A Temps et à contre-Temps

1989-2019 : la génération qui a oublié

C’est arrivé. Les lettres jaunes Juden sur une vitrine parisienne, le cimetière dévasté par la profanation, des actes antisémites publics, récurrents, violents. C’est de retour, c’est revenu. On peut écouter en boucle la chanson que Louis Chedid avait écrite en 1985, «Anne ma sœur Anne» :

Anne, ma sœur Anne
Si je te disais ce que je vois venir

J’arrive pas à y croire, c’est comme un cauchemar
Sale cafard![…]
Tu pensais qu’on n’oublierait jamais, mais
Mauvaise mémoire!

Elle ressort de sa tanière, la nazi-nostalgie
Croix gammée, bottes à clous, et toute la panoplie
Elle a pignon sur rue, des adeptes, un parti
La voilà revenue, l’historique hystérie!

En 1985, on s’exhortait encore mutuellement à ne pas oublier, on se disait clairement et explicitement que «l’historique hystérie» pouvait revenir. C’était le temps où Bruno Ganz incarnait l’ange des Ailes du désir contemplant Berlin divisée, en 1987. Durant ces années-là, dans la classe du gymnase vaudois que je fréquentais, la professeur d’allemand mettait toute son énergie de berlinoise non seulement à nous faire ânonner nos conjugaisons verbales correctement, mais surtout à nous interpeler sur notre responsabilité dans la société. Que de fois ne nous a-t-elle pas invités à être le grain de sable qui bloquerait la mécanique du système, nous faisant lire Draussen vor der Tür de Berthold Brecht, Sansibar oder der letzte Grund d’Alfred Andersch, ou encore Die neue Leiden des jungen W. d’Ulrich Plenzdorf. Elle s’obstinait : nous l’avions écoutée, enfin m’avait-il semblé.

Peu avant, au collège, on nous avait fait voir Nuit et Brouillard d’Alain Renais : je ne me rappelle pas que mes enfants, jeunes adultes aujourd’hui, ait vu ce film en classe. Quand est-ce que la génération 1989-2019 a perdu la mémoire ? Quand est-ce que cela s’est tu, du moins assez massivement pour qu’on puisse assister ces derniers jours à ce déferlement d’antisémitisme ? Est-ce dans l’effervescence du mur de Berlin tombé qu’il faut discerner la naissance d’une insouciance néfaste ? Est-ce la génération férue d’aire du verseau et de peace and love qui a provoqué l’effacement de nos archives mémorielles pourtant dûment informées ?

Il me paraît urgent que nous mobilisions nos énergies intellectuelles, historiques, affectives et intuitives pour comprendre les racines de l’oubli, et parfois même de la négation, de la Shoah. En grains de sable avisés, il nous appartient de gripper la mécanique déjà si bien réenclenchée de la peste brune qui «ressort de sa tanière». Parmi les étapes qui ont conduit à cette amnésie, il y en a en tous cas une une qui m’avait frappée à l’orée du 21èmesiècle : les intellectuels n’étaient plus d’accord sur le type de sentiments qui devaient accompagner le faire mémoire de ces événements. D’un côté, en 2001, l’historien Frank Ankersmit écrivait qu’à ses yeux, le souvenir de la Shoah devait rester «une maladie, un désordre mental à propos duquel nous pourrions ne jamais cesser de souffrir», un tel génocide restant «à jamais un possible dans l’histoire future de l’humanité» [1]. De l’autre côté, le philosophe Paul Ricoeur, en 2000, plaidait pour une «mémoire heureuse et apaisée», car la «hantise est à la mémoire collective ce que l’hallucination est à la mémoire privée, une modalité pathologique de l’incrustation du passé au cœur du présent» [2].

J’ai lu ces auteurs peu après la parution de leurs ouvrages, et je me rappelle être restée interloquée de cette divergence : mémoire souffrance ou mémoire apaisée ? J’entendais encore au loin l’exhortation au grain de sable de ma professeur d’allemand. Quelques vingt ans plus tard, le constat est amer : on n’a pas écouté Ankersmit. Nous nous sommes précipités collectivement dans le soulagement de la mémoire heureuse. C’est nous la génération qui aura oublié, dansant à la chute du mur, telles des cigales assoiffées d’été. Voici l’hiver de retour: il est temps d’entrer en résistance.

[1] Frank Ankersmit, Historical Representation (Cultural Memory in the Present), Standford: Standford University Press, 2001, p. 193.

[2] Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli (L’ordre philosophique), Paris: Seuil, 2000, p. 595 et p. 65.

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