Cinq disruptions blockchain : 4/ L’argent social

En privilégiant la décentralisation (au détriment des grosses plate-formes centralisées) et en autorisant les vrais micro-paiements (qui n’étaient possibles avec aucune autre solution de paiement), blockchains et crypto-monnaies favorisent une nouvelle transversalité. Les internautes se récompensent et se rémunèrent entre eux.

Social Money

Il existe aujourd’hui une bonne vingtaine de réseaux sociaux entièrement bâtis sur des blockchains et des crypto-monnaies, comme Steemit, Hive, Sapien, Cent ou Minds. Le principe y est toujours le même : publier, partager, réagir ou interagir est récompensé en tokens ou crypto-monnaies. Si certains sont encore en devenir (comme Voice, lancé début juillet sur la blockchain EOSIO), d’autres sont déjà populaires. Steemit est dans le Top 10 des applications décentralisées (dApps) les plus actives, toutes catégories confondues, tandis que Minds revendique aujourd’hui 3 millions d’utilisateurs.

On voit également apparaître une pléiade de messageries incorporant des porte-monnaie cryptos, tandis que des bots, sur Twitter ou Telegram notamment, permettent aux utilisateurs de s’envoyer facilement de petites sommes en crypto-monnaies. Il en va de même des sites de critiques (reviews), comme Revain dans le domaine des cryptos ou SynchroLife pour les restaurants, où les avis jugés les plus pertinents sont récompensés en tokens.

Les acteurs historiques ont relevé la tendance. Si l’avenir du projet Libra, initié par Facebook, est toujours incertain, d’autres gros acteurs des réseaux sociaux ont pris de l’avance.

Kik, l’une des plus anciennes messageries mobiles (300 millions d’utilisateurs) a lancé son token Kin en 2018. Les utilisateurs peuvent en accumuler au fil de leurs interactions, et les dépenser dans l’appli (ou l’échanger contre toute autre crypto-monnaie). Près de 23 millions d’utilisateurs ont déjà utilisé Kin pour des achats. Autre exemple, en mai 2020, Reddit, l’un des plus anciens et des plus gros forums du Web (plus de 400 millions d’utilisateurs actifs mensuels, 6e site le plus visité aux Etats-Unis), commençait à explorer les crypto-monnaies pour récompenser l’engagement de ses membres. Dans certains des sous-groupes de discussion, commentaires, votes et partages se transforment en tokens Ethereum.

Monnaies personnelles

Le point d’orgue de cette logique est la possibilité nouvelle (et édifiante) pour les citoyens de créer leur propre monnaie. Sur PersonalTokens ou via l’appli Roll, par exemple, tout internaute peut facilement créer un token Ethereum à son nom (j’ai d’ailleurs créé récemment ma propre monnaie, le token $CYRIL).

Roll explique ainsi fournir “une infrastructure blockchain pour l’argent social”. Chacun peut y lancer son token, permettant “de posséder, contrôler et coordonner la valeur créée par un individu sur les différentes plates-formes en ligne”.

Cette possibilité demeure marginale aujourd’hui, mais elle est suffisamment inédite pour interpeller. Certes, tout le monde ne créera pas sa monnaie. Mais l’idée pourrait séduire consultants, auteurs, artistes, influenceurs et autres travailleurs freelance (ainsi que leurs clients, admirateurs, supporters) qui pourront tirer parti d’une nouvelle forme de distribution de valeur.

Une nouvelle socialité financière ?

Si la disruption entraînée par tous ces mécanismes nouveaux reste à mesurer, on peut en esquisser quelques-unes des conséquences prévisibles.

D’abord, la décentralisation à base de blockchain conduit à transformer la logique des réseaux sociaux. Il ne s’agit plus d’exploiter les données personnelles des utilisateurs pour en dégager des profits, mais de revenir à l’idée première de réseau social : des individus connectés entre eux.

Cela impacte l’organisation (et la nature) même de ces réseaux décentralisés, qui ne font plus que fournir une infrastructure technique. Ce sont les utilisateurs qui font le reste — et décident, collectivement, qui en tire profit. Aucun des réseaux sociaux sur blockchain n’affiche donc de publicité – mais tous incluent un porte-monnaie personnel. Celles et ceux qui apportent de la valeur ajoutée à la communauté sont récompensés – par les membres de la communauté eux-mêmes. On s’affranchit du modèle publicitaire dominant, et l’on déplace la création de valeur.

Pour l’utilisateur, il est trop tôt pour estimer l’impact financier. Mais on peut penser qu’il pourrait y avoir là une source de revenus complémentaires, au moins dans les pays à bas revenus. Etre actif sur un réseau social, participer activement, s’engager pour faire vivre une communauté, ou chercher à développer sa monnaie personnelle pourrait devenir une fin en soi, voire un travail rémunéré. Et cette rémunération ne provient pas d’un “employeur” ou d’un donneur d’ordres mais, de façon informelle, de la collectivité.

Enfin, la plus importante des transformations tient peut-être à la signification que revêt cette circulation nouvelle de flux financiers entre personnes. Le “like” a désormais une “vraie” valeur, sonnante et trébuchante, et parfois un coût – ce qui le rend autrement plus signifiant.

A minima, on peut penser qu’encourager quelqu’un ne se fera plus en paroles, mais en tokens. La logique de crowdfunding, jusqu’alors réservée aux entreprises désireuses de financer leurs projets, se transpose ainsi aux personnes elles-mêmes. Soutenir une initiative personnelle, être d’accord, partager, recommander ou réseautter se décline désormais en crypto-monnaies et se transforme en échanges financiers.

Plus globalement, on assiste peut-être là à une profonde évolution de la logique monétaire. Notre monde était jusqu’alors basé sur quelques dizaines de monnaies (créées et gérées par des banques et des gouvernements). Bitcoin a initié une révolution, conduisant à l’émergence de milliers de crypto-monnaies (créées via des initiatives privées et gérées par des protocoles mathématiques et informatiques). La logique s’élargit encore et pourrait conduire à un monde où coexistent des centaines de milliers de monnaies différentes, créés par des individus et évoluant au fil d’interactions sociales avec leurs clients et supporters.

Toujours est-il qu’à l’heure des crypto-monnaies se développe une nouvelle “socialité financière”.

(Ce billet fait partie d’une série où je détaille cinq des principales transformations induites par blockchains et crypto-monnaies. Précédents : 1/ La finance décentralisée ; 2/ Une transparence nouvelle ; 3/ La tokénisation de tout)

Cinq disruptions blockchain : 3/ La tokénisation de tout

Cette disruption est peut-être plus difficile à comprendre, mais me paraît l’une des plus intéressantes car elle entraîne une modification de la logique même de propriété.

Tokeniser, c’est associer de façon sécurisée et immuable un token (jeton enregistré sur une blockchain) à un objet immatériel ou physique. Ce jeton pouvant être un identifiant numérique unique et être coté sur les marchés, il peut à la fois servir de titre de propriété et de monnaie d’échange.

Au moins deux aspects de cette évolution sont déjà perceptibles, dans le jeu et dans l’immobilier.

Chatons sur blockchain

Pour le jeu, tout a commencé fin 2017 avec CryptoKitties (jeu de collection de chatons virtuels que l’on peut “élever” et faire “se reproduire”). Le jeu a montré tout l’intérêt des NFT (Non Fungible Tokens), des tokens en exemplaire unique, disposant chacun de caractéristiques propres. Chaque chaton est un token, dûment enregistré sur la blockchain Ethereum et, selon sa rareté, assorti d’une valeur de marché. On dénombre aujourd’hui près de 100000 propriétaires de chatons virtuels et le jeu a généré un volume de transactions d’environ 14 millions de dollars.

CryptoKitties
Chaque CryptoKitty est un token unique

Le jeu et son principe ont en quelque sorte validé l’un des aspects les plus notables de ce que permet Ethereum. Comme le résume L’Atelier, le think tank BNP-Paribas, dans sa remarquable analyse de “L’économie virtuelle” (mai 2020) :

“La blockchain Ethereum a rendu l’émission de tokens facile et bon marché, et a simplifié la création de services avec seulement quelques lignes de code, sans imposer aux développeurs la création de leur propre infrastructure. Cela a facilité une évolution significative de la nature des biens virtuels, permettant la création d’actifs virtuels qui peuvent être identifiés, tracés et uniques. Et cela a permis d’effectuer des transactions pour des biens purement virtuels pour des activités purement virtuelles via des plateformes purement virtuelles”.

Des dizaines de clones de CryptoKitties, plus ou moins élaborés, plus ou moins réussis, ont vu le jour et plusieurs figurent parmi les jeux sur blockchain les plus populaires aujourd’hui. Et le principe continue à être exploré. Aux Etats-Unis, la célèbre association nationale de basketball NBA vient d’annoncer le lancement, à la rentrée 2020, de son propre jeu de cartes à collectionner, NBA Top Shot, en partenariat avec les créateurs de CryptoKitties.

La logique de NFT se décline à d’autres jeux, transformant leur fonctionnement et leur modèle économique : les joueurs sont désormais propriétaires des artefacts du jeu – armes virtuelles, parcelles de terrain, véhicules, accessoires –, qui peuvent librement et en toute sécurité être échangés sur des marchés mondiaux. Sur OpenSea, l’une des places de marché dédiées aux artefacts virtuels, les volumes échangés représentent entre 2 et 3 millions de dollars par mois. Le marché global des NFT vient d’ailleurs d’atteindre 100 millions de dollars.

OpenSea
OpenSea : des milliers d’artefacts virtuels provenant de dizaines de jeux différents

S’il y a eu des excès relatifs aux NFT, engendrés par un effet de mode et une spéculation débridée, leur intérêt et leur potentiel sont avérés. Qu’il s’agisse de NFT ou de tokens au sens large, les acteurs historiques ne sont pas en reste. Ubisoft, qui vient de lancer Rabbids Token, un clone de CryptoKitties dont les profits sont reversés à l’UNICEF, multiple les partenariats avec des start-ups blockchain. Et Atari, pionnier mondial du jeu vidéo, vient d’annoncer le lancement de son propre token, peu après avoir lui aussi conclu un partenariat avec une start-up spécialisée dans l’intégration des blockchains dans les jeux.

Blockchains et tokens font donc souffler un vent de renouveau sur l’industrie du jeu, dont ils transforment la logique. En devenant propriétaires de certaines des composantes d’un jeu, les joueurs changent de statut. Et les frontières se floutent entre jeu, investissement et spéculation financière.

Immobilier parcellisé

Pour ce qui concerne l’immobilier, on a vu ces dernières années des immeubles entiers être “tokenisés”, donc découpés en parcelles numériques échangeables sur les marchés via des blockchains.

La première opération du genre en France a eu lieu en juin 2019, avec la vente d’un hôtel particulier de 6,5 millions d’euros découpé en tokens Ethereum. Des opérations similaires ont été menées en Allemagne, aux Etats-Unis ou en Suisse avec une opération de 134 millions de dollars.

Plusieurs entreprises permettent aujourd’hui aux individus d’acquérir des biens immobiliers tokenisés. J’ai moi-même testé le procédé l’année dernière, avec la start-up RealT, en devenant propriétaire d’un millième d’une maison aux Etats-Unis. Sans sortir de chez moi, sans jamais avoir visité cette maison, sans savoir qui y habite ni n’avoir aucun contact avec ses locataires, je perçois chaque jour, de façon automatisée, ma quote-part de loyer sur mon porte-monnaie Ethereum (versée en stablecoin).

RealT
RealT : posséder un “morceau” de maison pour 50$

Le mécanisme fonctionne et gagne en popularité. Fin avril 2020, en pleine crise Covid-19, RealT a connu sa meilleure semaine de ventes (et son record d’enregistrement de nouveaux comptes). L’entreprise estime même qu’elle a mené “la vente d’une propriété la plus rapide jamais enregistrée sur Ethereum” : une maison achetée en moins de 10 jours… par 258 personnes.

Tout cela transforme (et démocratise) la logique de propriété foncière, en court-circuitant les processus et intermédiaires habituels.

Tout tokéniser

En somme, dans le virtuel, les NFT remplissent un vide technique en permettant à tout internaute de réellement posséder, de façon inaliénable et inaltérable, tout objet numérique. Dans le réel, les tokens enrichissent et élargissent la notion de propriété, apportant une plus grande transparence et permettant l’automatisation de processus autrefois manuels.

Au passage, on notera la polyvalence des technologies mises en oeuvre : la même blockchain, les mêmes mécanismes et les mêmes standards de tokens (ERC-721 pour les NFT sur Ethereum) servent à la fois à posséder et à échanger des chatons virtuels et à mener des opérations immobilières de plusieurs millions d’euros…

En outre, il est facile d’imaginer que ces principes se transposent à d’autres domaines, notamment ceux reposant fortement sur des titres de propriété. La tokénisation va ainsi probablement jouer un rôle important sur le marché de l’art et dans l’industrie du luxe.

Plusieurs entreprises proposent déjà de tokéniser des oeuvres d’art, comme l’a fait Maecenas en 2018 pour une oeuvre de Andy Warhol, estimée à 5,6 millions de dollars. Et les exemples “d’art tokénisé” se multiplient. En Allemagne, Fabian Vogelsteller, co-inventeur des tokens Ethereum, s’apprête aussi à lancer Lukso, une ambitieuse plate-forme entièrement dévolue à la tokénisation de biens physiques, avec l’intention d’inventer “de nouvelles formes de propriété”.

Reste à savoir ce que cela change. Le processus de tokénisation revient à considérer que tout, ou toute fraction de tout, peut être possédé et devenir monnaie d’échange. Que se passe-t-il, à long terme, lorsque les citoyens deviennent copropriétaires des tableaux de maîtres, des immeubles, de l’énergie ?

On ne peut encore qu’effleurer les conséquences forcément nombreuses de cette évolution, au plan social, économique, juridique.

Tout au plus peut-on déjà constater que les tokens blockchainisés redéfinissent la propriété, chamboulent l’intermédiation et donnent naissance à une nouvelle économie parallèle. Difficile de faire plus disruptif.

 

(Ce billet fait partie d’une série où je détaille cinq des principales transformations induites par blockchains et crypto-monnaies. Précédents : 1/ La finance décentralisée ; 2/ Une transparence nouvelle)

Cinq disruptions blockchain : 2/ Une transparence nouvelle

L’horloger suisse Ulysse Nardin (Groupe Kering) utilise la blockchain Bitcoin pour certifier l’authenticité de ses montres. Le whisky écossais Ailsa Bay (Groupe William Grant & Sons) en fait de même sur la blockchain privée Arc-net. En France, Carrefour va “blockchainiser” tous ses produits alimentaires d’ici à 2022 (avec IBM) pour offrir aux consommateurs de mieux en connaitre l’origine.

En matière de traçabilité, le mouvement vers les blockchains est avéré – et massif. Et cette transition s’accélère. Rien que depuis le mois de mai dernier, et pour ne citer que quelques exemples :

Le gouvernement italien a annoncé investir 15 millions d’euros dans le développement de solutions blockchain pour lutter contre les contrefaçons et protéger le label “Made in Italy”.

Kvarøy Arctic, gros éleveur de saumon norvégien, suit et trace désormais ses poissons avec la solution blockchain d’IBM. Son PDG explique : “La blockchain, c’est l’avenir quand il s’agit de mettre fin à la fraude dans l’industrie des produits de la mer”.

En Australie, un fabricant de chaussures et un revendeur s’associent pour tracer sur la blockchain VeChain des sneakers Nike en édition limitée. Et la même blockchain est utilisée à Chypre pour stocker, de façon sécurisée et infalsifiable, les résultats de tests Covid-19 menés par un hôpital.

En Afghanistan, le ministère de la santé vient de démarrer un projet pilote de traçage des médicaments et de produits pharmaceutiques sur la blockchain Opera, en partenariat avec plusieurs industriels, destiné à réduire la circulation de faux médicaments.

Egalement en juin, World Chess, qui organise avec la Fédération internationale des échecs (FIDE) une série de tournois internationaux qualifiant aux championnats du monde d’échecs, a annoncé adopter la blockchain Algorand pour enregistrer toutes les données relatives aux joueurs et à leurs résultats, en toute transparence.

 

LuPetitBeurre
Depuis cette année, le Petit Beurre de LU (Mondelēz) est le premier biscuit tracé sur une blockchain

Supply (block)chain

On l’aura compris, le mouvement est global et concerne toutes les industries et presque tous les pays.

Vertus et avantages des blockchains sont connus et s’appliquent particulièrement bien à la modernisation de la chaîne d’approvisionnement (supply chain).

Le cabinet Deloitte, dans un rapport sur l’avenir de la supply chain, explique :

“Globalement, la technologie blockchain offre un moyen d’enregistrer des transactions (ou toute interaction numérique) d’une façon sécurisée, transparente, hautement résistante aux pannes, auditable et efficiente”. […]

“Dans la chaîne d’approvisionnement, ces caractéristiques contribuent à réduire le nombre d’intermédiaires, y compris ceux qui étaient auparavant les garants de la confiance tout au long de la chaîne. Cela permettra d’accroître l’efficacité et de réduire les coûts globaux”.

Pour l’un des quatre plus gros cabinets d’audit et de conseil dans le monde, la blockchain est donc l’un des éléments clés pour apporter une transparence nouvelle et optimiser la production industrielle. Et la blockchain devient ainsi un complément naturel de l’Internet des objets (IoT) :

“Si vous combinez des capteurs collectant des quantités massives de données avec une blockchain apportant standardisation, transparence et traçabilité, vous créez de la valeur sur les données collectées”.

Au final, “blockchain et IoT peuvent considérablement aider les entreprises mondiales à réduire leurs risques opérationnels, en garantissant des flux de données fiables et résistants aux attaques”, poursuit Deloitte.

Et de conclure :

“Globalement, ces technologies [blockchains et IoT] vont révolutionner la manière dont les différents acteurs de la chaîne d’approvisionnement saisissent, échangent et lisent les données, sur une plateforme sécurisée, partagée et transparente”.

La transparence, simple comme blockchain ?

On comprend dès lors le cercle vertueux de cette “révolution” qui se forme par l’usage des technologies blockchains :

  • Les entreprises peuvent mieux optimiser leurs cycles de production, mieux gérer leurs fournisseurs, mieux vérifier les conditions de transport de leurs produits, et au passage faire des économies.
  • Les Etats peuvent mieux lutter contre les fraudes et les contrefaçons, mieux contrôler le respect des normes, voire mieux lutter contre le travail forcé.
  • Et les consommateurs, en bout de chaîne, peuvent mieux connaître les produits qu’ils achètent, tout savoir de leur provenance, de leurs conditions de stockage ou de transformation.

Au passage, de nouvelles possibilités apparaissent. La proximité entre blockchains et crypto-monnaies autorise des modèles de fidélisation inédits. La solution chinoise Tael, du traçage blockchain déjà implémenté pour plus de 350 produits, des petits-pots pour bébés à la cosmétique en passant par le saké japonais, permet aux consommateurs de vérifier l’authenticité des produits, mais aussi de recevoir au passage des récompenses en tokens.

Bien sûr, une blockchain n’est pas une solution miracle. Elle ne suffira pas toujours à garantir la fiabilité des données qu’elle abrite, ni la qualité des produits qui y sont référencés. Mais, a fortiori avec des blockchains publiques, on dispose néanmoins d’une ossature inédite sur laquelle peut se construire une transparence nouvelle.

Qu’il s’agisse de chaine d’approvisionnement, de transactions financières, ou de certificats d’authentification, rendre visible, traçable, immuable et auditable ce qui ne l’était pas jusqu’alors est capital – et implique de plus en plus l’usage des technologies blockchain. A terme, on peut même arguer que si une donnée, quelle qu’elle soit, n’est pas enregistrée sur une blockchain, alors elle n’existera pas vraiment — ou n’inspirera pas confiance.

Transparence, traçabilité et blockchains sont désormais indissociables.


(Ce billet fait partie d’une série où je détaille cinq des principales transformations induites par blockchains et crypto-monnaies. Précédent : 1/ La finance décentralisée)

Cinq disruptions blockchain : 1/ La finance décentralisée

(ce billet fait partie d’une série en cinq parties où je détaille les principales transformations induites par blockchains et crypto-monnaies)

C’est la plus visible des disruptions, et elle est même quantifiable : la “DeFi”, ou finance décentralisée, pèse aujourd’hui 2 milliards de dollars.

Stricto sensu, la DeFi correspond à des choses précises : des protocoles numériques et des applications décentralisées (dApps), fonctionnant uniquement via des blockchains et offrant des services financiers nouveaux, sans intermédiaires, sans confiance (trustless), basés sur les mathématiques et la programmation.

Il existe plusieurs dizaines de ces applications. Les plus populaires offrent des mécanismes automatisés de crédit et d’emprunt entre personnes, comme Compound, Maker ou Aave. Concrètement, un crédit s’obtient de façon quasi instantanée, sans paperasse ni vérification, souvent même sans avoir à s’identifier ou à créer un compte. Les emprunts sont consentis selon des règles mathématiques codées dans les protocoles (smart contracts), le plus souvent avec des systèmes de garanties collatérales en crypto-monnaies. Commencent également à apparaître des outils financiers plus sophistiqués, notamment de trading de produits dérivés (derivatives).

Avec la DeFi, les mécanismes et processus habituels – notamment les interventions humaines – sont donc remplacés par des algorithmes, des crypto-monnaies et des blockchains.

Bien sûr, on peut considérer que les montants en jeu sont encore faibles, une goutte d’eau dans l’univers de la finance traditionnelle. Mais on peut aussi constater que, par simple bouche à oreille et selon une croissance purement organique, ces services par essence disruptifs se développent rapidement, ne sont déjà plus négligeables, et connaissant un essor considérable.

Defi Pulse
Evolution des sommes affectées aux protocoles DeFi en $

Au cours des deux derniers mois (mai-juin), les sommes “investies” (ou en quelque sorte “stockées”) dans les smart contracts des applications DeFi ont été multipliées par deux. Depuis janvier, le nombre de transactions sur Ethereum, sur lequel repose les principaux protocoles de la DeFi, a été multiplié par trois. Au 2e trimestre 2020, le nombre d’utilisateurs actifs sur Ethereum a lui aussi doublé – et la DeFi représente 97% des transactions en montants.

Innovation décentralisée

Un emballement, une nouvelle bulle spéculative ? Peut-être. Mais l’important n’est pas là. Les acteurs de la DeFi expérimentent, inventent, innovent, à un rythme et dans une effervescence quasiment sans précédent. Le nombre et la diversité des applications DeFi bouillonne, au point que certains spécialistes évoquent une “explosion cambrienne” de la finance.

Et cette nouvelle finance repose en partie sur de nouveaux types de monnaies, les “stablecoins” : tous les avantages des crypto-monnaies, la stabilité monétaire en plus. Sept stablecoins affichent une capitalisation de plus de 100 millions de dollars, et deux pèsent plus d’un milliard de dollars.

Onze ans après la création de Bitcoin, six ans après le lancement du protocole Maker qui produit — mathématiquement — l’une des crypto-monnaies stables les plus utilisées aujourd’hui (DAI), plusieurs pays commencent seulement à s’intéresser à ces mécanismes et ne cachent plus leur envie de les copier. L’année dernière, le gouverneur de la Banque de France surprenait en admettant qu’il “observe avec un grand intérêt les initiatives du secteur privé, qui visent à développer des réseaux au sein desquels les ‘stablecoins’ seraient utilisés pour des transactions impliquant des sécurités liées aux tokens, ou des biens et services”. Et la France pourrait expérimenter une monnaie centrale digitale dès cette année.

Pour l’heure, l’innovation est du côté des start-ups et des développeurs indépendants. Tous ces protocoles et ces services sur blockchains peuvent se combiner, s’enrichir mutuellement, se mixer à l’infini. De nouveaux outils apparaissent, comme des porte-monnaie Ethereum qui intègrent de façon native plusieurs protocoles de la DeFi, devenant accessibles d’un clic (Argent ou Bitpie, par exemple). D’autres développent des interfaces simplifiées, permettant d’interagir avec plusieurs protocoles et applications sans quitter le même écran (InstaDapp, Zerion) ou même de les combiner comme des briques de Lego.

Le tout s’inscrit dans une évolution plus vaste. Les protocoles particuliers de la DeFi s’ajoutent à l’écosystème déjà très riche des crypto-monnaies : près de 6000 crypto-monnaies cotées sur les marchés (pesant 250 milliards de dollars à ce jour), des dizaines de crypto-banques, des centaines de bureaux de change ou de services de comptes rémunérés en cryptos… Et beaucoup de ces services atteignent des tailles critiques : en avril la crypto-banque Wirex se félicitait d’avoir franchi le cap de 3 millions d’utilisateurs ; début juin, BRD, l’un des premiers porte-monnaie Bitcoin sur mobile, notait une accélération de son adoption, pour atteindre bientôt 5 millions d’utilisateurs. Même constat chez les gros investisseurs : depuis janvier 2020, le nombre d’entités possédant plus de 1000 bitcoins a progressé de 20%, pour atteindre son plus haut depuis trois ans. Une accumulation qui suggère un fort intérêt institutionnel pour la monnaie décentralisée.

Tokens, crypto-monnaies, dApps et protocoles décentralisés sont bel et bien en train de changer la donne. La finance de demain se construit sous nos yeux — et elle sera bâtie sur des blockchains.

Les conséquences les plus immédiates de cette disruption apparaissent déjà. Certains intermédiaires, à commencer par les banques et les sociétés de courtage, sont sinon remplacés, du moins contournés. L’utilisateur gère son argent depuis son propre porte-monnaie, sans avoir à le confier à une entité ou une organisation quelconque. Epargne, investissement, paiements, crédit ou trading se déclinent à l’aune de tokens et de crypto-monnaies, sécurisés par des blockchains. L’argent ne se stocke plus uniquement sur des comptes, il est aussi abrité dans du code informatique – et ce code établit les taux d’intérêt et influence les cours.

L’argent devient programmable.