La mémoire volée de la Suisse

Le Président de la Société Suisse d’Histoire et par ailleurs directeur du Centre de recherche des Documents diplomatiques (Dodis), l’excellent Sacha Zala, tire la sonnette d’alarme. Interviewé dans le Bund le 8 février, dans l’article intitulé «In den Bundesämtern gilt das Prinzip: In dubio pro Zensur» [1], et répercuté par le Tages Anzeiger, l’historien met le doigt sur la disparition des archives de la P26 du Département de la Défense.

 

Pour rappel, la P 26 était un projet d’armée secrète helvétique, du temps de la guerre froide, devant organiser la résistance en cas d’invasion du territoire. Révélée par le scandale des fiches en 1990, l’investigation menée alors avait mis en lumière les relations étroites de cette organisation avec le MI6 anglais, et certainement entraîné l’assassinat d’Herbert Alboth, l’un des responsables de la P 26, à Liebefeld, le 18 avril 1990. La P 26 fut officiellement dissoute le 21 novembre 1990. On retrouva quatre entrepôts d’armes et de munitions disséminés en Suisse, dont celui de Gstaad qui allait être dévoilé au public.

 

Perdus, détruits, volés, aucune raison n’est avancée pour le moment pour expliquer la disparition de ces documents, une disparition qui place le Département de la Défense dans une position délicate.

Et l’on se souvient de la volonté du Conseil fédéral, en 2017, de garder secrets les dossiers du Service de renseignement de la Confédération (SRC) 30 ans de plus que prévu par la loi. Un délai de protection qui devait passer de 50 à 80 ans, couvrant, notamment les dossiers portant sur les relations avec les régimes d’apartheid d’Afrique du Sud[2], et bien entendu l’affaire de la P 26 dont on estime les origines à 1957 avec la constitution d’un réseau clandestin sous l’égide du divisionnaire Franz Fey. Les émissions de télévision[3], de radio et les articles de presse ont été nombreux, bien sûr, à s’intéresser à cette organisation occulte. L’on se souvient d’ailleurs des difficultés que l’équipe de Temps présent avait rencontrées pour tourner son émission sur la P 26 dans l’ancien quartier-général de l’armée secrète, le bunker Schweizerhof[4].

La disparition de ces archives pose ainsi de multiples problèmes puisqu’elle replace non seulement la discussion sur les délais de protection des archives au centre de l’échiquier, mais également celle du pouvoir des Archives fédérales. Sacha Zala estime en l’occurrence qu’un renforcement des prérogatives des Archives fédérales, en les rattachant à la Chancellerie fédérale plutôt qu’au Département de l’Intérieur, permettrait de pallier, en partie du moins, les égarements d’administrations préférant appliquer la censure en cas de problèmes éventuels. Une mesure qui augmenterait  certainement le poids de l’institution face aux différents départements fédéraux mais qui  faciliterait également la vie des chercheurs. Un aspect d’autant plus important que les conditions de recherche en histoire contemporaine sont devenues de plus en plus difficiles au cours de ces vingt dernières années.

Le problème, sans doute plus fondamental, relève bien évidemment du principe même de la censure qui, si elle est une alternative rapide et radicale pour effacer des informations, demeure une pratique déontologiquement douteuse mais aussi onéreuse. Onéreuse en termes financiers, comme le relève Sacha Zala qui évoque l’armée d’avocats s’occupant de ces questions en lien avec la P 26, mais également en termes politiques puisqu’en définitive les éliminations ciblées de documents, destinées à protéger des intérêts spécifiques, entraînent obligatoirement une amnésie, voire un tabou, que la recherche met tôt ou tard en lumière, une amnésie dont la responsabilité est inévitablement imputée. Une pratique donc, à rebours, de toute éthique historique – dont la fonction est éminemment démocratique – se basant le plus souvent sur des motifs politiques peu glorieux.

 

 

 

 

 

[1] www.derbund.ch/schweiz/standard/je-hoeher-die-juristendichte-desto-kafkaesker/story/24241558

[2] www.tdg.ch/suisse/Les-archives-du-SRC-scellees-30-ans-de-plus/story/28732917

[3] www.rts.ch/archives/tv/information/tell-quel/3471794-la-p-26.html

[4] www.rts.ch/emissions/temps-present/9194234-il-etait-une-fois-l-armee-secrete-suisse-epilogue.html

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

14 réponses à “La mémoire volée de la Suisse

  1. Oui, entre l’histoire, le secret-défense et autres intérêts particuliers, ce doit être frustrant d’être historien. En sus, dans une époque de “pseudo transparence” (sans doute liée au webfake) et après le délai dit, de prescription des données… encore plus.

    Personnellement, je crois que les événements suivent leur cachette, comme ils le faisaient, du temps de Kennedy, de WW2, de tous les temps en fait (même jusqu’à plus récemment pour les bombes atomiques ou autres destructions massives.

    On nous a buzzé avec Kennedy, pensez-vous qu’un jour éclate la vérité? Et si oui, c’est quoi la vérité?
    Celle que les historiens croient avoir découverte? On nous bassine avec la Shoah. Avec 80% de part des médias, demain je vous fais croire que la Tesla roule sur Mars

    Bien à vous et rien contre vous, croyez-le bien

  2. Pallier les. Transitif. Un problème multiple… mauvais francais. Soit il y a un problème, soit il y a des problèmes multiples. Problème fondamental. Masculin.

    ll faut faire un effort pour améliorer votre style, qui est trop lourd. Procurez vous le Grevisse. Vérifiez les accords, l’orthographe, pas trop de subordonnées enchevêtrées, etc. C’est important aussi pour un historien. A la rigueur on peut pardonner à Hans-Ulrich Jost d’écrire du suisse, mais de vous on attendrait du francais.

    L’organisation d’une armée secrète était une chose tout à fait légitime et ceux qui y ont participé étaient des patriotes honorables. On a eu tort de les critiquer.

    A part ca, il peut se justifier dans l’intérêt supérieur de la patrie de maintenir le secret au dela de 50 ans. Pourquoi pas?

    Vous évoquez les relations avec le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud. ll est clair que si on ouvre ce dossier maintenant, la gauche va s’en emparer pour instruire le procès à charge de notre pays, de ses banques, de son économie, qui ont effectivement aidé l’Afrique du Sud à survivre malgré les sanctions. ll faudrait avoir le courage d’assumer cette politique et d’expliquer que la neutralité l’exigeait. ll est honteux de se coucher devant des sanctions décidées par la soi disant communauté internationale, qui n’existe pas. En tant que pays neutre nous ne pouvons pas appliquer de telles sanctions.

    Le problème c’est qu’aujourd’hui personne n’aurait le courage d’assumer bravement la politique qu’on a eue envers l’Afrique du Sud à l’époque et qui, à mon avis, n’était pas du tout répréhensible. Les médias sont truffés d’idéologues de gauche obtus qui ne comprendraient rien au problème. Et puis beaucoup de gens sont encore en vie et beaucoup d’entreprises encore actives. Tout ce monde n’a pas envie de s’emm… à répondre à une meute d’historiens gauchistes, vindicatifs, haineux, et n’ayant aucune compréhension pour les nécessités des affaires. On peut les comprendre s’ils préfèrent laisser le couvercle encore pendant 30 ans. Est-ce un bien, est-ce un mal? Difficile à dire. C’est compréhensible en tous cas et je m’abstiendrais de blâmer. Le scandaleux rapport Bergier – produit sous la menace et dont certaines conclusions étaient pour le moins tendancieuses – a laissé des traces, que voulez-vous?

    Sur la P 26, si l’on veut tout savoir, alors il faudrait nous dire pourquoi on avait débarqué ce colonel Bachmann, qui n’avait pas démérité. Et quelles étaient les raisons du choix du colonel Efrem Cattelan-Heine.

    Vous mentionnez en passant que le scandale P 26 a “certainement entraîné l’assassinat d’Herbert Alboth [ …. ] à Liebefeld, le 18 avril 1990”. Ah bon? Je n’avais jamais entendu parler ce cette histoire. Pourriez-vous y consacrer un article à l’occasion? Ce serait intéressant.

    1. Voilà ce que c’est que d’écrire trop vite en ayant trop peu dormi. Merci pour ces observations!
      Concernant Herbert Alboth, voyez https://www.youtube.com/watch?v=_j6yfbxp-fo. Quant à y consacrer un article, et bien justement, cela va être difficile puisque les archives intéressantes ont justement disparu. Je ne porte pas de jugement sur la P26 qu’il faut replacer dans un contexte historique, bien évidemment, mais par contre on ne peut guère souscrire à l’élimination d’archives. Les conserver au secret plus longtemps pour préserver l’anonymat de certains peut se justifier, mais supprimer des informations permettant d’expliciter un passé concernant l’ensemble du pays n’est pas tolérable.

    2. La neutralité suisse relève de bien des définitions et interprétations. A chacun sa neutralité comme aurait dit Pirandello. L’adhésion au Partenariat pour la Paix de l’OTAN me parait aussi anachronique que partisan, dérogatoire au principe de neutralité. C’est pire que l’obéissance aux injonctions de la “communauté internationale”, comme dans le cas des sanctions contre la Russie. La seule “communauté internationale” serait l’ONU, avec ses imperfections (dont le Conseil de sécurité)

  3. Je suis d’accord que l’élimination d’archives ce n’est pas bien. Mais je suis certain que cela s’est toujours fait et se fera toujours. En tant qu’historien vous devez relativiser les documents. Les documents qui restent dans les archives sont le plus souvent là pour cacher ce qui s’est réellement passé. On veut donner une certaine présentation de ce qu’on fait, et après on rédige les documents en conséquence. Les décisions les plus importantes sont prises sans laisser trop de traces écrites. Parfois on élimine des documents. Parfois on en fabrique pour les futurs historiens. Cela ne veut pas dire qu’on fait des faux, mais on peut rédiger des compes rendus, des rapports, des procès verbaux qui ne disent pas plus que ce que l’on veut laisser savoir. Parfois certains documents sont antidatés. Souvent le plus important n’y est pas. Si vous avez été dans les affaires et que vous avez rédigé des rapports du conseil d’administration ou autres documents destinés à rester dans les archives, pour n’importe quelle entreprise, vous comprendrez ce que je veux dire.

    1. Bien entendu, l’esprit critique est fondamental pour l’étude des sources. Il convient de les confronter à d’autres sources. L’absence d’archives peut également parfois être un indice. Tout cela relève de l’appareil critique que l’historien doit mettre en place pour tenter d’approcher la réalité d’un événement. Et encore, parler de réalité est présomptueux puisque dans chaque reconstruction historique, il y a une part fictive qui dépend non seulement de l’appréciation de l’historien mais également de l’arbitraire des sources elles-mêmes. Michel de Certeau l’explique très bien dans son “Ecriture de l’histoire”. Je comprends également très bien votre dernière observation portant sur la part d’oralité qui n’apparaît pas forcément, c’est inévitable.

  4. Pour Herbert Alboth, j’avais déjà cherché sur Google après avoir lu votre article, et trouvé précisément cette petite vidéo. Le moins qu’on puisse dire c’est que vraiment elle ne nous apprend pas grand chose. Qui est ce monsieur à accent jurassien qui nous parle ? on ne sait pas. Si l’on veut voir l’émission de la RTS, on doit s’identifier et il s’agit, non de la RTS normale mais de la “RTS Pro”. C’est la première fois que j’entends parler de ça de ma vie. “RTS Pro” kézako ? Visiblement cet Alboth en savait trop, mais sur quoi ? ll semble que c’est un secret d’état. On ne saura sans doute jamais, sinon il n’aurait pas été assassiné. ll faudrait demander à Daniele Ganser, mais lui aussi il hésitera à dire ce qu’il sait, s’il sait quelque chose. ll s’est déjà attiré bien des ennuis pour son hônnêteté au sujet du 11 septembre. Quand quelqu’un est liquidé par des services secrets parce qu’il détient des documents, on ne retrouve jamais ces documents.

    1. Vous semblez intéressé par ces affaires. Je vous propose de venir au colloque que j’organise cet automne sur le renseignement dans les pays neutres. Il est placé sous l’égide de l’Association suisse d’histoire et de sciences militaires et se déroulera à Genève. J’en parlerai dans la presse lorsqu’il sera temps!

        1. Oui, bien volontiers, le programme est déjà en large partie arrêté. Nous communiquerons sur les réseaux sociaux, les réseaux académiques (Infoclio) et sur ce blog lorsque le projet sera complètement sur les rails!

  5. J’ai trouvé ceci:

    https://www.danieleganser.ch/assets/files/Inhalte/Interviews/Zeitungsinterviews/pdf_04/Interview_Ganser_BAZ_CIA_finazierte_staatlichen_Terror_16_12.pdf

    Le bonhomme dans la vidéo c’est le brigadier Jeanmaire. Herbert Alboth était lieutenant colonel et aurait été poignardé avec sa propre baïonnette juste après avoir eu un entretien téléphonique avec Jeanmaire, dans lequel il lui disait son intention de remettre au conseiller fédéral Villiger tous les documents en sa possession.

    Très étrange tout cela.

    1. Il y a évidemment une certaine logique à cette affaire dont les implications seront difficiles à déterminer, ce d’autant plus maintenant que les archives liées à la P 26 ont en partie disparu!

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