Les carnets de notes d’une investigation souterraine

Je publie ici un extrait de l’un de mes carnets de notes qui, peut-être, amusera certains lecteurs. J’ai rédigé ces observations lors d’une recherche qu’une entité publique helvétique m’avait confiée, et dont je tairai le nom, et qui consistait à mettre en lumière l’histoire pour le moins anarchique de structures souterraines datant du XIXème siècle. La tâche nécessitait tant une investigation historique courante dans les archives à disposition qu’une recherche in situ devant permettre de dégager des éléments de compréhension. Aux confins de l’histoire et de l’archéologie, l’enquête se heurta en premier lieu aux « on dit » et aux croyances locales en cours depuis plusieurs décennies.

Il s’avère en l’occurrence que le site est un lieu de projection des fantasmes de plusieurs générations. Souterrains initiatiques où les adolescents sont venus se faire peur durant près d’un siècle et où certains ont d’ailleurs trouvé la mort dans des accidents tragiques, ces galeries entrent dans une légende locale comme un lieu mystérieux et dangereux, abandonnées de tous, si ce n’est de quelques marginaux, voire de criminels en tous genres. De fait, l’histoire de ces cavernes a été oubliée avec le temps au point tel que personne ne savait plus dire le vrai du faux, ni n’en connaissait l’étendue exacte, malgré le fait qu’elles se situent au plein cœur d’une ville.

Au cours de l’été 2011, je devais donc pénétrer dans ces infrastructures souterraines que les autorités avaient condamnées depuis longtemps en raison des dangers inhérents à ces lieux. Équipés de pieds en cape, nous fûmes deux a entrer ainsi dans l’antre du diable !

« … Successions de galeries, de salles jonchées des restes de visites sauvages menées un siècle durant, d’éboulis et de passages incertains, nous accédons dans une salle cathédrale d’une quinzaine de mètres de hauteur, au plafond en ogive se perdant dans une paroi de tuf dont la lumière de nos maigres torches électriques ne parvient pas à embrasser l’ensemble. L’impression est dantesque pour le moins, des galeries aboutissent dans le vide dans la hauteur des parois et laissent deviner des niveaux supérieurs ; dans le lointain nous percevons l’écho d’un éboulis en cours…. L’espace est couvert de restes de cire et les signes cabalistiques suggestifs sur les murs viennent confirmer certains commentaires trouvés dans les journaux d’époque indiquant que le lieu servait parfois à des messes peu catholiques !

L’exploration continue et se révèle hasardeuse. La géologie du terrain, un tuf instable certes consolidé de manière ponctuelle, laisse un sentiment de sécurité mitigé. Au gré de la progression, les chutes de pierres n’ont de cesse d’accroître la tension, ce d’autant plus que je sais que les autorités ont renoncé à consolider la structure au vu de l’ampleur du chantier que cela aurait nécessité… Nous obtenons vite confirmation que ces galeries souterraines se développent sur plusieurs niveaux lorsque nous parvenons à un escalier usé et mal aisé. Il mène à un réseau de salles dont nous faisons le tour. Dans l’une d’elles, de vieux bidons marqués d’impacts de balles ayant explosé le métal en les perforant nous laissent imaginer que l’endroit a servi pour un exercice de tirs sauvage !

Nous décidons d’un second passage et voilà que dans une pièce obscure se dévoile une anfractuosité restée cachée dans un premier temps puisqu’en hauteur.

Décision est prise rapidement d’atteindre cette nouvelle cavité pour en mesurer l’étendue. Après s’être hissé de quelques mètres et avoir fixé une corde, quelle n’est pas notre surprise lorsque à la lumière de nos torches et de notre lampe à gaz apparaît une nouvelle salle cathédrale aussi vaste que la précédente mais dont une partie du plafond s’est écroulée. Naturellement, nous cessons de parler pour chuchoter de peur de provoquer une catastrophe. Est-ce le chaos géologique des lieux ou le naturel humain projetant dans cet environnement surréaliste quelques chimères chtoniennes, nous avançons respectueusement vers un accès travaillé par la main de l’homme ? J’avoue me surprendre alors à penser à regret à la douce quiétude des archives et aux longues heures d’études confortablement assis devant des manuscrits.

Le complexe souterrain supérieur s’étend de manière aléatoire…. J’empreinte une galerie exiguë qui mène rapidement vers un cul-de-sac. Dans une autre galerie, nous trouvons deux structures au sol circulaires dont l’usage nous échappe complètement pour le moment. Le peu de lumière rend difficile la prise de clichés mais nous shootons en espérant…

Il commence à être temps de rebrousser chemin car nos lampes touchent à leur terme lorsque nous nous rendons compte que nous sommes complètement désorientés dans ce labyrinthe. Nous empruntons alors un accès qui donne sur un escalier redescendant. Ce dernier pourrait nous conduire aux étages inférieurs, vers la sortie. L’angoisse monte car nous sentons le gaz carbonique augmenter. Quelques marches plus bas, nous n’avons d’autre choix que de nous arrêter car l’escalier est coupé et donne sur un vide d’une quinzaine de mètres. Une poutrelle de fer à trois mètres barre l’espace devant nous et nous laisse imaginer le plancher qui devait exister jadis. En dessous une salle lugubre s’étend et laisse entrevoir une arche donnant sur un passage. Impossible en l’état de descendre, le temps nous manque et une seconde corde serait nécessaire. Il nous faudra revenir ….

Après un bref topo de la situation, nous repartons sur nos pas, je note au passage d’un coude quelques échelons métalliques à quatre mètres de haut – les barres inférieures ont disparu – menant vers une galerie dont on devine les bords. Un quatrième niveau existerait-il ? Cette voie est impraticable pour le moment, inutile de tenter quoi que ce soit, nous commençons à fatiguer, la lumière baisse de plus en plus et nous manquons de matériel pour s’attaquer à cette paroi. Nous accédons enfin à la structure basse du complexe qui nous paraît alors bien accueillante par rapport à ce que nous venons de voir.

Nous retraversons les corridors inférieurs en traversant la salle la plus sinistre des lieux, puisque sur les murs ont été inscrits il y a une soixantaine d’années les épitaphes de plusieurs personnes décédées dans ces corridors obscures. Curieux, quatre morts en trois ans et à lire les inscriptions, on devine qu’ils appartenaient tous à la même bande de copains. Mon père avait alors une dizaine d’années, je ne pense pas qu’il les ait connu… ».

Je devais retourner dans cette obscurité encore à deux reprises afin de compléter mes observations et recouper les informations recueillies dans les archives. Au final, il s’avérait qu’une partie de ces infrastructures avait servi au XIXème siècle de brasserie troglodyte, désaffectée au cours des années 1890 !

Les carnets de notes d’une investigation souterraine

Je publie ici un extrait de l’un de mes carnets de notes qui, peut-être, amusera certains lecteurs. J’ai rédigé ces observations lors d’une recherche qu’une entité publique helvétique m’avait confiée, et dont je tairai le nom, et qui consistait à mettre en lumière l’histoire pour le moins anarchique de structures souterraines datant du XIXème siècle. La tâche nécessitait tant une investigation historique courante dans les archives à disposition qu’une recherche in situ devant permettre de dégager des éléments de compréhension. Aux confins de l’histoire et de l’archéologie, l’enquête se heurta en premier lieu aux « on dit » et aux croyances locales en cours depuis plusieurs décennies.

Il s’avère en l’occurrence que le site est un lieu de projection des fantasmes de plusieurs générations. Souterrains initiatiques où les adolescents sont venus se faire peur durant près d’un siècle et où certains ont d’ailleurs trouvé la mort dans des accidents tragiques, ces galeries entrent dans une légende locale comme un lieu mystérieux et dangereux, abandonnées de tous, si ce n’est de quelques marginaux, voire de criminels en tous genres. De fait, l’histoire de ces cavernes a été oubliée avec le temps au point tel que personne ne savait plus dire le vrai du faux, ni n’en connaissait l’étendue exacte, malgré le fait qu’elles se situent au plein cœur d’une ville.

Au cours de l’été 2011, je devais donc pénétrer dans ces infrastructures souterraines que les autorités avaient condamnées depuis longtemps en raison des dangers inhérents à ces lieux. Équipés de pieds en cape, nous fûmes deux a entrer ainsi dans l’antre du diable !

« … Successions de galeries, de salles jonchées des restes de visites sauvages menées un siècle durant, d’éboulis et de passages incertains, nous accédons dans une salle cathédrale d’une quinzaine de mètres de hauteur, au plafond en ogive se perdant dans une paroi de tuf dont la lumière de nos maigres torches électriques ne parvient pas à embrasser l’ensemble. L’impression est dantesque pour le moins, des galeries aboutissent dans le vide dans la hauteur des parois et laissent deviner des niveaux supérieurs ; dans le lointain nous percevons l’écho d’un éboulis en cours…. L’espace est couvert de restes de cire et les signes cabalistiques suggestifs sur les murs viennent confirmer certains commentaires trouvés dans les journaux d’époque indiquant que le lieu servait parfois à des messes peu catholiques !

L’exploration continue et se révèle hasardeuse. La géologie du terrain, un tuf instable certes consolidé de manière ponctuelle, laisse un sentiment de sécurité mitigé. Au gré de la progression, les chutes de pierres n’ont de cesse d’accroître la tension, ce d’autant plus que je sais que les autorités ont renoncé à consolider la structure au vu de l’ampleur du chantier que cela aurait nécessité… Nous obtenons vite confirmation que ces galeries souterraines se développent sur plusieurs niveaux lorsque nous parvenons à un escalier usé et mal aisé. Il mène à un réseau de salles dont nous faisons le tour. Dans l’une d’elles, de vieux bidons marqués d’impacts de balles ayant explosé le métal en les perforant nous laissent imaginer que l’endroit a servi pour un exercice de tirs sauvage !

Nous décidons d’un second passage et voilà que dans une pièce obscure se dévoile une anfractuosité restée cachée dans un premier temps puisqu’en hauteur.

Décision est prise rapidement d’atteindre cette nouvelle cavité pour en mesurer l’étendue. Après s’être hissé de quelques mètres et avoir fixé une corde, quelle n’est pas notre surprise lorsque à la lumière de nos torches et de notre lampe à gaz apparaît une nouvelle salle cathédrale aussi vaste que la précédente mais dont une partie du plafond s’est écroulée. Naturellement, nous cessons de parler pour chuchoter de peur de provoquer une catastrophe. Est-ce le chaos géologique des lieux ou le naturel humain projetant dans cet environnement surréaliste quelques chimères chtoniennes, nous avançons respectueusement vers un accès travaillé par la main de l’homme ? J’avoue me surprendre alors à penser à regret à la douce quiétude des archives et aux longues heures d’études confortablement assis devant des manuscrits.

Le complexe souterrain supérieur s’étend de manière aléatoire…. J’empreinte une galerie exiguë qui mène rapidement vers un cul-de-sac. Dans une autre galerie, nous trouvons deux structures au sol circulaires dont l’usage nous échappe complètement pour le moment. Le peu de lumière rend difficile la prise de clichés mais nous shootons en espérant…

Il commence à être temps de rebrousser chemin car nos lampes touchent à leur terme lorsque nous nous rendons compte que nous sommes complètement désorientés dans ce labyrinthe. Nous empruntons alors un accès qui donne sur un escalier redescendant. Ce dernier pourrait nous conduire aux étages inférieurs, vers la sortie. L’angoisse monte car nous sentons le gaz carbonique augmenter. Quelques marches plus bas, nous n’avons d’autre choix que de nous arrêter car l’escalier est coupé et donne sur un vide d’une quinzaine de mètres. Une poutrelle de fer à trois mètres barre l’espace devant nous et nous laisse imaginer le plancher qui devait exister jadis. En dessous une salle lugubre s’étend et laisse entrevoir une arche donnant sur un passage. Impossible en l’état de descendre, le temps nous manque et une seconde corde serait nécessaire. Il nous faudra revenir ….

Après un bref topo de la situation, nous repartons sur nos pas, je note au passage d’un coude quelques échelons métalliques à quatre mètres de haut – les barres inférieures ont disparu – menant vers une galerie dont on devine les bords. Un quatrième niveau existerait-il ? Cette voie est impraticable pour le moment, inutile de tenter quoi que ce soit, nous commençons à fatiguer, la lumière baisse de plus en plus et nous manquons de matériel pour s’attaquer à cette paroi. Nous accédons enfin à la structure basse du complexe qui nous paraît alors bien accueillante par rapport à ce que nous venons de voir.

Nous retraversons les corridors inférieurs en traversant la salle la plus sinistre des lieux, puisque sur les murs ont été inscrits il y a une soixantaine d’années les épitaphes de plusieurs personnes décédées dans ces corridors obscures. Curieux, quatre morts en trois ans et à lire les inscriptions, on devine qu’ils appartenaient tous à la même bande de copains. Mon père avait alors une dizaine d’années, je ne pense pas qu’il les ait connu… ».

Je devais retourner dans cette obscurité encore à deux reprises afin de compléter mes observations et recouper les informations recueillies dans les archives. Au final, il s’avérait qu’une partie de ces infrastructures avait servi au XIXème siècle de brasserie troglodyte, désaffectée au cours des années 1890 !

Genève, Escalade et cabales politiques

La Cité du bout du lac célèbre chaque année l’Escalade, épisode militaire bien connu de 1602. On connaît toutefois beaucoup moins bien les règlements de compte ayant entouré cette affaire, règlements de compte entre les gens de pouvoir des familles dominantes dont les rivalités étaient latentes.

C’est, sans doute le cas du conseiller Philibert Blondel qui illustre le mieux les conflits larvés entre clans gouvernementaux[1]. Il est probable que sa réussite et sa fortune rendirent le conseiller orgueilleux et firent de lui un homme jalousé. C’est durant son mandat de syndic de l’Arche et de la garde que les Savoyards tentèrent leur coup de main contre Genève, connu sous le nom d’Escalade. Philibert Blondel ne tarda pas à être accusé de négligence dans sa tâche de défense de la cité et à devoir se justifier devant le Conseil des Deux Cents. D’abord mise en lumière par l’auditeur Jean Sarasin, la responsabilité de Blondel dans cette affaire s’avéra importante. Durant l’été 1603, nourrie par Jacques Savyon et Jacques Des Arts, relayée ensuite par un parent de ce dernier nommé Amy De la Combe et son cousin François Mauris, la polémique contre Blondel atteignit son paroxysme. Les libelles placardés sur les portes trouvaient d’autant plus facilement créance que Blondel n’était guère apprécié par nombre de personnes, débitrices de l’État, auxquelles il avait ordonné de rembourser la Seigneurie. Durant son activité de notaire, entre 1580 et 1588, il avait eu, en outre, connaissance des détails financiers de nombreuses affaires concernant ses concitoyens[2].

Un procès allait donc éclater pour lequel le Conseil des Deux Cents constitua une commission d’enquête formée de deux de ses membres, Jean Dumont et Jean Boucher, des conseillers Jacques Lect et Amy Mestrezat ainsi que de Jean Sarasin et Pierre Patru[3]. L’enquête de la commission, qui procéda à plusieurs auditions, amena la déposition du magistrat Blondel et la vente d’une partie de ses biens[4]. L’oncle de Philibert, le syndic Jean Malliet, suspecté de complicité, suivit son neveu dans la disgrâce.

Tenace, Blondel fit réouvrir son affaire en 1605 en imputant une large part de responsabilité aux conseillers Dominique Chabrey, Claude Andrion et Jean Lullin[5]. Ce dernier, considérant alors les intérêts en jeu et attaqué par Blondel, n’hésita pas à demander que le procureur général Joseph Blondel, le frère de Philibert, soit remplacé. Afin de lever les doutes planant sur elles, les autorités donnèrent suite à cette demande et démirent de ses fonctions le procureur général. A la place de Joseph Blondel, le conseiller des Deux Cents David l’Archevêque fut désigné. À l’issue du plaidoyer que Blondel tint devant le conseil pour sa défense, le magistrat déchu s’adressa violemment au syndic Jean Rilliet, beau-frère d’Amy De la Combe, en lui reprochant de ne pas s’être retiré de l’assemblée et de ne pas avoir fait sortir du conseil ni ses parents ni ceux de ses ennemis pendant la délibération[6] comme le prévoyaient Les Édits de 1568[7]. Emprisonné malgré la tentative de conciliation de Jacob Anjorrant, Philibert Blondel fit l’objet d’une nouvelle enquête instruite par David l’Archevêque. Celle-ci mit au jour l’existence d’un témoin qui n’était pas apparu au préalable, Guichard Boymont, un paysan du Châble qui aurait porté des lettres de la part de Blondel au chef savoyard D’Albigny. Refusant de venir à Genève témoigner contre Blondel, on crut que Paul Estienne, un client des Blondel, l’en avait empêché en le menaçant. Rapidement lavé de ces soupçons, Estienne fut toutefois suspendu des Deux Cents[8]. Quant à Philibert Blondel, il fut condamné, cette fois, à dix ans de prison et à une forte amende.

Afin d’aider son frère et sur les conseils de Jean-Louis Liffort, son beau-père, Joseph Blondel dépêcha l’année suivante quelques-uns de ses clients pour capturer Guichard Boymont. Parmi eux, Paul Estienne, Pennard, du Perril, Faucheon et Philibert Babel[9]. Pris, l’homme fut amené à Genève ou il fut enfermé à l’Évêché, à la grande satisfaction de Philibert Blondel qui espérait que la vérité éclate enfin. Cependant, le lendemain de sa capture, Guichard Boymont était retrouvé mort, étranglé dans sa cellule. Était-ce Amy De la Combe le meurtrier, comme le laissait sous-entendre Jean Maillet, également détenu pour dette ? Torturé, le gardien avoua avoir été corrompu par Blondel et avoir tué le témoin[10].

Réelle ou non, la culpabilité de Philibert Blondel dans l’attaque savoyarde fut établie par ses juges. C’était donner à Genève le nom d’un traître en permettant d’une part au Petit Conseil de recouvrer sa crédibilité et d’autre part de débarrasser ses adversaires d’un sérieux rival. Parmi ses détracteurs, Amy De la Combe, Jacques des Arts et François Mauris appartenaient à la parentèle de Jean Rilliet, lequel était en rivalité ouverte avec Philibert Blondel. Jean Rilliet avait dû par ailleurs être soutenu par sa parentèle dans le Petit Conseil, Jean Favre et particulièrement Claude Gallatin. De même, l’auditeur Jean Sarasin, élu en 1604 au Petit Conseil, le premier à avoir pris la parole contre Philibert Blondel, entretenait de bonnes relations avec Jean Rilliet[11]. Les Lullin également, malgré leur proximité avec les Blondel, se trouvèrent dans le camp opposé à Philibert. Jean Lullin, membre du Petit Conseil en 1604 et son frère, Pierre, qui lui succéda en 1610, n’avaient pas eu seulement à déplorer l’accusation de Philibert qui s’était déchargé d’une partie de sa responsabilité sur Jean en 1605. Un vieux litige déchirait les deux familles. Pierre Blondel s’était marié, plus de vingt ans auparavant, avec la sœur de Jean et de Pierre Lullin, Etienna, dont les parents avaient apporté une grosse dot en exigeant du père de Pierre Blondel qu’il fournisse des garanties pour son fils. Cependant, le cœur de la jeune fille appartenait à un autre, le soldat Jacques Verchière. Des rumeurs sur cette liaison durent se propager car Philibert Blondel gifla en juin 1580 le soldat et l’invita à se rendre jusques à la porte de Cornavin en intention de se battre en duel[12]. L’affaire n’en resta pas là puisque l’année suivante Etienna Lullin s’enfuit avec Jacques Verchière[13]. Pierre Blondel, lésé, réussit à obtenir le divorce deux ans plus tard. La dot lui restait acquise et il ne tarda pas à se remarier avec Laura Canal. Etienna Lullin intenta alors un procès à Chambéry contre Pierre pour certains biens dotaux qu’il avait conservé en Savoie[14]. Pierre perdit le procès mais ne put restituer la dot. Etienna étant morte entre temps, ses héritiers s’adressèrent à Philibert Blondel en 1587 pour obtenir satisfaction. Philibert accéda à leur requête et se retourna contre son frère qui, faute de pouvoir honorer ses dettes, vit sa femme qui s’était porté caution pour lui, emprisonnée[15]. L’infidélité d’Etienna Lullin avait valu à la famille de cette dernière et aux Blondel, en plus de la honte, un procès coûteux.

Le nombre d’alliés des Blondel avait donc largement diminué, laissant Philibert dans une position relativement isolée. Condamnable ? Peut-être ! Il n’en reste pas moins que Philibert Blondel avait été victime d’une coterie menée par Jean Rilliet et son puissant réseau. La déposition que Joseph Blondel fit en 1610, pendant le procès de Pierre Canal, témoigne en faveur de cette hypothèse. Le frère de Philibert expliquait que sa belle-sœur avait reçu une lettre de Boymont, lequel déclarait qu’il n’osait se rendre à Genève à cause d’une dette de cent vingt florins contractée auprès de Jean Rilliet[16]. Ce témoignage tardif, qui peut-être avait été dissimulé en 1605, laissait entendre que Rilliet avait usé de menaces pour empêcher le témoin de parler. Quel fut le rôle de Jean Lullin, accusé par Pierre Rigot et Philibert Blondel ? Difficile à évaluer. Mais, bien après la mort de Philibert Blondel, un cousin de Jean Lullin, Pierre, vendait à Etienne Rilliet, le fils de Jean, des fiefs et des rentes derrière le village de Meinier, un patrimoine qui entrait dans la mouvance de la seigneurie de Compois lorsque celle-ci appartenait à Philibert Blondel[17] et que les Lullin avaient racheté lors de la mise aux enchères des biens du condamné[18].

Découvrez notre galerie d'images de la course de l'Escalade


[1] E. Chatelan 1904. Voir également J. Boimond 1934.

[2] C’est lui par exemple qui mit sur le papier les éléments de la dot de mariage que Samuel Crespin avait constitué pour sa fille Marthe en faveur de son futur époux Simon Mestrezat, fils de feu noble Amy, ancien premier syndic [AEG, Minutes du notaire Philibert Blondel, vol. 6, No 9279, fo 142.].

[3] AEG, R.C., vol. 99, fos 60, 72.

[4] Ibid., vol. 101, fo 161 v.

[5] Ibid., fo 160.

[6] Ibid., fo 161 v.

[7] Edicts de la ville et cité de Genève faits et passés en Conseil général le vingteneufviesme jour de Janvier mil cinq cents soixante huict [Ms. fr. 966, fo 228].

[8] AEG, R.C., vol. 101, fo 228 v.

[9] AEG, P.C., No 1874, liasse D.

[10] AEG, R.C. vol. 102, fo 195.

[11] AEG, R.C., vol. 102, fos 82-107, 114-118. R 58, 16 janvier, 27 février, 13, 20, 24, 25 et 26 mars, 3, 10 et 15 avril. Voir A. Roget 1879.

[12] AEG, R.C., vol. 75, fo 115 v.

[13] En 1582, Jacques Verchière fut finalement cassé de sa charge pour adultère avec Etienna Lullin [AEG, R.C., vol. 78, fo 9].

[14] E. Chatelan 1904, p. 247.

[15] Ibid., p. 248.

[16] AEG, PC, No 1874 liasse I.

[17] AEG, Minutes du notaire Louis Pyu, vol. 3, fo 72.

[18] L’argent fut versé à l’hôpital après que les dettes de Philibert Blondel aient été remboursées [AEG, Finances A, No 2, fo 407].

 

Le passé à la conquête des Romands

Nous avions le Temps, l’Hebdo, la Liberté et le Courrier, des magazines sur des sujets divers et variés, ainsi que des publications pointues destinées à un public choisi. La Suisse romande ne possédait pas encore de journal sur l’histoire, la grande et les petites, permettant à un public large de personnes averties et non averties de se plonger dans le passé de nos contrées.

Difficultés éditoriales, intérêt modéré du lectorat, manque de matière ? Autant de raisons pouvant peut-être expliquer cette absence. A moins que ce soit l’exercice de vulgarisation qui ait rebuté les auteurs potentiels, tant il est vrai que cette gymnastique funambulesque est un effort pouvant se révéler considérable pour le spécialiste enferré dans son domaine et habitué à un jargon hermétique.

Sans doute la volonté de création manquait-elle au rendez-vous puisqu’à l’heure du numérique – chers amis qui me lisez sur votre tablette ou votre ordinateur vous en conviendrez aisément – une aventure de papiers pouvait décourager les plus téméraires.

Il fallait un être bicéphale, tant historien que journaliste, pour défier les geeks que nous sommes et concevoir un tel projet. Un périodique remédie donc dès maintenant à cette absence. Baptisée Passé simple, cette revue déclinera non seulement l’histoire mais également les investigations archéologiques en cours dans nos différents cantons.

Peut-être les sociétés savantes saisiront-elles l’opportunité médiatique qu’un tel magazine peut constituer ? 

1815, La sédition vaudoise au fonds d’une bouteille

En 1815, alors que les rêves de grandeur d’un petit caporal devenu empereur disparaissent et que l’Europe sort d’une quasi guerre mondiale, les frontières doivent être redéfinies, les transitions assumées, les modifications entérinées.

Pour le canton de Vaud, il s’agit de conserver son indépendance acquise sur les Bernois lors de l’invasion française de 1798. Ce nouvel ordre des choses ne devait pas être aussi facilement confirmé après la chute de l’aigle, ce d’autant plus que différentes tendances politiques agitaient la population. Certains, nostalgiques de l’épopée napoléonienne, ne cachaient pas leur penchant le soir venu dans les estaminets, alors que d’autres complotaient dans l’ombre, appelant de leurs vœux un retour à la domination bernoise. Parmi ces derniers, des vétérans vaudois des régiments capitulés bernois, des hommes de Watteville ou des anciens d’Erlach qui avaient déposé leur havresac, la poire à poudre et décoché le silex de leur fusil. Les derniers, enfin, les « patriotes », s’activaient à consolider les bases d’un canton devenu autonome. Une situation d’autant plus anarchique que les politiques menées par les différents cantons ne s’harmonisaient pas forcément entre elles, et que la Confédération avait cédé aux Autrichiens la possibilité de traverser le pays pour venir attaquer la France sur son flanc à la fin de l’année 1813, ce que Lausanne avait prudemment refusé par craintes d’éventuelles représailles françaises.

Dire que le canton de Vaud vacillait au bord du gouffre d’une guerre civile ne serait pas totalement exagéré. L’accusateur public, l’équivalent de notre procureur général actuel, la posture révolutionnaire en plus, allait au cours de ces quelques années enregistrer dans ses registres des chansons séditieuses, des libelles politiques, des lettres anonymes de toute nature, des critiques, des rumeurs et de multiples remises en question du gouvernement. Et si les conditions des prisons étaient alors abominables, leur état n’impressionnait guère. En 1809, une bande de malfrats, armés et déguisés, s’était ainsi attaquée de nuit à la prison de district de Nyon pour y libérer un contrebandier notoire, sans avoir à subir de résistance de la part du geôlier ni, d’ailleurs, des portes de l’établissement.

Les exemples de délits de nature politique vont donc connaître une flambée durant les années 1813 à 1815. Ainsi ce jeune homme, « Patriote outré faisant volontiers part de ses opinions politiques exagérées », arrêté pour avoir tiré un coup de feu un soir à la sortie d’un estaminet à Yvonnand en janvier 1814, ou les rixes qui éclatent à Saint-Cergues en mai de la même année, suite à la déclaration pro-bernoise du syndic et du drapeau de l’ours qu’il monte au mât de la maison de péage lors du passage des Autrichiens. D’autres, à Cossonay, font de même et affichent des cocardes aux couleurs de l’ancien dominateur au mois de juillet alors que des manœuvres militaires sont en cours sur le territoire bernois. Quelques jours plus tard, à l’auberge de l’Aile à Echallen, des soldats vaudois du bataillon de Dompierre se battent à coup de point avec des hommes du lieu ne partageant pas leur opinion politique. Certains juges de paix s’affolent, le magistrat de Begnins écrit à Lausanne en toute hâte pour signaler que la commune d’Arzier est « complètement corrompue ». Un homme est encore arrêté à Vevey pour avoir déclaré dans une pinte « que tous ceux de notre gouvernement méritaient d’être tous mis à mort, que si les aristocrates étaient des hommes, ils devaient tomber sur les patriotes, les écraser, raser et brûler leurs maisons ». Quelque temps plus tard, le juge de paix de Grandson lance une enquête contre le ci-devant dénommé Burki, un Bernois domicilié à Neuchâtel, qui colporte des écrits interdits dans le canton de Vaud. Les archives ne nous apprennent pas s’il s’agissait de caricatures…. !

Ce ne sont là que quelques exemples (1) de ces infractions dites « politiques » qui préoccupent les autorités de ce temps, des autorités qui allaient sévir avec modération. Ni gibet ni torture ! Seuls des amendes et les cachots froids, nauséabonds et humides vinrent punir les téméraires. La plupart d’entre eux n’avaient-ils pas trouvé quelques facilités à s’exprimer grâce au vin consommé avec générosité dans les auberges, carnotzets, pintes et autres estaminets ? C’était là l’avis du gouvernement, trop content de noyer les pamphlets à son encontre dans les vapeurs d’un fléau populaire. L’alcoolisme, à une époque ou nombre de journaliers agricoles sont payés en nature, notamment en vin, est alors un mal autrement plus courant que la sédition.

 

(1) ACV, K VII e2 Affaires politiques 1803-1836.

1814-1815, Ô temps ! Suspends ton vol

Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,

Hâtons-nous, jouissons !

L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;

Il coule, et nous passons ! 

 

Des vers de Lamartine (Le lac) que nous pourrions citer en repensant à 1815. L’empereur Bonaparte disparaissait de l’échiquier politique cette année-là après son ultime défaite à Waterloo, et l’Europe redessinait ses frontières au son des violons viennois. Nombre de régions suisses allaient alors se réinventer et jeter les bases de leur modernité.

Un colloque international à propos du bicentenaire de la confirmation de l’indépendance du Pays de Vaud devenu canton s’est déroulé ces derniers jours à Lausanne. Organisée par l’excellent Olivier Meuwly, la manifestation aura vu des historiens de plusieurs pays et d’un grand nombre de cantons se réunir. Saluée par le Conseiller d’État Pierre-Yves Maillard, consacrée par la présence de plusieurs ambassadeurs, cette évocation du Congrès de Vienne de 1815 et de ses effets sur notre pays et sur le canton de Vaud aura permis de mettre en lumière des aspects méconnus de cette période. Ces différents regards croisés auront autant esquissé la vie quotidienne des Vaudois d’alors, qu’ils soient paysans ou ministres, que la grande histoire, celle de Napoléon et du tsar Alexandre Ier.

Il faudra que les amateurs de cette époque attendent les actes de ce colloque, qui seront publiés d’ici quelques mois, pour se plonger dans cette épopée revisitée. 

L’histoire en trois clics

J’évoquais dans un article récent la nécessité d’une histoire basée sur des postulats scientifiques ou académiques, permettant d’éclairer le présent pour mieux préparer l’avenir.

Aussi, nous ne pouvons que nous réjouir de constater que les milieux universitaires helvétiques innovent et mettent en place une formation à distance, un Bachelor of Arts en Sciences historiques, ce en français et en allemand pour ceux qui le souhaitent, grâce à l’outil Internet.

Le programme en question, effectif dès l’année prochaine, cible plus particulièrement l’histoire des sociétés contemporaines, soit les XIXème et XXème siècles, en prenant en compte des approches transdisciplinaires comme le droit ou l’économie, mais également les sciences de la communication et les medias.

www.unidistance.ch/histoire

Enseigner l’histoire par le biais des medias, en utilisant la toile ! Des étudiants au cœur du sujet, si l’on peut dire… Mais attention, pour les geeks, il y a fort à parier que de nombreuses lectures de livres, ceux en papier que l’on trouve dans des bibliothèques, seront recommandées !

L’ennemi de jadis est-il devenu pacifique?

L’histoire commémorative est intrinsèquement nationale. C’est une évidence lorsqu’il est question d’un événement historique inhérent à un pays en particulier. On imaginerait mal évoquer l’Escalade à Genève en proposant à des historiens espagnols de participer sous prétexte que des troupes de Philippe III servaient le duc de Savoie lors de son coup de main raté sur la Cité de Calvin. Encore que… ! On s’en tient dès lors en quelque sorte aux « affaires de famille ».

Hélas, lorsque l’événement historique faisant l’objet d’une commémoration est de nature internationale, il en va très souvent de même. Le centenaire de la guerre de 14-18 nous le démontre clairement. Rares sont les manifestations, scientifiques ou populaires, qui prennent la peine de tenir compte non pas de la mémoire d’un pays qui fut en guerre, mais de la mémoire des pays qui traversèrent ce drame.

En France, on parlera du poilu, de Verdun. En Allemagne, il sera question de Tannenberg et de Guillaume II, bien que les tranchées françaises y soient un peu plus souvent évoquées que les Sturmtruppe germanique dans le pays de Clémenceau. L’Italie rappellera évidemment l’offensive de Vittorio Veneto alors que les Anglo-Saxons se remémoreront la gloire des régiments canadiens et le sacrifice des troupes du corps expéditionnaire britannique à la bataille de Mons.

Loin d’être anodines, ces évocations partielles entretiennent bien évidemment un fonds de patriotisme, mais elles font également perdurer une perception d’antagonisme. L’ennemi de jadis est devenu pacifique, voire amical, mais tout de même… à lui la faute ! Le trait est grossier, mais la tendance est bien là, sous-jacente, pour ne pas dire pernicieuse.

Est-ce là le message que nous voulons donner à nos enfants alors que les pays européens tentent de se mettre d’accord à Bruxelles ? Bruxelles, deux fois sacrifiée au cours du XXème siècle, n’a-t-elle pas d’ailleurs été choisie comme siège de la plupart des institutions de l'Union européenne en raison d’une symbolique historique ? Ne nous appartient-il pas de dépasser le cap de l’altérité et d’essayer de comprendre les alchimies complexes des peuples qui, hier, étaient des ennemis ? Certains diront, peut-être avec malice, qu’il est plus facile de violer les portes des sépulcres lorsque l’on est athée et qu’un historien dont le pays fut neutre peut apprécier plus « confortablement » les positions des uns et des autres. Sans doute ! Et alors ?

C’est pourquoi il convient de saluer des projets comme celui de Daniel Costelle avec sa série d’archives cinématographique, intitulée Apocalypse, qui embrasse l’ensemble des pays jadis belligérants en respectant une neutralité exemplaire, ou encore le projet interuniversitaire d’encyclopédie sur la Première Guerre mondiale, géré à Berlin par Oliver Janz (www.1914-1918-online.net). 

L’ennemi de jadis est-il devenu pacifique?

L’histoire commémorative est intrinsèquement nationale. C’est une évidence lorsqu’il est question d’un événement historique inhérent à un pays en particulier. On imaginerait mal évoquer l’Escalade à Genève en proposant à des historiens espagnols de participer sous prétexte que des troupes de Philippe III servaient le duc de Savoie lors de son coup de main raté sur la Cité de Calvin. Encore que… ! On s’en tient dès lors en quelque sorte aux « affaires de famille ».

Hélas, lorsque l’événement historique faisant l’objet d’une commémoration est de nature internationale, il en va très souvent de même. Le centenaire de la guerre de 14-18 nous le démontre clairement. Rares sont les manifestations, scientifiques ou populaires, qui prennent la peine de tenir compte non pas de la mémoire d’un pays qui fut en guerre, mais de la mémoire des pays qui traversèrent ce drame.

En France, on parlera du poilu, de Verdun. En Allemagne, il sera question de Tannenberg et de Guillaume II, bien que les tranchées françaises y soient un peu plus souvent évoquées que les Sturmtruppe germanique dans le pays de Clémenceau. L’Italie rappellera évidemment l’offensive de Vittorio Veneto alors que les Anglo-Saxons se remémoreront la gloire des régiments canadiens et le sacrifice des troupes du corps expéditionnaire britannique à la bataille de Mons.

Loin d’être anodines, ces évocations partielles entretiennent bien évidemment un fonds de patriotisme, mais elles font également perdurer une perception d’antagonisme. L’ennemi de jadis est devenu pacifique, voire amical, mais tout de même… à lui la faute ! Le trait est grossier, mais la tendance est bien là, sous-jacente, pour ne pas dire pernicieuse.

Est-ce là le message que nous voulons donner à nos enfants alors que les pays européens tentent de se mettre d’accord à Bruxelles ? Bruxelles, deux fois sacrifiée au cours du XXème siècle, n’a-t-elle pas d’ailleurs été choisie comme siège de la plupart des institutions de l'Union européenne en raison d’une symbolique historique ? Ne nous appartient-il pas de dépasser le cap de l’altérité et d’essayer de comprendre les alchimies complexes des peuples qui, hier, étaient des ennemis ? Certains diront, peut-être avec malice, qu’il est plus facile de violer les portes des sépulcres lorsque l’on est athée et qu’un historien dont le pays fut neutre peut apprécier plus « confortablement » les positions des uns et des autres. Sans doute ! Et alors ?

C’est pourquoi il convient de saluer des projets comme celui de Daniel Costelle avec sa série d’archives cinématographique, intitulée Apocalypse, qui embrasse l’ensemble des pays jadis belligérants en respectant une neutralité exemplaire, ou encore le projet interuniversitaire d’encyclopédie sur la Première Guerre mondiale, géré à Berlin par Oliver Janz (www.1914-1918-online.net). 

Réfugiés de guerre, les Italiens en 1914

Dans la nuit du 2 au 3 août 1914, 4'000 personnes arrivaient à Boncourt, commune jurassienne située à la frontière entre la France et la Suisse. Allemands, Italiens et Autrichiens, ces réfugiés étaient expulsés par la France qui les avait simplement poussés en direction de la frontière helvétique. Le préfet Choquart et le commissaire fédéral délégué aux réfugiés Dunant, appelés d’urgence, réagirent au mieux en faisant conduire ces malheureux à Bâle.

Les deux officiels suisses allaient devoir affronter une seconde vague de réfugiés. Quelques 6'000 Italiens arrivaient sur les pas de leurs concitoyens, venant s’amasser devant la frontière suisse. Estimant sans doute que leur nombre était trop important pour être dirigés sur Bâle, Choquart et Dunant préfèrent faire patienter les migrants sur place en faisant intervenir un détachement du bataillon de landsturm 24 pour maintenir l’ordre et la discipline dans l’attente que les CFF organisent le rapatriement. Celui-ci n’allait guère poser de problèmes puisque les réfugiés avaient eu la chance de prendre quelques moyens, certains étant même munis de billets de trains (1).

Parvenant à Bâle, les 4'000 premiers réfugiés de France allèrent rejoindre dans des campements provisoires les Italiens qui venaient de quitter l’Allemagne. Ces derniers n’avaient pas été expulsés comme leurs compatriotes de France, mais les travaux dans l’Empire ayant été arrêtés, ils se retrouvaient dépourvus de moyens de subsistance et contraints de rentrer chez eux. Les campements n’allèrent pas suffire pour loger près de 40'000 personnes. On utilisa alors les écoles, les casernes et des lazarets (2).

40'000 personnes ! C’était sans compter les Italiens expulsés de France par Genève ou le Valais, ni ceux qui venaient d’Autriche. Le 10 août, le Tessin enregistrait près de 188'000 réfugiés, refoulés en direction de la péninsule. 118'000 d’entre eux allèrent emprunter le Gothard et 70'000 le Simplon devant les yeux incrédules de la population tessinoise qui allait apporter le réconfort qui lui était possible de donner (3).

Le 4 septembre 1914, le consul italien à Lugano, le comte Maraggi, allait remercier publiquement dans la presse les autorités helvétiques, l’armée et les CFF ainsi que la Croix-Rouge et le Tessin pour l’aide accordée aux migrants. Le comité central de la Colonie italienne de Lausanne allait à son tour remercier les autorités de la capitale vaudoise le 28 octobre pour son aide au rapatriement des réfugiés italiens (4).

Avec l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de la France et de l’Angleterre en mai 1915, ce fut au tour des Allemands et des Autrichiens résidants en Italie de plier bagage. Plusieurs milliers d’entre eux allèrent trouver refuge dans le Tessin. À leur suite, le Primat général de l’Ordre des Bénédictins, Mgr Stotzinger, allait se réfugier à l’abbaye d’Einsiedeln. Ami personnel de Guillaume II qui lui rendait de fréquentes visites, il avait dû quitter Rome, tout comme le général des Jésuites, le P. Lédochowski, Polonais de Posnanie, qui l’avait accompagné en Suisse. Le pape Benoît XV n’avait pas toléré leur présence au Vatican, qui pourtant bénéficiait de l’extra-territorialité, par crainte de froisser les autorités italiennes (5).

 

(1)     Gazette de Lausanne, 4 août 1914, p. 2.

(2)     Ibid., 5 août 1914, p. 2.

(3)     Ibid., 11 août 1914, p. 2.

(4)     Ibid., 4 septembre 1914, p. 2 / 28 octobre 1914, p. 2.

(5)     Ibid., 24 mai 1915, p. 1