Smartphone, un lent poison ?

En 1454, Gutenberg inventait l’imprimerie. Une révolution technologique qui devait inéluctablement modifier l’évolution de l’Occident puisque dès lors, la multiplication et la diffusion de textes imprimés, de livres et de gravures allaient irriguer de savoirs et de connaissances des populations ancrées dans l’oralité. Dès lors, écriture et lecture devinrent progressivement usuelles, permettant l’accès aux sciences et aux idées à un nombre grandissant de personnes. Une invention avait créé une opportunité, générant en peu de temps un besoin, modifiant finalement des normes sociales, concourant notamment à la redécouverte d’une érudition antique, à un schisme religieux et à l’émergence d’une conscience de l’individu.

En 1992, IBM inventait le premier smartphone qui serait commercialisé deux ans plus tard. On sait ce qu’il adviendrait ! De progrès technologiques en campagnes marketing, la téléphonie mobile allait être popularisée, devenant le compagnon de tous les instants de l’écrasante majorité de la population. Et pour cause ? Téléphonie bien sûr, mais également accès à de multiples messageries, et, évidemment, Internet.

Omniprésent, presque omniscient, Internet, nouveau « dieu », ne devait pas être celui de la sagesse puisque tout, des plus belles réalisations aux aspects les plus sombres et les plus vils de l’humanité, allaient en constituer les épitres et les versets. Un catalyseur extraordinairement efficace, une porte dont nous avons donné les clés à nos enfants puisque ceux-ci à présent possèdent, parfois dès leur dixième anniversaire, un smartphone. Cet outil sans précédent, autorisant des jeux sans cesse renouvelés, abrutissants pour la plupart, violents et dénués de cohérence, permet les réseaux sociaux, bien souvent caniveaux des aspirations les pires, et le spectacle de Youtubeurs, nouvelles stars numériques balançant aux quatre vents des contenus se voulant attractifs et dépassant rarement le niveau du vulgaire.

Tous les parents le savent, le smartphone est devenu une « drogue » profondément addictive dont les enfants sont les victimes les plus sensibles. Sensibles car les dynamiques d’émulation, de construction identitaire et d’appartenance au groupe auxquelles sont soumis les enfants ne permettent guère aux parents de faire l’économie de cette technologie qui, à défaut, est génératrice d’exclusion. Et tout comme la presse de Gutenberg, le smartphone modifie inéluctablement les champs de références, les valeurs et les normes sociales rendues bien plus perméables à la violence, au sexe et au cynisme qu’elles ne l’étaient jadis par l’effet conjugué d’Internet et du premier de ses media, le smartphone.

Ne pourrait-on pas se poser la question d’une législation prohibant le smartphone pour les mineurs, à l’instar de l’alcool ? Une telle interdiction ne serait pas la panacée, mais du moins permettrait-elle aux enfants d’éviter l’usage de ces objets dans les lieux publics et les écoles et ainsi d’en restreindre quelque peu les effets. Car en définitive, il serait également possible à contrario de se demander ce qu’il en sera des normes sociales qui seront celles de nos enfants une fois devenus adultes en laissant à l’addiction aux démons du Net la possibilité de s’étendre sans entraves.

Au trou!

Au trou ! Perspectives romandes sur les prisons d’hier et d’aujourd’hui. Voilà un livre, publié par la Société d’histoire de la Suisse romande, qui embrasse sur le long terme la problématique de société que constitue l’emprisonnement dans l’espace romand, une première en Suisse puisque les monographies portant sur le sujet se sont attachées jusqu’à présent à des établissements spécifiques et non à un ensemble de lieux au cours d’époques différentes.

Cet ouvrage recueille les contributions d’une dizaine d’historiens qui travaillent sur la problématique carcérale, toutes périodes confondues, et c’est Irène Herrmann, professeure à l’Université de Genève, qui en signe la conclusion. Celle-ci relève l’irrégularité des processus inhérents à la prison au cours des siècles, prisons qui forment « une image mosaïque, voire même kaléidoscopique », une singularité résultant de la dispersion de pouvoirs cantonaux s’adaptant à des réalités régionales, temporelles et financières.

Et ce livre est à la semblance de sa thématique générale, varié ! Quelle fut la nature des emprisonnements au Moyen-âge dans l’ancien comté de Neuchâtel – de quelle réalité relevait la « prison de guerre » au XVe siècle – et quel fut le lien organique entre religion et emprisonnement ? Des sujets auxquelles s’ajoutent des contributions portant sur la fonction de l’architecture carcérale dans les modalités d’évolution de la justice, sur les mesures disciplinaires prises par l’armée, ou sur l’internement administratif.

Et si les conceptions de la prison varient entre hier et aujourd’hui, avec, de nos jours des régimes plus humains et des temps de détention généralement plus longs, le lecteur remarquera sans doute le rôle que jouèrent les prisons dans le renforcement de la puissance des pouvoirs publics, véritable marketing étatique sur le monopole régalien de l’usage de la répression, longtemps remis en question par des pouvoirs locaux ou le principe de la guerre privée. Une affirmation du pouvoir, à la vue de tous, que les exemples que furent Saint-Antoine à Genève ou la prison de l’Évêché à Lausanne viennent démontrer. La disparition des bâtiments carcéraux de l’espace urbain – les prisons ayant été pour la plupart repoussées aux confins de la ville et de la campagne pour de multiples raisons entre la fin du XIXe siècle et le XXe siècle – a sans doute entraîné un effacement, du moins partiel, de la fonction dissuasive que la geôle exerçait jadis. Un livre portant à la réflexion à plus d’un titre !

 

 

Table des matières

Avant-propos

Françoise Vannotti

Introduction

Jean-Daniel Morerod

La typologie de l’emprisonnement à la fin du Moyen-âge et son application dans le comté de Neuchâtel

Olivier Silberstein

La prison de guerre à la fin du Moyen-âge

Rémy Ambühl

Entre purgatoire terrestre et enjeu de souveraineté : rôle et fonction des geôles lausannoises (fin XVe-début XVIes)

Lionel Dorthe

La nouvelle prison de Neuchâtel (1826-28) : moderniser l’architecture pou réformer la justice

Claire Piguet

Le Bois-Mermet, du concept à l’usage. Création et évolution d’une prison romande

Christophe Vuilleumier

Mesures disciplinaires et justice militaire : la prison dans l’armée suisse (1874-1918)

Ignace Cuttat

Naissance du système pénal et carcéral du canton de Vaud

Léa Berger-Kolopp

Lettres de cachet républicaines ? L’internement administratif pour inconduite et fainéantise dans le canton de Neuchâtel (1939-1963)

Matthieu Lavoyer

Conclusion

Irène Herrmann

 

Au trou ! Perspectives romandes sur les prisons d’hier et d’aujourd’hui, sous la direction de Jean-Daniel Morerod et Olivier Silberstein, SHSR, 200 p, 2019.

Historiens contre politiciens

Entre 1990 et 1994, le Rwanda sombrait dans l’enfer d’une guerre civile et ethnique. Le génocide des Tutsis fut alors largement relayé par la presse devant les yeux de l’Occident qui découvrait avec effarement que le massacre de masse n’était pas l’apanage de son histoire. La France, championne des commémorations, a souhaité marquer ce funeste événement en opérant un devoir de mémoire. Une entreprise louable que de nombreux pays, notamment d’Europe de l’Est, n’ont jamais entamé à propos d’autres épisodes historiques aussi macabres.

On pourrait toutefois se demander pourquoi le gouvernement français a décidé de commémorer des événements s’étant déroulés à des milliers de kilomètres de ses frontières. Quel fut le rôle de la France dans cette sombre affaire, en sus de son intervention du 4 octobre 1990 pour aider à évacuer des occidentaux et de son soutien militaire (Opération Noroît) au régime du président Habyarimana jusqu’à la mise en place des troupes de l’ONU en 1993 ? Faut-il que des fantômes hantent les corridors de l’Elysée ou que la constitution du gouvernement intérimaire rwandais sous l’égide de l’Ambassade de France à Kigali en 1994[1], quelques jours avant le déclenchement des massacres, ne nécessitent quelques éclaircissements, quelques justifications, aux yeux de certains[2] !

L’Elysée a donc voulu instituer une commission d’enquête constituée d’historiens pour investiguer dans les archives de la République sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, une commission d’experts comme la Suisse en a l’habitude. Celle-ci a vu en effet des commissions similaires se créer notamment la fameuse commission Bergier en 1995, celle sur les relations de la Suisse avec l’Afrique du Sud quelques années plus tard[3], ou encore celle sur l’internement administratif qui est en train de boucler ses travaux[4].

La France débute ainsi un exercice fort respectable. Mais voilà, avant même la constitution de son cénacle d’experts, que la polémique faisait déjà rage. Deux historiens, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, des spécialistes du sujet salués par leurs pairs, étaient en effet récusés par la présidence alors même que leur implication dans cette commission semblait naturelle. Cette décision, dans le contexte de la crise des gilets jaunes, ne pouvait que déclencher l’ire d’un grand nombre d’historiens français, soutenus par plusieurs de leurs collègues étrangers.

Aussi, Christian Ingrao, chercheur au CNRS et historien dont la renommée internationale est incontestée, s’est-il attelé à la rédaction et à la diffusion d’un manifeste pour s’insurger contre une décision qui n’a de cesse d’étonner et de soulever des questions dérangeantes pour la France de Mitterrand[5]. « Quelle légitimité aura une commission qui se prive ici de la seule chercheuse française spécialiste du génocide parlant le Kinyarwanda ? Quelle perspective peut avoir une commission qui exclut un historien dont la très grande expérience en matière d’anthropologie historique des violences de masse et partout reconnue ? ».

Un questionnement qui tombe sous le sens et qui met en lumière soit les jeux de clientélisme régnant dans les universités, soit une véritable volonté politique confinant à une instrumentalisation du passé. Or, parmi les quelques centaines de signataires du manifeste, Henry Rousso dont la notoriété s’étend au-delà du cercle des historiens pour ses travaux autour de la présence et des usages du passé ! Un historien qui, lors du procès de Maurice Papon, avait été cité à comparaître en tant que spécialiste de la Shoah et qui avait refusé de se présenter à la barre, soulignant le risque d’une confusion entre le rôle de l’historien et celui du juge. Un historien faisant office pour beaucoup de référence déontologique, et dont le soutien à la démarche critiquant la constitution de cette commission d’enquête laisse entendre la pertinence de la revendication.

L’anthropologue Pierre Clastres s’exclamait « l’histoire des peuples dans l’histoire, c’est l’histoire de leur lutte contre l’Etat ». Il semblerait qu’il en aille de même pour les historiens. Mais ces derniers pourront-ils suffisamment se faire entendre ?

 

 

[1] Le gouvernement intérimaire rwandais est mis en place après la mort du président Habyarimana, le 6 avril 1994, dans l’attentat visant son avion.

[2] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/05/genocide-au-rwanda-personne-ne-peut-obliger-bertinotti-a-ouvrir-les-archives-mitterrand_5446343_3212.html

[3] Rapport final de synthèse du PNR 42+, rédigé par le Professeur Georg Kreis.

[4] https://www.uek-administrative-versorgungen.ch/la-cie#Equipe. Cela sans compter encore les études spécifiques telle celle dirigée sur l’affaire des fiches par Georg Kreis, Staatsschutz in der Schweiz, die Entwicklung von 1935-1990, Bern, Stuttgart, Wien : Haupt, 1993.

[5] https://medium.com/@christianingrao/le-courage-de-la-v%C3%A9rit%C3%A9-a50534b3d3bb?fbclid=IwAR2gyMV2ujEnL3HbabqR2UTcXBwR_BZNGi1UFtRWC9z0mRzKdLinf4hcHZo

L’Internationale fascisante

Il suffit de consulter un site nauséeux de droite extrême croisé au détour d’un réseau social pour que les algorithmes dédiés révèlent bientôt un panel de sites de nature tout aussi abjecte se dissimulant parfois sous des atours éducatifs ou culturels. Les réseaux sociaux contribuent ainsi indéniablement mais sans velléité particulière à la constitution d’une « Internationale fascisante » se dérobant dans les replis insaisissables du Web. Car c’est bien de cela dont il est question. Xénophobes, racistes, eugénistes, islamophobique, antisémites, néo-païens, identitaires, faisant l’apologie de personnages comme Guillaume Faye, l’un des promoteurs du GRECE – cette entité rappelant inévitablement le sinistre Ahnenerbe nazi – ces sites suivis par des milliers d’internautes distillent pour les uns des messages dont les connotations raciales ne laissent aucun doute, et pour les autres des flots d’insanités injurieuses, tous dénués, bien sûr, d’appareil critique et de référencement scientifique. Idéologiques, beuglant des imprécations haineuses et ségrégationnistes, allant même parfois jusqu’à prôner des thèses négationnistes entre deux intermèdes musicaux néo-nazis lorsqu’il s’agit de podcasts, ces sites participent au rapprochement d’individus partageant des opinions similaires et à des dynamiques de prosélytisme en conférant, grâce au soutien d’une communauté de pensées fut-elle virtuelle, un sentiment de légitimité. Le petit nazillon jadis caché dans sa cave à remâcher sa haine, dans l’intimité de ce que nous pensions être une marginalité dépourvue de tout sens critique cohérent et historique, peut maintenant apostropher notre société de toute sa morgue, avec l’assurance d’appartenir à une cohorte de groupuscules véhéments ayant d’autant plus d’aplomb que les Bolsonaro, Trump, Poutine, Andrzej Duda ou Matteo Salvini, notamment, champions d’une radicalité élevée au niveau de gouvernements dits démocratiques déplacent les curseurs d’une moralité qui, hier encore, admettait l’altérité.

Il aura fallu ainsi deux générations à peine pour que le souvenir des 60 millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale, des horreurs de la Shoah et d’une industrie de mort systématique soit écarté du champ de références morales d’un nombre grandissant de personnes, dont certains principes fondamentaux avaient été fixés dans le cadre du procès de Nuremberg. Et s’il est vrai que nombre de pays de l’ex bloc de l’Est, comme la RDA, n’ont pas déployé d’efforts considérables en termes de devoir de mémoire comme l’a fait l’ancienne RFA, atténuant d’autant l’histoire des crimes nazis et la prégnance d’actes indicibles, on peut difficilement dire de même de l’Occident. Faut-il que les racines du mal soient profondément enracinées, un mal qui, s’il était banal dans le IIIe Reich comme l’a si bien relevé Hannah Arendt, ne l’est pourtant plus depuis cette sombre époque. Et pourtant, voilà qu’à nouveau cette idéologie mortifère étend son ombre non seulement sur le Web, mais également dans le monde réel au travers d’une multitude d’actes condamnables.

Et si l’enseignement de l’histoire représente indéniablement une stratégie sur le long terme pour éduquer les personnes et balayer ces vieux démons – un enseignement en perte de vitesse faut-il le rappeler – des mesures de sensibilisation devraient également être développées pour rappeler aux internautes que chacun d’entre nous porte une part de responsabilité personnelle lorsqu’il relaye publiquement un message stigmatisant des minorités.

 

Les vétérans suisses du IIIe Reich

La polémique sur les pensions de guerre allouées à d’anciens combattants du IIIe Reich déclenchée par des députés belges scandalisés prend progressivement de l’ampleur. 2’033 personnes bénéficieraient encore de nos jours, dans une cinquantaine de pays, de ce fonds. Un sujet éminemment sensible, ce d’autant plus que les victimes du Nazisme ont dû attendre des années pour recevoir une compensation.

En Suisse, quarante-neuf personnes toucheraient une retraite complémentaire de la République fédérale allemande pour s’être battu dans les armées de Hitler[1]. La guerre s’étant terminée il y a 74 ans, ces vétérans ne peuvent être que des centenaires, âgés de 92 ans au mieux s’ils se sont engagés en Allemagne en 1945 à 18 ans. De nombreux cas de figure peuvent en l’occurrence exister, une casuistique rendue plus compliquée encore puisque à l’évidence, les preuves écrites et les archives concernant ces personnes, si elles sont existantes – l’Allemagne fédérale s’étant forcément basée sur des documents attestant l’engagement militaire de ces individus – ne sont ni aisément accessibles, ni forcément complètes.

On ne peut guère reprocher l’octroi de pensions d’invalidité à d’anciens combattants de la Wehrmacht. Dieu sait que les guerres propres n’existent pas, mais le service rendu à la nation prime. N’importe quel pays verse en effet à ses vétérans blessés de telles prestations à moins qu’il ne s’agisse de criminels de guerre. Pourquoi en irait-il autrement de l’Allemagne ? On sait toutefois que des unités de la Wehrmacht prirent une part active dans les processus d’extermination en Europe centrale et orientale prétextant une guerre de partisans, vraie en partie seulement. Déterminer toutefois les responsabilités d’individus perdus dans la masse de corps d’armée mobiles dont certains se tinrent éloigner des exactions paraît compliqué.

Restent les SS ! Le procès de Nuremberg a en l’occurrence statué sur la Schutzstaffel en déterminant qu’il s’agissait d’une organisation criminelle à l’exception des Reiter-SS[2] ! Or – et c’est certainement à ce titre que ces 49 Suisses pensionnés peuvent être évoqués – seule la SS engageait dans ses rangs des non-Allemands. Antisémites, animés par une crainte viscérale du bolchevisme, la plupart de ces volontaires étrangers entrèrent dans la SS, devenue une véritable armée internationale au cours de la guerre, pour défendre une idéologie dans laquelle ils se reconnaissaient. Paradoxe malheureux, c’est en l’occurrence le Suisse Franz Riedweg, un proche de Himmler, qui était chargé de recruter les Freiwilligen dans la Waffen SS et dans la SS germanique ainsi que dans les Sturmbanne composés de non-Allemands résidant en Allemagne[3].

Quel était donc le statut de ces 49 Suisses, peut-être binationaux au demeurant ? Tous ne devaient pas avoir le profil de Johan Eugen Corrodi, ce major suisse devenu SS-Oberführer, incorporé sur le front de l’Est, dans le Groupe d’armées centre de Fedor von Bock lors de l’opération Barbarossa, puis en Italie sous les ordres directs de l’Obergruppenführer Lothar Debes[4]. Seule une étude, cas par cas, de ces pensionnés pourrait nous en apprendre plus sur la participation de ces individus dans les armées du IIIe Reich.

Quoi qu’il en soit, cette polémique intervient alors que l’antisémitisme et le néo-nazisme enflent à travers l’Europe entière, prenant des tournures inquiétantes en Pologne, en Ukraine, voire en France, une occasion à saisir peut-être pour rappeler concrètement les horreurs de la Seconde Guerre mondiale dont les générations les plus jeunes semblent de plus en plus oublieuses.

 

Voir également l’article de TV5 Monde sur le sujet:

https://information.tv5monde.com/info/ces-collabos-nazis-qui-continuent-de-toucher-des-indemnites-de-l-allemagne-287394

 

 

[1] https://www.letemps.ch/monde/scandale-retraites-nazies-setend?fbclid=IwAR2Uo82lAghycncgGZM5b2BMqTP7OvuAthvXyGXv2z84KpboleFR_uy5UjQ

[2] https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2006-3-page-93.htm?fbclid=IwAR2PaqQs557r9hWkItVjKDmV-GW8IQ09rJ63In4YovE63Mf_HxesAUXm-Xc#

[3] [3] Marco Wyss, Un Suisse au service de la SS, Franz Riedweg (1907-2005), Alphil, 2010.

[4] François Wisard, Un officier suisse dans la SS, Johann Eugen Corrodi, Alphil, 2018.

Des cadavres dans les placards

Il n’est pas d’épisode historique important sans qu’un flot de commémorations en découle a posteriori. Et lorsque cent années se sont déroulées, les célébrations revêtent vite les atours d’une Grand’messe. Cent ans, période symbolique dieu sait pour quelle autre raison que la rondeur de ce nombre !

Devoir de mémoire, occasion de regonfler les voiles de la nation à l’heure du réveil des souverainistes en Europe – les deux peut-être – les commémorations historiques sont soutenues par les uns, critiquées par les autres, polémiques lorsque le souvenir d’un général héros d’une guerre et traître lors de la suivante est évoqué. Ces solennités permettent quoi qu’il en soit des regains d’intérêts dans une communauté historique qui se saisit de ce passé pour revivifier les recherches et dégager de nouveaux objets d’étude. Quelle en est la raison ? Les historiens se laissent-ils submerger par une thématique poussée sur le devant de la scène médiatique par des journalistes à l’affût d’un « événement mémoriel » ? Sont-ils conscients des enjeux de mémoires et des dérives potentielles si ce passé était laissé à la seule compétence d’une société civile travaillée par de multiples tendances politiques ? Participent-ils de cet inconscient collectif qui, à l’instar des hirondelles qui prennent instinctivement les routes du sud en automne, les incite à se tourner vers ces moments forts du passé précisément lors de dates anniversaires ? Certains auront peut-être des éléments de réponse à cette question bien que l’on puisse sans doute imaginer que la réponse ne soit ni unique ni bien singulière.

Le centenaire de la guerre de 14-18, puisque c’est de cela dont il est question, a donc été porteur pour la discipline historique. Dans les pays occidentaux, hantés par ces souvenirs de fer et de sang, s’organisèrent bien vite des expositions et des conférences. Des livres allaient paraître et des documentaires plus ou moins bien faits être proposés à l’appétence d’un public attentif aux mots « Guerre mondiale »[1].

En France, championne toutes catégories de la commémoration, le gouvernement mettait sur pied en 2012 le projet « Mission du centenaire » au travers de ses institutions dont l’objectif était de proposer le « programme commémoratif de la Grande Guerre »[2]. Cette vaste Geste patriotique de six ans devait générer d’innombrables recherches basées sur des démarches heuristiques le plus souvent sévères, et un nombre encore plus considérable d’événements, du plus modeste au plus spectaculaire. L’Allemagne, quant à elle, obsédée par une autre guerre, allait rester en retrait, ou du moins évoquer avec moins d’ostentation ce conflit, qui, il est vrai, avait été une défaite pour elle[3].

La Suisse, pour sa part, quand bien même elle n’avait pas été au nombre des belligérants, participa également à l’effort mémoriel en procédant tout d’abord à une forme d’anamnèse au travers d’une exposition proposée par des historiens, zurichois pour la plupart, qui en publièrent l’essentiel en 2014 dans le livre 14/18 La Suisse et la Grande Guerre.

Aucune verbigération de souvenirs coprolithes, comme certains auraient pu s’y attendre, n’était à déplorer dans cet ouvrage se voulant un état des lieux de nos connaissances, mais, au contraire, plusieurs chapitres d’une portée historique passionnante, et notamment celui de Jakob Tanner, « Plaidoyer pour une histoire transnationale », pouvaient être relevés. Dans le même temps sortaient de presse le Insel der unsicheren Geborgenheit, die Schweiz in den Kriegsjahen 1914-1918 de Georg Kreis qui s’inscrivait dans la droite ligne d’Edgar Bonjour, dont le livre de 1952 sur la neutralité helvétique fait encore référence, ainsi que l’ouvrage de Erika Hebeisen, Peter Niederhäuser et Regula Schmid, Kriegs- und Krisenzeit: Zürich während des Ersten Weltkriegs. Konrad Kuhn et Béatrice Ziegler publiaient, quant à eux, un travail fort original sur le souvenir laissé en Suisse par cette guerre Der Vergessene Krieg. Spuren und Traditionen zur Schweiz im Ersten Weltkrieg[4].

 

Et en parallèle à ces initiatives se développait à l’autre bout du pays, un projet de colloque ayant pour but de proposer des sujets moins convenus, telle la propagande à travers les affiches, la dimension littéraire helvétique face à la guerre, la participation des Suisses dans les armées étrangères ou les forces politiques à l’œuvre au sein de la Confédération. Cette fois également, une publication venait ponctuer le florilège de conférences, La Suisse et la guerre de 1914-1918.

Puis, paraissaient successivement trois ouvrages, le premier sous ma plume La Suisse face à l’espionnage, 1914-1918, le second, en 2015, L’émigration allemande en Suisse pendant la Grande Guerre de Landry Charrier, et le troisième, en 2017, d’Alexandre Elsig, sur la propagande effrénée alors développée en Suisse par les pays en guerre et plus particulièrement par l’Allemagne, Les shrapnels du mensonge. Un quatrième travail devait parachever ces thématiques spécifiques, proposé par Olivier Lahaie, La guerre secrète en Suisse (1914-1918) : espionnage, propagande et influence en pays neutre pendant la Grande Guerre.

 

Manquaient encore à ce paysage historiographique des contributions portant sur l’armée helvétique. Certes, Hans Rudolf Fuhrer avait publié son Die Schweizer Armee im 1. Weltkrieg – Bedrohung, Landesverteidigung und Landesbefestigung, mais le livre datait de 1999. Quant à l’ouvrage de Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit, Face à la guerre. L’armée et le peuple suisses 1914-1919/1939-1945, plus récent puisque de 2007, il portait sur un continuum temporel plus long. Aussi, l’Association suisse d’histoire et de sciences militaires décida d’éditer en 2015 et 2018 les actes de deux autres colloques intitulés An der Front und hinter der Front, Der Erste Weltkrieg und seine Gefechtsfelder, et Am Rande des Sturms: Das Schweizer Militär im Ersten Weltkrieg.

 

Vinrent encore participer au concert de ces études les livres d’Hervé de Weck et Bernard Roten Jura et Jura bernois pendant la Première Guerre mondiale, et de Maurizio Binaghi et Roberto Sala, La tentation du sabre. La Suisse, l’Italie et le canton du Tessin de l’âge des empires à la Grande Guerre. Cédric Cotter, quant à lui, allait nous proposer son volumineux S’aider pour survivre, fruit de ses années de doctorat traitant des bons offices de la Confédération au cours de ces sombres années. En 2018 sortait encore de presse les actes du colloque organisé par l’Université Savoie Mont Blanc Les Pays de Savoie et la Grande Guerre : 1917 une année terrible ? dans lesquels la Suisse était évoquée.

Mes lecteurs attentifs auront bien évidemment remarqué mon intérêt pour cette période de l’histoire et ma participation à certains de ces projets. Ils ne s’offusqueront pas dès lors à ce que je renonce à me livrer à un exercice critique, pourtant si souvent jubilatoire, dont le périlleux pour moi serait vite concurrencé par l’abscons pour le profane. Ils ne m’en voudront pas plus de leur avoir épargné la liste des articles scientifiques portant sur le sujet et publiés dans des revues spécialisées !

Et je me contenterai de relever que si l’excellence de la plupart de ces travaux peut et doit être notée, il faut bien reconnaître que nous sommes passés à côté d’un sujet fondamental, celui des relations économiques de la Suisse avec les pays belligérants. Certes, quelques contributions ont abordé les rives touffues de ce sujet, notamment la contribution de Roman Rossfeld sur le matériel de guerre exporté[5], mais sans jamais pourtant forcer l’exploration plus loin que ne l’avaient fait précédemment Sébastien Guex et Malik Mazbouri à propos des banques helvétiques[6]. Serait-ce là les stigmates d’un tabou historique, le signe dramatique d’une capitulation intellectuelle devant le diktat d’une évidence trop bien dissimulée, ou les affres d’une anorexaphobie – que l’on me concède cet hapax – de nos têtes les mieux faites ?

Et pourtant, quels sujets passionnants pourraient être encore développés ! Ainsi, quelles furent, à l’issue de la guerre, les relations de la Suisse avec le Gouvernement provisoire de La Sarre d’où provenait l’essentiel des fournitures de charbons alimentant la Confédération ? Quid des échanges scientifiques et de leurs applications concrètes, entre la Suisse et les belligérants, au travers de sociétés comme Brown&Boveri ou Hispano Suiza[7] ? Et quelles furent les implications helvétiques réelles d’Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG), seconde mamelle de l’effort de guerre allemand après les industries Krupp, et qui bien avant la Première Guerre mondiale avait commencé à racheter des parts dans de nombreuses entreprises suisses avec comme but l’obtention du marché de l’électrification des chemins de fer du pays ? Paradoxe de l’histoire, cent ans plus tard, AEG fusionnée partiellement dans le groupe Alstom[8] parvenait à inscrire les CFF sur ses listes de clients en fournissant à la régie fédérale des locomotives électriques !

Aussi nous faudra-t-il encore attendre de futures études en relisant le Satrape du Collège de Pataphysique qui nous nargue de sa tirade « le génie est une longue patience, c’est une réflexion de génie pas doué », et se consoler avec les travaux portant sur la grève générale de 1918.

 

[1] A noter l’excellent Apocalypse la 1ere guerre mondiale de l’éternel Daniel Costelle.

[2] http://centenaire.org/fr/la-mission/la-mission-du-centenaire

[3] A noter notamment l’excellent livre de Gerhard Hirschfeld et Gerd Krumeich, Deutschland im Ersten Weltkrieg, 2013.

[4] Il faut également citer le livre d’Urban Fink-Wagner, Der Kanton Solothurn vor Hundert Jahren. Quellen, Bilder und Erinnerungen zur Zeit des Ersten Weltkriegs, Hier&Jetzt, 2014.

[5] «Schweigen ist Gold : Kriegsmaterialexporte der schweizerischen Uhren-, metall- und Maschinenindustrie im Ersten Weltkrieg» in An der Front und hinter der Front, Der Erste Weltkrieg und seine Gefechtsfelder, Hier&Jetzt, 2015.

[6] La Suisse et les Grandes Puissances, 1914-1945, 1999. « L’historiographie des banques et de la place financière suisses aux 19e-20 siècles », Traverse 17 (2010). « Conflits et marchandage autour du secret bancaire en Suisse à l’issue de la Grande Guerre », L’année sociologique 63 (2013/1). « La Première Guerre mondiale et l’essor de la place bancaire helvétique, l’exemple de la Société de Banque Suisse », Histoire, économie et société (2013/1).

[7] On sait que la première fabriquait des éléments de torpilles pour la Kriegsmarine alors que la seconde développa un moteur pour les avions de chasse français.

[8] En 1996.

Un Maître-espion en Suisse (1915-1932)

En 2015, je consacrais un ouvrage sur l’espionnage en Suisse durant la Première Guerre mondiale, et, à cette occasion, je mettais en lumière un aventurier du renseignement, une ombre fuyante influent sur de nombreux destins qui à plusieurs reprises était parvenu à modifier le cours de l’histoire[1]. Un espion allemand, du nom de Hans Schreck, travaillant au cours des années de guerre pour le compte de l’Abteilung IIIb, qui avait été actif en Suisse comme chef du contre-espionnage des armées de Guillaume II. La Suisse, au cours de la guerre, avait été une plaque-tournante de l’espionnage en raison de sa neutralité et de sa position géographique particulière, littéralement sur le seuil des pays belligérants. Et l’existence et le rôle de Hans Schreck avaient été dévoilés lors du procès portant sur l’affaire des bombes de la Nordstrasse, à Zurich en 1918[2].

Suite à ce procès retentissant dans l’univers de l’espionnage, les services de renseignement français tinrent Hans Schreck, la cheville ouvrière de l’affaire des bombes, sous étroite surveillance. Hans Schreck, alias Roehm, alias Faust, alias Nitsche, alias Hermann Schmidt, était né à Berlin en 1880 au sein d’une famille ouvrière. Particulièrement intelligent, il avait réussi à se hisser dans la société malgré la perte de ses parents alors qu’il n’était âgé que de 12 ans. Devenu ingénieur, mais un ingénieur de fortune puisqu’il s’avérerait plus tard qu’il avait falsifié des documents et créé son propre diplôme en 1910, notre homme avait quitté l’Allemagne pour la Suisse peu avant la guerre pour échapper à des affaires d’escroquerie dont il était accusé. Et c’est à Zurich qu’il avait offert ses services au consul allemand comme agent de renseignement au début du conflit. Faisant preuve d’aptitudes hors du commun, il avait obtenu rapidement des responsabilités. Des aptitudes qui le conduisirent à des succès retentissants. Le SR français en ferait d’ailleurs la liste quelques années plus tard. Il avait ainsi conçu une opération depuis la Suisse visant le dreadnouhg italien Victor-Emmanuel, un vaisseau de première classe capitale pour la marine italienne qui fut neutralisé dans l’Adriatique et qui ne put jamais prendre part aux combats.

C’est également Hans Schreck qui anima la propagande contre le marchand de canons suisse Jules Bloch dont les usines neuchâteloises alimentaient l’armée française en fusée d’obus. Et ce fut également lui, faussaire de génie, qui participa à la confection de la fameuse lettre de Zinoviev, un faux qui avait été adressé en 1924 aux communistes anglais et qui avait été publiée par le Daily Mail quatre jours avant les élections de 1924, impactant largement la politique britannique intérieure.

Mais l’affaire de Nordstrasse à Zurich fut sans doute la première machination aussi importante à laquelle il fut mêlé. Une affaire complexe impliquant des dizaines de personnes, des agents allemands évidemment mais également des anarchistes italiens, des révolutionnaires indiens en lutte contre les Anglais et exilés sur le territoire de la Confédération, ainsi que des Suisses recrutés pour exécuter des basses œuvres. Le complot formé par l’Allemagne à partir de 1915 visait à déstabiliser l’Italie qui s’était rangée du côté des Français et des Anglais en instrumentalisant des anarchistes. Entre 1915 et fin 1917, la Légation allemande de Zurich avait peu à peu constitué un arsenal dans ses caves se montant à plusieurs tonnes d’explosifs, d’armes à feu diverses et d’un large éventail de matériel de guerre. C’est à la fin de l’année 1917 que les Allemands décidèrent de déplacer ce matériel dans une écurie de la Nordstrasse, plus discrète, avant de l’envoyer en Italie. Le transfert de ces armes allait devoir se faire en plusieurs fois, éveillant l’attention des espions français qui surveillaient la légation. Ces derniers attendirent le moment le plus opportun pour dénoncer le complot à la police zurichoise. 120 personnes devaient être arrêtées et écrouées dans la prison de Regensdorf dans l’attente de leur procès. Mais lors de l’instruction, plusieurs prévenus se suicidèrent. Peut-être les avait-on aidé… seule une étude historique du passé de cette prison pourrait éventuellement le révéler. On sait en effet que le réseau allemand de Zurich bénéficiait d’accointances au sein des autorités locales, notamment au sein de la police. Le juge fédéral Samuel Bickel lui-même, l’un des juges fédéraux extraordinaires nommés en 1916 par le Tribunal fédéral pour instruire les enquêtes dans les affaires d’espionnage, avait quant à lui joué un rôle suffisamment ambigu pour que le Service de renseignement français le relève.

Hans Schreck, avait été l’un des organisateurs principaux de ce complot, en constituant des faux papiers pour les agents de son réseau et en gérant l’ensemble de la machination. Celle-ci, si elle avait abouti aurait entraîné plusieurs assassinats de personnalités italiennes, et la destruction de structures stratégiques comme des arsenaux, des gares, des banques ou des ponts, de quoi paralyser le pays et permettre à l’Autriche-Hongrie de reprendre la main dans le conflit se déroulant dans les Alpes.

L’opération fut toutefois un échec et Hans Schreck, à l’instar de ses complices, fut arrêté. Il ne fut pourtant pas enfermé à Regensdorf comme les membres de son réseau mais dans une clinique médicale dépendant de l’hôpital cantonal de Zurich. Le juge avait en effet estimé que le personnage était mentalement instable et avait préféré le confier aux médecins. Ce faisant, il plaçait le responsable du contre-espionnage allemand en Suisse dans un établissement dénué de surveillance. Et bien entendu, Hans Schreck n’eut aucune peine à s’évader, un soir, à l’issu d’une partie de billard joué dans les salons de l’institution et d’un cigare. L’homme montait dans une voiture qui l’attendait et qui allait le conduire en Allemagne !

C’est ainsi que disparaissait de mon radar Hans Schreck puisqu’en 2015, lorsque je terminais mon livre, je n’avais pas encore eu connaissance de nouvelles pièces d’archives. C’est grâce à un collègue[3] qu’il m’allait être possible de prendre connaissance d’un nouveau lot de documents conservés à Vincennes et provenant des fameuses archives du Deuxième Bureau saisies par les Allemands en 1940 puis par les Russes en 1945 et rapatriées en France au début des années 2000[4]. Des documents, constitués par les Services de renseignement français et portant sur Hans Schreck mais datant des années vingt et des années trente. L’affaire des bombes de la Nordstrasse s’était déroulée à Zurich et aurait pu avoir une portée considérable si elle avait été couronnée de succès. Les opérations dans lesquelles Hans Schreck allait être impliquées au cours des quinze années suivantes devaient avoir une ampleur tout aussi importante, avec comme toile de fonds la Suisse, encore une fois.

Schreck, en 1918, avait donc regagné l’Allemagne. Une Allemagne vaincue et humiliée par le traité de Versailles, soumise à de nombreuses contraintes, et notamment sa démilitarisation. Schreck, à l’issue de la guerre et durant quelques années se reconvertit dans le commerce, mais il conserva inévitablement ses anciens réseaux et continua très certainement à servir l’Allemagne et notamment la Reichswehr qui était venue remplacer la Deutsches Heer en février 1919.

Rappelons que la république de Weimar avait alors succédé à l’empereur exilé en Hollande, et que de nombreuses mouvances socialistes et communistes ébranlaient le pays alors que la Rhénanie était occupée par 250’000 soldats français jusqu’en 1930, 1935 pour la Sarre. La fin de la guerre en Europe inaugurait une guerre civile et une révolution en Allemagne et de nombreux affrontements entre des mouvements considérés alors comme révolutionnaires et les Freikorps, ces milices paramilitaires et nationalistes, constituées de civils et de nombreux vétérans. La révolte spartakiste de Berlin et la mort de Rosa Luxemburg tuée par les corps francs le 15 janvier 1919 devait en être l’un des sommets.

De nombreuses organisations secrètes virent le jour au cours de ces années à travers l’Allemagne, ultranationalistes, radicales, revanchardes, et souvent violentes. Parmi elles, le Stahlhelm, les fameux casques d’aciers issus des Freikorps et composé de vétérans de la Première Guerre mondiale, équivalent des croix de feux français, mais également le Bund Oberland, la Ligue de Bismarck, le Pavillon d’Empire, les Wehrwolfs, Olympia, ou encore l’Opération consul, active en 1921 et 1922 et qui avait réussi à assassiner le ministre Walter Rathenau en 1922. Citons encore la Ligue Viking qui avait succédé à l’Opération Consul, sans parler bien évidemment des Hitlériens. Des organisations qui toutes appartenaient au milieu völkisch. L’armée, quant à elle, avait été largement réduite par le Traité de Versailles et les officiers autant que les soldats de la Reichswehr considéraient que le gouvernement de Weimar,… les Scheidegger, Ebert et Walter Rathenau, avait poignardé dans le dos l’armée allemande qui résistait sur le terrain en signant l’armistice de 1918. Un officier, Bruno Ernst Buchrucker, avait créé en réaction à la démilitarisation forcée de l’Allemagne, une armée secrète, appelée Reichswehr noire entraînant des hommes à la guerre et reconstituant des stocks d’armes. Il devait lancer un putsch avec 500 hommes et tenter en vain de s’emparer des dépôts d’arme de Kustrin et de Spandau en octobre 1923, quelques semaines avant un autre putsch, celui de la brasserie du 8 novembre 1923 organisé par Hitler. L’échec de Buchrucker n’avait pourtant pas mis un terme aux activités de la Reichswehr noire opposée à la politique de Gustav Streseman chancelier depuis 1923. Gustav Streseman reste méconnu tant les événements précédant et suivant son gouvernement sont venus occulter son mandat. Gustav Stresemann avait pourtant permis à l’Allemagne de retrouver un poids diplomatique et économique perdu après la guerre et à faire entrer l’Allemagne dans la SDN en 1926, en menant une politique de compromis. Une politique pragmatique qui l’avait mené, avec Aristide Briand, à entamer un rapprochement franco-allemand et qui lui vaudrait le Prix Nobel de la paix, mais également de très nombreux ennemis.

C’est dans ce contexte trouble que Hans Schreck allait évoluer, fréquentant, pour évoquer Ian Kershaw, des cercles dans lesquels la démocratie apparaissait comme “le plus grand malheur” qui se fut abattu sur l’Allemagne[5]. Il est difficile pourtant de renouer tous les fils et d’apprécier toutes les implications tant le personnage avait fait du mensonge un principe de vie, et de l’escroquerie une religion. Il est toutefois évident, au vu de ses états de service, qu’il resta fidèle à l’Allemagne. Mais à une Allemagne impériale et volontiers pangermanique plutôt qu’à la nouvelle république de Weimar. Hans Schreck restait ainsi dans le sillage des mouvements ultra-nationalistes. Lors de son procès en 1927, un témoin rapporterait d’ailleurs que Hans Schreck était à Munich lors du putsch d’Hitler et qu’il aurait proposé à ce dernier à la veille du coup de main, au restaurant Platel, de prendre en charge tous ses frais s’il devait être emprisonné. Hitler avait refusé poliment !

Deux ans plus tard, en 1925, Hans Schreck, après avoir influencé la politique britannique par le biais de la fausse lettre de Zinoviev, vendait des documents secrets au gouvernement polonais en se faisant passer pour un membre dissident du Frontbann, l’organisation d’Ernst Roehm qui était venue remplacer la SA après que celle-ci ait été interdite temporairement après le putsch de la Brasserie. Des documents falsifiés également mais comportant des éléments de vérité sur des fortifications souterraines allemandes en Silésie. Cette nouvelle opération d’Hans Schreck intervenait après que des documents officiels aillent disparu, des documents compromettant la Reichswehr, lesquels démontraient clairement les collusions entre les milieux officiels et la Reichswehr noire ainsi qu’avec des associations paramilitaires. Des informations qui étaient parvenues à la Pologne et qui avaient déclenché l’indignation au sein du gouvernement, quelques mois avant le coup d’état de mai 1926 de Józef Piłsudski, et surtout une série d’opposition à la France de la part de la Pologne au cours des travaux de la Commission préparatoire de la conférence du désarmement de mars 1926, des difficultés que l’historien Richard Fanning avaient déjà relevées en 1995 en indiquant les craintes polonaises pour ses frontières occidentales[6].

C’était là tout l’enjeu des efforts déployés par Hans Schreck, à savoir neutraliser les effets des documents volés à la Reichswehr se trouvant entre les mains du gouvernement polonais et calmer les suspicions de ce dernier alors que des négociations diplomatiques étaient menées à Genève sous l’égide de la SDN, devant parvenir à une réduction et une limitation des armements. Des négociations débutées en 1926 avec les travaux de la Commission préparatoire qui se réunit régulièrement entre le mois de mai 1926 et le mois de mai 1929, et qui allait se poursuivre de 1932 à 1934 par la Conférence réunissant les anciens belligérants de la Grande Guerre. Des négociations entamées alors que l’Allemagne et la France connaissaient une embellie de leur relation. Hans Schreck devait ainsi vendre des faux à la Pologne puis se faire arrêter pour divulgation de secrets militaires et pour falsification. C’était là le plan et c’est ce qui advint à la fin de l’année 1926. Hans Schreck était arrêté et enfermé derrière les murs de la prison de Brandebourg. Une arrestation d’opérette, tout comme le procès qui suivrait. Un procès largement public et relayé dans la presse qui ferait estimer au SR français qu’il s’agissait là d’un coup monté, le but étant : « l’armée allemande aurait voulu donner aux puissances étrangères et notamment à la Pologne l’impression que les papiers en question étaient faux. Dans ce but, des faux auraient été très habilement fabriqués à base de documents authentiques ». Hans Schreck servait dès lors de bouc émissaire. Une incarcération toutefois relativement confortable puisque le coupable pouvait circuler librement la plupart du temps, allant même à se servir des camions de la Reichswehr pour déménager son appartement. Le tribunal ne ménagea pourtant pas sa peine pour faire illusion, faisant venir devant lui Ernst Roehm, le chef des SA hitlériennes, pour obtenir publiquement son témoignage selon lequel Hans Schreck avait falsifié le tampon du Frontbann. Tout était bon pour enfumer la Pologne dont la frontière occidentale était considérée comme une ignominie par les Allemands.

Hans Schreck fut condamné, bien sûr, mais il ne continua guère à fréquenter les geôles de la prison de Brandebourg. Ses services étaient trop précieux.

En 1932, la Conférence pour le Désarmement commença à siéger à partir du 2 février. Quatre jours plus tard, le 6 février 1932, le colonel Chapoully, attaché militaire à l’ambassade de France à Berlin écrivait à Paris avoir reçu la visite d’un certain Heinrich Simader, appartenant à la Deutscher Rechtsbund München, une association pacifique, qui proposait de donner aux Français des documents prouvant l’existence d’armements secrets et des preuves de la collusion de la Reichswehr avec des organismes interdits qui « pourraient, s’ils étaient rapidement et opportunément utilisés à Genève, prouver ouvertement que le désarmement est un leurre et la préparation de ce pays à la guerre certaine ». Simader proposait encore que Hans Schreck s’entretienne de ces questions avec une personnalité française à Bâle. Le maître espion allait encore se fendre d’un mémoire adressé au colonel Chapoully apportant des précisions à ces allégations, notamment sur les effectifs potentiels, les stocks d’armes et les relations militaro industrielles entretenues par la Reichswehr noire et l’URSS ainsi qu’avec les USA, et proposer qu’il apporte des preuves matérielles à ces observations. Les informations contenues dans le mémoire Schreck étaient toutefois dépourvues de valeur car les services de renseignement français n’étaient pas dupes des efforts menés par l’Allemagne en matière de réarmement. Les relations avec l’URSS étaient également connues puisque les deux pays avaient signé le traité de Rapallo en avril 1922 prévoyant une collaboration militaire secrète qui durerait jusqu’en 1933, et des camps d’entraînement allemands sur le territoire russe dont une école des gaz de combat à Saratov, une école de pilote à Lipetsk et un camp d’entraînement pour tankistes à Kazan. De même, les gouvernements européens connaissaient les accords passés en 1927 entre des entreprises américaines et allemandes, notamment entre Krupp et General Electric que l’historien Alfred Wahl a mis en lumière en 1993[7].

Hans Schreck ne vint jamais apporter de preuves tangibles aux Français dans la commune de Saint-Louis, comme il en avait été convenu, ne faisant que confirmer les convictions de ces derniers qui avaient reconnu celui qui avait fomenté l’affaire de 1925 avec la Pologne et qui estimaient que le but de sa manœuvre était de déstabiliser la France lors de la conférence de désarmement de Genève en jetant la suspicion sur ses représentants. On peut en l’occurrence aisément imaginer que Hans Schreck, commandité par la Reichswehr noire, avait pour mission d’atténuer les appréhensions européennes en diminuant les chiffres. C’est ainsi qu’il avait indiqué un effectif de 220’000 hommes pour le Stahlhelm alors que l’historien George Mosse a estimé ce chiffre à un million de membres en 1930[8]. De même Schreck observait un effectif de 275’000 hommes pour la SA alors que nous savons que la réalité des chiffres se montait plutôt à 400’000 hommes.

Le 21 juin 1932, le chef du Service des communications militaires à Belfort, le chef d’escadron Schütz signalait au Deuxième bureau à Paris que l’agent allemand Hans Schreck avait été « liquidé comme escroc ». Ainsi se terminait une vie de mystifications au service de l’Allemagne. Assez bêtement d’ailleurs. Un an plus tard, le 14 octobre 1933, l’Allemagne se retirait de la Conférence du Désarmement et annonçait son retrait de la Société des Nations.

La Suisse, alors qu’elle avait été le terrain de jeux des services de renseignement étrangers durant la Première Guerre mondiale était devenue avec la SDN l’antichambre de l’équilibre international, attisant les activités de renseignement sur son sol et à l’étranger, faisant d’elle un théâtre de marionnettes manipulées depuis des cabinets étrangers. Un phénomène permettant d’avancer, pourquoi pas, que la neutralité fonctionne comme catalyseur du renseignement. C’est du moins ce qui ressort de l’exemple helvétique dont le paysage de neutralité bucolique dissimulant les réalités cyniques et unilatérales d’intérêts impérialistes ne furent plus contenus par les conventions policées de la diplomatie à partir de 1933. La Pologne en ferait l’amer expérience six ans plus tard.

 

 

[1] La Suisse face à l’espionnage, 1914-1918, Slatkine, Genève, 2015.

[2] Émile Thilo, La répression de l’espionnage en Suisse : Etude systématique des jugements rendus par la Cour pénale fédérale en 1916 et 1917, Lausanne, 1917.

Archives fédérales allemandes, Coblence, Sicherung der Südgrenze Deutschlands, II Kriegsakten 1914-1918, Reichskanzlei, R 43/2461a ().

Archives fédérales allemandes, Bonn, Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes, Personnalités militaires, Schweiz, 54 3.

Archives fédérales suisses, Schreck Hans, 1880, E4320B #1990/133 #2123*.

Gazette de Lausanne : 1er janvier 1914 au 31 décembre 1918.

[3] Jean-Michel Gilot.

[4] « Archives russes », Vincennes, Carton 422.

[5] L’Europe en enfer, 1914-1949, Seuil, Paris, 2016.

[6] Peace and Disarmament, Naval Rivalry and Arms Control, 1922-1933, The University Press of Kentucky, Lexington, 1995.

[7] L’Allemagne de 1918 à 1945, Paris, Armand Colin, 1993.

[8] Les racines intellectuelles du Troisième Reich : la crise de l’idéologie allemande, Paris, Calmann-Levy, coll. « Histoire », 18 octobre 2006.

Un monde à la dérive

2018, le monde couche avec sa décadence, les problèmes sociétaux sont légions. De la précarité du 3e âge au gavage des assurances, de l’asphyxie de nos voies de communication au réchauffement planétaire, de l’appauvrissement des médias à la désintégration progressive de certaines démocraties placées sous la férule de gouvernements oublieux des principes de Montesquieu, nombreuses sont nos sociétés qui se sont éloignées des idéaux de liberté, d’émancipation et d’humanité qui prévalaient il y a quelques décennies. Inefficace pour résoudre les conflits ravageant le Yemen, la Syrie ou le Donbass, désarmée pour gérer la crise des migrants ou contrer les effets du réchauffement climatique, l’ONU proclamait récemment le début de la décennie internationale d’action sur le thème de « L’eau et le développement durable », s’engageant encore pour l’élimination de la pauvreté. Ses résultats se révèlent pourtant aussi médiocres que ceux de la SDN en son temps. Certains, comme l’économiste François Bourguignon, font ainsi remarquer que les méthodes de calcul de la banque mondiale pour évaluer l’évolution de la pauvreté sont basées sur des seuils ridiculement bas. En d’autres termes, une méthodologie d’estimation qui, si elle devait être basée sur des critères plus humains que mathématiques, viendrait nous démontrer que la pauvreté dans le monde s’est en réalité multipliée par trois depuis le début du siècle[1].

Un monde à la dérive acceptant les noyades collectives de migrants en Méditerranée pour qui les moyens déployés par l’Otan ou la Russie ne sont pas à l’ordre du jour, tolérant par ailleurs l’existence de media ouvertement nazis établis aux Etats-Unis où le Premier Amendement interdit de limiter la liberté d’expression[2]. Car alors que l’Otan d’une part[3], et la Russie et ses alliés chinois et mongoles d’autre part[4], exhibaient il y a quelques semaines leurs capacités militaires respectives au travers d’une rivalité onaniste, la fange brune d’une extrême-droite de plus en plus fasciste, de moins en moins marginalisée – qu’elle soit brésilienne, polonaise, italienne ou allemande – souille régulièrement notre quotidien surconnecté qui ne parvient plus à distinguer informations réelles et fake news.

Nos champs de références s’effritent ainsi progressivement, modifiant peu à peu nos valeurs, nous faisant admettre doucement la perte de nos libertés sapées plus encore par un éréthisme sécuritaire engendré par des cohortes de promoteurs de violence, une dérive inconsciente occultée par des sensations de normalité nous faisant accorder à des instances privées une légitimité dans l’exercice d’un pouvoir par nature régalien, celui de de la surveillance de nos concitoyens.

Pouvons-nous espérer, comme le mélioriste Jacques Attali qui estime qu’il est des solutions permettant de résoudre simultanément des problématiques comme celles de la pauvreté, du réchauffement climatique, de l’identité européenne et de la prochaine crise financière ? On peut en douter comme le laissent pressentir le durcissement des relations entre les USA et la Chine, ou entre la Russie et l’Ukraine. Nul examen de conscience ne permettra de modifier le cours des choses tant que le monde admettra à la table des puissants des individus faisant primer l’opposition à la conciliation, cherchant dans le court terme des solutions à des problèmes s’étalant sur des temps moyens ou longs, et faisant prévaloir le matérialisme à la culture.

 

[1] https://live.worldbank.org/experts/fran%C3%A7ois-bourguignon

[2] https://democratieparticipative.biz/category/emissions

[3] http://www.leparisien.fr/international/norvege-les-grandes-manoeuvres-de-l-otan-fachent-la-russie-23-10-2018-7925748.php

[4] http://www.leparisien.fr/international/la-russie-organise-ses-plus-grandes-manoeuvres-militaires-depuis-la-guerre-froide-11-09-2018-7884303.php

Le plus grand fléau du XXe siècle

Le rapport de l’OMS du 17 septembre dernier faisait état de la situation épidémiologique en République Démocratique du Congo suite à la dixième épidémie d’Ébola qui s’est déclenchée cet été et qui a tué jusqu’à présent 97 personnes. http://www.who.int/ebola/situation-reports/drc-2018/fr/

Une énième épidémie à laquelle les organisations internationales apportent une réponse efficace et rapide en déployant un arsenal devant faire office de contre-feu : structures de coordination, plan de riposte, mobilisation de partenaires techniques, financiers et opérationnels, mise en œuvre d’interventions de santé publique classique et innovantes, missions sur le terrain.

Mais qu’en était-il en 1918?

Cette année-là, la grippe espagnole, originaire d’Asie, causait à travers le monde 50 millions de morts selon l’Institut Pasteur, et peut-être jusqu’à 100 millions selon de nouvelles estimations, soit 2,5 à 5 % de la population mondiale. Considérée comme la pire catastrophe démographique du XXe siècle, la grippe espagnole eut un impact humain bien plus lourd que celui de la Première Guerre mondiale avait ses dix millions de morts et environ huit millions d’invalides.

La Suisse, quant à elle, était touchée par le fléau en deux vagues, infectant quelques deux millions de personnes et entraînant le décès de 24’449 personnes entre juillet 1918 et juin 1919. Les réactions et les conséquences furent multiples dans les différents cantons. Pourtant, un siècle plus tard, les enjeux et les questionnements historiographiques aussi bien qu’épidémiologiques ou biologiques, posés par cette célèbre pandémie demeurent à évaluer.

Voilà donc le thème du colloque interdisciplinaire qui se déroulera le 16 novembre prochain à l’Institut des humanités en médecine de l’Université de Lausanne, dès 9h, libre et ouvert à tous, organisé conjointement par la Société d’histoire de la Suisse romande, l’IHM et la Société suisse d’histoire de la médecine et des sciences naturelles.

 

La Grippe espagnole de 1918 en Suisse

16 novembre 2018

IHM, Avenue de Provence 82, Lausanne

Organisation du colloque:

[email protected]

[email protected]

 

09:00 Accueil
Session 1
Modérateur: Fred Paccaud
09:30 Vincent Barras
(IHM)
L’historiographie de la grippe espagnole
10:00 Laurent Kaeser
(Service des maladies infectieuses et du laboratoire de virologie HUG)
La grippe et sa biologie : un virus qui dicte l’histoire
10:40 Frédéric Vagneron
(Institut für Biomedizinische Ethik und Medi-zingeschichte, UZH )
La grippe, une histoire aux frontières de la maladie
11:20 Laura Marino
(Département d’endocrinologie, diabétologie et métabo-lisme, CHUV)
Effets et réactions dans le Valais : la pandémie de 1918
12:00 Pause repas
Session 2
Modérateur: Laurent Kaeser
13:50 Andreas Tscherrig
La grippe espagnole en Suisse allemande—Expériences de la pandémie à Nidwald, Bâle-Campagne et Bâle-Ville
14:30 Christophe Vuilleumier
(SHSR/SSH)
Les conséquences de la grippe espagnole à Genève
15:10 Kaspar Staub & Joel Floris
(Institute of Evolutionary Medicine UZH)
Were Language Borders “Cultural” Barriers for the Spread of Influenza 1889-94 and 1918-19 in the Canton of Bern
15:50 Pause café
16:00 Alain Bosson
(Université de Fribourg))
La grippe espagnole dans le canton de Fri-bourg : expériences et bilan
16:40 Fred Paccaud
(Faculté de biologie et de médecine, Unil)
La grippe au temps des maladies chroniques
17:20 Débat de clôture
Modérateur: Christophe Vuilleumier

La tentation du sabre

Nouvel opus de la collection “Etudes historiques” paraissant fin octobre, le livre de Maurizio Binaghi et Roberto Sala, La tentation du sabre nous emmène au Tessin à la veille et au cours de la Première Guerre mondiale. L’occasion de découvrir les plans d’annexion militaires helvétiques de l’Italie du Nord d’avant-guerre, et la situation politique de ce canton ô combien stratégique il y a 100 ans!

« Ici, le soleil est plus fort et plus chaud, les montagnes sont plus rouges, ici poussent les châtaigniers, la vigne, les amandiers et les figuiers. Ici les gens sont gentils et courtois ». Ainsi s’exprimait Hermann Hesse à propos du Tessin en 1919.

Canton frontière, constitué de vallées et de lacs, isolé du reste de la Suisse, difficilement défendable et appartenant à un État dont les dernières assises fédérales, au début du XXe siècle, n’avaient guère plus de cinquante ans, le Tessin toisait, à la sortie du XIXe siècle, une Italie digérant un Risorgimento ayant fait de Rome, en 1871, la capitale d’un pays unifié mais traversé par de multiples tensions politiques entraînant des relations difficiles avec la Confédération helvétique. En 1884, le Conseil fédéral avait ainsi expulsé le consul italien Francesco Grecchi de Lugano en raison de desseins irrédentistes sur le Tessin, deux ans après la mise en œuvre du projet de la ligne de défense Cadorna, formée de tranchées, de fortins et de redoutes, face à la Suisse et à un ennemi venu du nord. Un nouveau mur d’Hadrien annonçant plus de trente ans au préalable la guerre de position de 1914-1918 ! Et l’affaire Silvestrelli, au début du XXe siècle, n’avait guère amélioré les relations puisqu’elle avait mené à une rupture momentanée de la diplomatie entre la Suisse et l’Italie. Celle-ci, en outre, alarmée par la construction des puissantes fortifications suisses au sud du Gothard, comme le fort Airolo achevé en 1889, demeurait extrêmement suspicieuse à l’égard des liens entre Berne et Vienne, tant et si bien qu’en 1911, les rumeurs d’alliance entre la Confédération et l’Empire austro-hongrois contre l’Italie se propagèrent très facilement.

Faisant tampon, le Tessin, isolé par rapport au reste de la Suisse et ouvert sur la péninsule italienne se trouvait à l’évidence dans une situation particulière. Une position devenue stratégique déjà bien avant la Première Guerre mondiale, que plusieurs officiers de l’armée fédérale avaient relevée dès la fin du XIXe siècle. Arnold Keller, chef de l’état-major général de 1890 à 1905, rédigerait son livre sur la Géographie militaire de la Suisse à partir de 1906, insistant sur les enjeux que posait le Tessin. Non des moindres, le tunnel du Gothard, inauguré en 1882, en ouvrant un axe de communication nord-sud, de l’Allemagne à l’Italie, était venu placer sur le devant de la scène le Tessin et, ce faisant, lui avait donné une importance internationale, en tant que lieu de passage, qui n’avait pas échappé aux officiers suisses. Carl Spitteler soulignerait de son talent l’importance de ce tunnel en 1897, et la guerre viendrait encore en démontrer la portée, le 10 août 1914, avec le passage de 118’000 Italiens, refoulés de France et d’Allemagne à travers la Suisse et le Gothard.

Évoquer les terres méridionales de la Suisse revient donc à mettre en lumière les relations entre la Confédération et l’Italie dont le renouveau historiographique, à l’égard de la Première Guerre mondiale, a connu ces dernières années un spectaculaire bon en avant – centenaire oblige – comme a pu le montrer Daniel Ceschin dans son article de 2014 « La mémoire de la Grande Guerre en Italie », paru dans la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps. Époque de tensions, d’intérêts contraires, de contractions pour l’Italie, plaçant le Tessin dans une position délicate alors même que ce canton entamait une prise de conscience identitaire, si bien décrite par le poète Francesco Chiesa, tiraillée entre italianité et appartenance fédérale. N’allait-il pas proposer en 1918 d’adopter l’appellation « Italie suisse » en lieu et place de « Suisse italienne » ?

Une Italie travaillée par un irrédentisme ardent, formalisé en 1877 par la création de l’Associazione in pro dell’Italia irredenta, fondée par un groupe de garibaldiens et de mazziniens défenseurs des mouvements de gauche, démocratiques et républicains, et souhaitant le retour dans le giron de l’Italie des terres italophones soumises aux Autrichiens. Une mouvance aisément confondue avec le nationalisme qu’Angelo Vivante différenciait déjà en 1912 avec son Irrédentisme adriatique, contrastant avec le discours radical diffusé dans une presse largement nationaliste, et que Robert Paris distinguerait à son tour en 1996 dans son article « Nationalisme et irrédentisme en Italie de l’unité à la Première Guerre mondiale », paru dans la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps et repris en 2015 par Armando Pitassio dans les Cahiers Irice.

Une distinction subtile mise en exergue avec véhémence en 1910 par la constitution de l’Associazione Nazionaliste Italiana, mouvement germanophile, puisant aux mêmes sources que le fascisme des années d’après-guerre, dont les théoriciens militaires helvétiques n’avaient cure, ne considérant que l’instabilité politique du pays pouvant entraîner la perte du Tessin, victime potentielle de menées irrédentistes dans un contexte litigieux entre l’Italie et l’Empire austro-hongrois. Une opinion qui n’était pas dénuée de sagesse comme le démontrerait l’aventure éphémère de l’État libre de Fiume que Gabriele D’Annunzio avait forgé en 1920, et l’annexion à l’Italie, à l’issue de la guerre, de Trieste, de l’Istrie et du Sud Tyrol.

Consacrer un livre sur le Tessin et ses relations à la veille et durant la Première Guerre mondiale avec le reste de la Suisse et l’Italie fait sens, évidemment, dans le cadre du centenaire du conflit, mais les lignes de forces qui parcourent le livre de Maurizio Binaghi impliquent également un inévitable renvoi à la question d’un nationalisme contemporain exprimé au travers de partis politiques, dont la Ligue du Nord est le mouvement italien le plus connu, dans le voisinage direct du Tessin. Un parti appelant de ses vœux à un régionalisme, voire à une indépendance du nord de l’Italie, œuvrant progressivement pour le primat d’une identité ethno-nationale, dont les dynamiques s’apparentent à l’irrédentisme de la fin du XIXe siècle tout en s’en distançant sur le plan des velléités d’unification. Et si le paysage politique actuel n’est évidemment pas similaire à celui de 1914, ses composantes – avec la mise à l’écart en 2018 d’un ministre italien germanophobe et une Europe dominée économiquement par l’Allemagne et fissurée par les eurosceptiques – laissent un sentiment de déjà-vu fort singulier. L’auteur s’écarte de ces problématiques actuelles pour s’en tenir à la période durant laquelle la guerre allait éclater, parvenant avec brio à contextualiser une problématique qui, si elle fut exacerbée il y a cent ans, a démontré sa pérennité depuis lors à bien des reprises.

 

Maurizio Binaghi, Roberto Sala, La tentation du sabre. La Suisse, l’Italie et le canton du Tessin de l’âge des empires à la Grande Guerre, Etudes historiques, éd. Slatkine, Genève, 226 pages, 2018.