Les carnets de notes d’une investigation souterraine

Je publie ici un extrait de l’un de mes carnets de notes qui, peut-être, amusera certains lecteurs. J’ai rédigé ces observations lors d’une recherche qu’une entité publique helvétique m’avait confiée, et dont je tairai le nom, et qui consistait à mettre en lumière l’histoire pour le moins anarchique de structures souterraines datant du XIXème siècle. La tâche nécessitait tant une investigation historique courante dans les archives à disposition qu’une recherche in situ devant permettre de dégager des éléments de compréhension. Aux confins de l’histoire et de l’archéologie, l’enquête se heurta en premier lieu aux « on dit » et aux croyances locales en cours depuis plusieurs décennies.

Il s’avère en l’occurrence que le site est un lieu de projection des fantasmes de plusieurs générations. Souterrains initiatiques où les adolescents sont venus se faire peur durant près d’un siècle et où certains ont d’ailleurs trouvé la mort dans des accidents tragiques, ces galeries entrent dans une légende locale comme un lieu mystérieux et dangereux, abandonnées de tous, si ce n’est de quelques marginaux, voire de criminels en tous genres. De fait, l’histoire de ces cavernes a été oubliée avec le temps au point tel que personne ne savait plus dire le vrai du faux, ni n’en connaissait l’étendue exacte, malgré le fait qu’elles se situent au plein cœur d’une ville.

Au cours de l’été 2011, je devais donc pénétrer dans ces infrastructures souterraines que les autorités avaient condamnées depuis longtemps en raison des dangers inhérents à ces lieux. Équipés de pieds en cape, nous fûmes deux a entrer ainsi dans l’antre du diable !

« … Successions de galeries, de salles jonchées des restes de visites sauvages menées un siècle durant, d’éboulis et de passages incertains, nous accédons dans une salle cathédrale d’une quinzaine de mètres de hauteur, au plafond en ogive se perdant dans une paroi de tuf dont la lumière de nos maigres torches électriques ne parvient pas à embrasser l’ensemble. L’impression est dantesque pour le moins, des galeries aboutissent dans le vide dans la hauteur des parois et laissent deviner des niveaux supérieurs ; dans le lointain nous percevons l’écho d’un éboulis en cours…. L’espace est couvert de restes de cire et les signes cabalistiques suggestifs sur les murs viennent confirmer certains commentaires trouvés dans les journaux d’époque indiquant que le lieu servait parfois à des messes peu catholiques !

L’exploration continue et se révèle hasardeuse. La géologie du terrain, un tuf instable certes consolidé de manière ponctuelle, laisse un sentiment de sécurité mitigé. Au gré de la progression, les chutes de pierres n’ont de cesse d’accroître la tension, ce d’autant plus que je sais que les autorités ont renoncé à consolider la structure au vu de l’ampleur du chantier que cela aurait nécessité… Nous obtenons vite confirmation que ces galeries souterraines se développent sur plusieurs niveaux lorsque nous parvenons à un escalier usé et mal aisé. Il mène à un réseau de salles dont nous faisons le tour. Dans l’une d’elles, de vieux bidons marqués d’impacts de balles ayant explosé le métal en les perforant nous laissent imaginer que l’endroit a servi pour un exercice de tirs sauvage !

Nous décidons d’un second passage et voilà que dans une pièce obscure se dévoile une anfractuosité restée cachée dans un premier temps puisqu’en hauteur.

Décision est prise rapidement d’atteindre cette nouvelle cavité pour en mesurer l’étendue. Après s’être hissé de quelques mètres et avoir fixé une corde, quelle n’est pas notre surprise lorsque à la lumière de nos torches et de notre lampe à gaz apparaît une nouvelle salle cathédrale aussi vaste que la précédente mais dont une partie du plafond s’est écroulée. Naturellement, nous cessons de parler pour chuchoter de peur de provoquer une catastrophe. Est-ce le chaos géologique des lieux ou le naturel humain projetant dans cet environnement surréaliste quelques chimères chtoniennes, nous avançons respectueusement vers un accès travaillé par la main de l’homme ? J’avoue me surprendre alors à penser à regret à la douce quiétude des archives et aux longues heures d’études confortablement assis devant des manuscrits.

Le complexe souterrain supérieur s’étend de manière aléatoire…. J’empreinte une galerie exiguë qui mène rapidement vers un cul-de-sac. Dans une autre galerie, nous trouvons deux structures au sol circulaires dont l’usage nous échappe complètement pour le moment. Le peu de lumière rend difficile la prise de clichés mais nous shootons en espérant…

Il commence à être temps de rebrousser chemin car nos lampes touchent à leur terme lorsque nous nous rendons compte que nous sommes complètement désorientés dans ce labyrinthe. Nous empruntons alors un accès qui donne sur un escalier redescendant. Ce dernier pourrait nous conduire aux étages inférieurs, vers la sortie. L’angoisse monte car nous sentons le gaz carbonique augmenter. Quelques marches plus bas, nous n’avons d’autre choix que de nous arrêter car l’escalier est coupé et donne sur un vide d’une quinzaine de mètres. Une poutrelle de fer à trois mètres barre l’espace devant nous et nous laisse imaginer le plancher qui devait exister jadis. En dessous une salle lugubre s’étend et laisse entrevoir une arche donnant sur un passage. Impossible en l’état de descendre, le temps nous manque et une seconde corde serait nécessaire. Il nous faudra revenir ….

Après un bref topo de la situation, nous repartons sur nos pas, je note au passage d’un coude quelques échelons métalliques à quatre mètres de haut – les barres inférieures ont disparu – menant vers une galerie dont on devine les bords. Un quatrième niveau existerait-il ? Cette voie est impraticable pour le moment, inutile de tenter quoi que ce soit, nous commençons à fatiguer, la lumière baisse de plus en plus et nous manquons de matériel pour s’attaquer à cette paroi. Nous accédons enfin à la structure basse du complexe qui nous paraît alors bien accueillante par rapport à ce que nous venons de voir.

Nous retraversons les corridors inférieurs en traversant la salle la plus sinistre des lieux, puisque sur les murs ont été inscrits il y a une soixantaine d’années les épitaphes de plusieurs personnes décédées dans ces corridors obscures. Curieux, quatre morts en trois ans et à lire les inscriptions, on devine qu’ils appartenaient tous à la même bande de copains. Mon père avait alors une dizaine d’années, je ne pense pas qu’il les ait connu… ».

Je devais retourner dans cette obscurité encore à deux reprises afin de compléter mes observations et recouper les informations recueillies dans les archives. Au final, il s’avérait qu’une partie de ces infrastructures avait servi au XIXème siècle de brasserie troglodyte, désaffectée au cours des années 1890 !

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.