchers parisiens, celui-là même autrefois utilisé par les truands de Paname – le louchebém, ça vous dit ? – qui nous donne parfois l’impression que la police genevoise se croit dans une aventure de San-Antonio ou dans un film de Michel Audiard, les délinquants à la dérive parfois très stupides, les gaffes policières qui nous font nous éclater de rire, et la terrifiante détresse de quelques marginaux écrasés par l’existence, on s’immerge totalement dans la vie d’un flic. Un travail qui comporte ses moments fastidieux, ses subites montées d’adrénaline, ses confrontations à l’horreur de la drogue ou de la pédophilie, le tout saupoudré de violence ordinaire. Un livre qui nous apprend que pour être sauvé d’une femme maltraitante, il vaut mieux être son chien plutôt que son enfant.

Lorsqu’on lit les épreuves physiques et psychologiques auxquelles sont soumises les forces de l’ordre, l’on ne s’étonne guère que ce soit un métier avec un risque de suicide particulièrement élevé. Alors oubliez les stars françaises de la rentrée littéraire et leurs livres trop convenus, et lisez La Grande Maison de Lucien Vuille. Vous y apprendrez deux ou trois choses sur ce qui se passe dans nos jolies villes suisses, dans nos quartiers ou peut-être chez vos voisins. Vous y rencontrerez de vrais flics, de vrais dealers, de vrais indics, de vraies prostituées et de vrais paumés. Ces personnes que l’on s’acharne à ignorer et qui pourtant sont là, qu’on les aime ou non, qu’elles nous intriguent, nous peinent où nous révulsent.

Demain, ici même, vous lirez une grande interview de Lucien Vuille. Il abordera son vécu au sein des polices genevoises et neuchâteloises, et ce qu’il en a appris avant de retourner à l’enseignement.

Mais auparavant je vous laisse découvrir sa biographie, telle qu’il me l’a livrée avec beaucoup d’humour, une chose à laquelle l’on ne s’attend pas forcément après avoir lu son ouvrage.

Lucien Vuille : sa biographie

« Je suis né à la Brévine, au cœur d’une vallée entourée de sapins dont on ne voit que le commencement, Sibérie de la Suisse au climat subarctique. J’y ai grandi, dans une ferme située dans un hameau nommé « Le Cachot », ça ne s’invente pas. Une fois mon bac empoché à La Chaux-de-Fonds, j’ai fait un bachelor en français et en histoire à l’université de Neuchâtel, puis un autre en sciences de l’éducation à la HEP. Je suis parti enseigner à Lausanne, dans le quartier haut en couleurs de la Blécherette, avant de partir travailler à la police judiciaire genevoise. Après avoir écumé les artères ténébreuses de la cité de Calvin, j’ai accepté la proposition de l’ancien chef de la police judiciaire neuchâteloise de revenir sur mes terres d’origines pour y rejoindre le bras armé de la justice locale. J’ai passé trois ans à la brigade des mœurs de la Chaux-de-Fonds, puis j’ai décidé de tourner définitivement la page de la vie policière et je suis retourné à l’enseignement. Tout en arrêtant des suspects et rédigeant des rapports de police, j’ai eu des enfants, des lapins et je me suis établi au Landeron, dernière frontière du monde neuchâtelois. Tranquillement installé à l’orée des bois, j’écris des livres, j’enseigne et je fais pousser des enfants, pas forcément dans cet ordre ».

Suite de l’article : cliquez ici.

 

 

Sources :

« Chems » de Johann Zarca : quand le slam s’avère dénué de poésie

Le Chemical Sex : des drogues, du sexe et du déni

Le chemsex est une contraction de Chemical Sex. Ce terme désigne l’utilisation de drogues de synthèse pendant l’acte sexuel afin de pousser l’extase à son paroxysme. Pratique longtemps réservée aux soirées gay, elle s’est répandue dans les milieux du sexe hétérosexuel, puis dans les sphères de la nuit et finalement dans toutes les couches de la population. Un phénomène qui touche les femmes, les hommes, les transgenres… peu importe l’orientation sexuelle. Le slam, comme on le nomme, à ne pas confondre avec une poésie déclamée sur un fond musical, est devenu un souci de santé publique. Chaque utilisateur cuisine son propre mélange, selon les effets recherchés, ce qui incite à une consommation extrême. Les produits de synthèse procurent des effets comparables aux drogues habituelles comme l’ecstasy, les amphétamines ou la cocaïne. La différence : ils parviennent souvent à contourner la législation sur les stupéfiants ce qui les rend accessibles sur internet. De plus, malgré l’inévitable addiction qu’ils imposent, que ce soit aux dopes ou au sexe – bien que certaines personnes ne puissent plus avoir de rapports sexuels sans ces béquilles, l’effet de l’orgasme naturel étant moindre, elles s’en désintéressent – ces stupéfiants ne donnent pas l’impression d’être accro. Les slameurs, généralement bien intégrés dans la société, n’ont pas d’eux-mêmes l’image négative qu’ils se font des toxicomanes. Ce déni augmente les risques qu’ils prennent et complique la prévention. Le problème sanitaire en devient ainsi amplifié.

Chems : les dessous du plaisir

C’est dans ce monde d’excès que nous emmène Johann Zarca, l’enfant terrible des lettres hexagonales. Chems, paru chez Grasset, est à la fois l’histoire d’un condamné à mourir pour jouir et une enquête sur un mal encore peu connu, parfois appelé sida n°2. Dans cet ouvrage, l’écrivain s’est épargné l’argot qui l’a rendu populaire. Craignant noyer, dans des effets langagiers, le sérieux du thème qu’il aborde, il se contente des terminologies, purement techniques, qui concernent les drogues et du jargon des initiés de ces milieux. Point de gaudrioles verbales. Que des phrases piquées à la seringue – un outil que les slameurs se jurent de ne jamais employer, du moins au début – dans une ambiance qui, si elle n’était pas sale et perverse, ressemblerait à une description médicale, presque chirurgicale. Reste une constante : comme souvent dans ses romans, Zarca se met en scène à travers un personnage qui lui ressemble. Impossible de discerner s’il s’agit de vécu ou d’une enquête dûment documentée. D’autant qu’il nie et l’une et l’autre, comme il le précise dans la vidéo ci-dessous.

Chems : un journaliste trop impliqué

L’auteur nous entraîne d’une écriture rapide et en compagnie de Zède, un journaliste père de famille, dans les ténèbres d’une sexualité influencée par une chimie qui provoque des envolées nirvaniques. Hélas, ces drogues de synthèse ne sont guère des philtres d’amour dans un univers de contes de fées. A pleine vitesse, Chems nous plonge dans des abîmes glacés avec une intensité crue et hallucinatoire. Dans sa recherche de sensations toujours plus fortes, maintenu sous l’emprise de la drogue et du sexe, Zède risque de tout perdre : compagne, enfant, parents, amis, travail, santé … et jusqu’à sa propre essence.

Chems : quatrième de couverture

« Quand Zède, journaliste connu pour ses articles dans les milieux underground parisiens, se met à enquêter sur le chems et accepte de participer à une partie fine, il ne se doute pas que sa vie va voler en éclats. Dès sa première soirée, le compte à rebours est lancé, il bascule dans la spirale de l’addiction au sexe sous drogues. Plans à trois, quatre et plus. Dégoût, sevrage, rechute. Isolement, paranoïa, démence… »

Chems : extrait du livre

Une page qui peut être lue par tous les publics. Elle n’est pas représentative de ce roman susceptible d’heurter quelque âme sensible.

Johann Zarca : biographie

Chems, est le septième roman de Johann Zarca.

Né en 1984, ce fils de médecin a grandi dans le Val-de-Marne.

Repéré par les éditions Don Quichotte grâce à son blog « Le Mec de l’Underground », à présent fermé, Johann Zarca publie son premier roman Le Boss de Boulogne en 2013. Glauque et trash, il est construit dans un langage parlé qui ne manque pas de travail littéraire. Son écriture crue, brutale et rythmée, qu’il maîtrise avec brio, s’inspire de l’univers hip-hop et urbain.

En 2015, suit Phi Prob.

En février 2017 paraît P’tit Monstre aux éditions La Tengo.

Son quatrième roman Paname Underground paraît en octobre 2017 aux éditions Goutte d’Or. La même année il reçoit le prix de Flore, ex aequo avec L’Invention des corps de Pierre Ducrozet.

En 2019 paraissent Success Story, co-écrit avec Romain Ternaux, et Braquo sauce samouraï. Il  vient de publier Opération latex, son huitième roman, sous le pseudo « Le Mec de l’Underground ». Un ouvrage où il retrouve les excès argotiques et « scéniques » qui l’ont rendu célèbre.

Au sein des éditions Goutte d’Or, Johann Zarca dirige la collection fiction.

Johann Zarca au sujet de “Chems” et de sa manière d’aborder sa littérature.

 

Sources :

Chems, roman, Johann Zarca, éditions Grasset 2021.

Têtu, le magazine de l’actualité LGBTQI+

– Article sur le livre Success Story, blog “Des avenues et des fleurs”.

– Wikipédia

 

Olivier et Coco: Art, amour, passion et tragédie

Coco  : égérie transgenre de l’underground helvétique

Coco était belle, charismatique, talentueuse. Née dans un corps assigné masculin, dans les années 1980-1990 elle fut l’une des reines de la scène underground helvétique. Le photographe Olivier Fatton en tomba amoureux et la suivit avec son appareil durant quelques années. Ces photographies, à la fois fashion et d’un troublant naturel, se voient à présent réunies dans un livre d’art qui raconte l’histoire d’amour entre un photographe et son modèle. La vidéo ci-dessous nous en révèle quelques-unes.

Coco : mode et passion

Coco vivait pied au plancher, toujours percutante, survoltée par la perspective de multiples projets. Transgenre, ne pouvant vivre de son talent, elle travaillait dans une clinique psychiatrique en tant que femme de ménage, mais consacrait ses loisirs à ses passions : la mode – elle était mannequin pour Marianne Alvoni – les performances, le happening, le show.

Coco : vivre vite et mourir jeune

 Elle rencontra le photographe dans un club gay, à Berne, en 1989. Elle avait vingt ans et lui trente-deux. Coco, née Marc-Patrick, demanda à Olivier de faire un travail documentaire sur sa transition d’homme à femme. Depuis l’âge de 13 ans elle prenait des hormones, qu’elle achetait au marché noir, et s’apprêtait à subir une opération chirurgicale de réassignation. Le photographe accepta. Leur pacte se transforma rapidement en une brûlante relation sentimentale. L’homme vivait au rythme et au service de sa dame, réalisait des portraits d’elle, souvent personnels et touchants, dans des lieux divers : à la maison, à la montagne, lors de défilés de mode, durant les spectacles. Des clichés qui montrent les multiples facettes d’une femme superbe, mystérieuse et mélancolique.

Coco vécut vite et mourut jeune. La drogue, qui s’immisça dans la vie du couple, anéantit la relation amoureuse. D’autant plus qu’au début des années 1990, les personnes souffrant d’incongruence du genre n’étaient guère soutenues. Elle ne vit jamais l’an 2000 mais laissa un souvenir impérissable aux personnes qui la côtoyèrent.

Coco eut une vie romanesque dont elle se serait probablement passée. Reste le mythe, des photos magnifiques et les mots – notamment une émouvante lettre d’amour d’Olivier, insérée entre le pages – pour rendre un hommage posthume à celle dont l’existence fut d’une enflammée et tragique poésie. Cioran écrivait « La mélancolie ? Être enterré vivant dans le cœur d’une rose ». Peut-être l’impression d’ensevelissement qu’éprouvait Coco qui, malgré son talent et sa beauté, ne sut jamais être en accord avec son corps.

Au travers des photos d’Olivier G. Fatton et d’un récit intimiste de Dunia Miralles, le livre « Coco » – Edition Patrick Frey, Zurich, 2019 – raconte la mode, le spectacle, l’amour, l’exaltation, les peines et la souffrance. La splendeur et la chute d’un ange.  

Le livre, dont le texte en français est également traduit à anglais, a déjà commencé son cheminement en Allemagne et aux Etats-Unis. On peut le commander chez l’éditeur ou dans toutes les librairies.

Signatures
Olivier G. Fatton et Dunia Miralles dédicaceront le livre Coco à La Chambre Noire, vendredi 1ermars. Adresse: rue César-Roux 5, Lausanne. Horaire: 17h-20h.

 Sources :

-Olivier G. Fatton

Edition Patrick Frey, Zurich

-Cioran « Le Crépuscule des pensées »

 

Un merci à Stéphanie Pahud pour ses publications poétiques.