L’ennemi de jadis est-il devenu pacifique?

L’histoire commémorative est intrinsèquement nationale. C’est une évidence lorsqu’il est question d’un événement historique inhérent à un pays en particulier. On imaginerait mal évoquer l’Escalade à Genève en proposant à des historiens espagnols de participer sous prétexte que des troupes de Philippe III servaient le duc de Savoie lors de son coup de main raté sur la Cité de Calvin. Encore que… ! On s’en tient dès lors en quelque sorte aux « affaires de famille ».

Hélas, lorsque l’événement historique faisant l’objet d’une commémoration est de nature internationale, il en va très souvent de même. Le centenaire de la guerre de 14-18 nous le démontre clairement. Rares sont les manifestations, scientifiques ou populaires, qui prennent la peine de tenir compte non pas de la mémoire d’un pays qui fut en guerre, mais de la mémoire des pays qui traversèrent ce drame.

En France, on parlera du poilu, de Verdun. En Allemagne, il sera question de Tannenberg et de Guillaume II, bien que les tranchées françaises y soient un peu plus souvent évoquées que les Sturmtruppe germanique dans le pays de Clémenceau. L’Italie rappellera évidemment l’offensive de Vittorio Veneto alors que les Anglo-Saxons se remémoreront la gloire des régiments canadiens et le sacrifice des troupes du corps expéditionnaire britannique à la bataille de Mons.

Loin d’être anodines, ces évocations partielles entretiennent bien évidemment un fonds de patriotisme, mais elles font également perdurer une perception d’antagonisme. L’ennemi de jadis est devenu pacifique, voire amical, mais tout de même… à lui la faute ! Le trait est grossier, mais la tendance est bien là, sous-jacente, pour ne pas dire pernicieuse.

Est-ce là le message que nous voulons donner à nos enfants alors que les pays européens tentent de se mettre d’accord à Bruxelles ? Bruxelles, deux fois sacrifiée au cours du XXème siècle, n’a-t-elle pas d’ailleurs été choisie comme siège de la plupart des institutions de l'Union européenne en raison d’une symbolique historique ? Ne nous appartient-il pas de dépasser le cap de l’altérité et d’essayer de comprendre les alchimies complexes des peuples qui, hier, étaient des ennemis ? Certains diront, peut-être avec malice, qu’il est plus facile de violer les portes des sépulcres lorsque l’on est athée et qu’un historien dont le pays fut neutre peut apprécier plus « confortablement » les positions des uns et des autres. Sans doute ! Et alors ?

C’est pourquoi il convient de saluer des projets comme celui de Daniel Costelle avec sa série d’archives cinématographique, intitulée Apocalypse, qui embrasse l’ensemble des pays jadis belligérants en respectant une neutralité exemplaire, ou encore le projet interuniversitaire d’encyclopédie sur la Première Guerre mondiale, géré à Berlin par Oliver Janz (www.1914-1918-online.net). 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.