La cérémonie en l’honneur des avocats vaudois brevetés en 2017 se tenait ce mercredi 31 janvier au Palais de Rumine. Se succédaient à la barre des orateurs Mme la Conseillère d’État Béatrice Métraux, la Bâtonnière de l’Ordre des avocats vaudois Me Antonella Cereghetti, M. le Président du Tribunal cantonal Eric Kaltenrieder et votre serviteur en train de rédiger ces lignes. Une invitation pour avoir écrit un livre sur l’histoire de l’Ordre des avocats vaudois, qui paraîtra en mars prochain.
Mais que dire à un parterre de jeunes avocats lorsque l’on est historien ?
« Avocat ? Un métier, une passion surtout, du travail beaucoup ! C’est ce qui ressort des feuillets provenant des registres et des carnets de l’Ordre comme autant de grimoires conservant la mémoire de cette association. Quel labeur en effet ! Que d’heures passées dans les dossiers à explorer les plis d’affaires dans lesquelles vices et erreurs doivent être mesurés à l’aune d’un droit en constante évolution. Que de pages noircies à tenter de dégager des solutions. Et que de séances passées à discuter et évaluer le bien-fondé de décisions prises parfois en d’autres lieux, en d’autres temps. Plus qu’un travail, un sacerdoce pour nombre d’avocats dont les noms de certains sont devenus des références. Chacun d’entre nous a en tête quelques célébrités du barreau français comme Edgar Demange, Robert Badinter ou Jacques Vergès. Et des Suisses également tels Louis Secretan, Paul Cérésole, Louis Ruchonnet ou Louis Guisan pour ne parler que des morts. Tous, au-delà de leurs qualités respectives, ont en commun la faculté d’abattre un travail énorme, de s’imposer un labeur quotidien hors des cadres habituellement tolérés, si bien que l’avocat pourrait aisément endosser le rôle de la figure tutélaire d’Emerson lorsque ce dernier écrit que « Les hommes parlent de la victoire comme d’une chance. C’est le travail qui fait la victoire ».
C’est que la profession d’avocat n’est pas anodine. Tous les auteurs s’accordent à le reconnaître. Chaque personne ayant eu affaire à un avocat en ressent la dimension, littéralement extraordinaire. On aimerait dire « sacrale », mais la laïcité, largement établie en Suisse, nous en empêche. Une profession renvoyant à l’État de droit et à la démocratie, et donc à la première de nos valeurs occidentales, le libre arbitre. Avocat, défenseur de la liberté faisant face aux injustes et aux iniques, gardien des égarements éventuels de l’autorité, interprète des lois, intercesseur de la justice. Une profession de foi déclinée au fur et à mesure du dernier siècle dans de multiples spécialisations parfois très éloignées de l’idée d’un chevalier Bayard défendant la veuve et l’orphelin. On mesure dès lors toute l’importance de cette profession rassemblée au sein d’une association à laquelle nul autre titre ne pouvait être donné que celui d’Ordre. Un cercle restreint dont le nom évoque inévitablement les ordres romains regroupant des individus dotés d’un statut social déterminé et réglementé, mais également la sacralité du pouvoir souverain édictant les lois, voire même l’Ordo Mundi du théologien médiéval. Des références en partie enfouies dans l’inconscient collectif qui forcent à une dignité que l’Ordre des avocats et son Conseil défendent et soutiennent depuis cent vingt ans.
Car, il fallait bien créer un temple ou réunir les gens du métier, leur donner une maison pour les abriter et les défendre. Les avocats vaudois se donnèrent ce lieu le 10 décembre 1898, gage de leur respect mutuel d’usages et de coutumes parfois anciennes, serments de loyauté renouvelés. Ils créèrent ainsi à la fin d’un siècle de révolutions et de progrès, ayant largement modifiés les contours de la société, leur représentation institutionnelle. L’Ordre des Avocats vaudois naissait l’année même ou Zola publiait dans l’Aurore son « J’accuse » en faveur de Dreyfus, l’année de l’assassinat de l’impératrice d’Autriche Sisi à Genève, un an avant la tenue de la Conférence internationale de La Haye, première des grand’messes visant réguler les guerres.
L’Ordre apparaissait ainsi en un temps où le droit s’imposait de plus en plus fortement dans toutes les couches de la société, offrant aux premières pages des journaux leurs meilleurs articles. Une époque de modification du droit avec la Constitution vaudoise de 1885 et la Constitution suisse de 1874. Celle-ci consolidait un État fédéral, dont les compétences législatives élargies devaient unifier une pratique juridique placée sous le sceau d’un Tribunal fédéral désormais permanent. Et pour la première fois dans l’histoire du pays, les libertés de conscience et de croyance étaient garanties de manière durable, tout comme la liberté du commerce ou le droit au mariage. Pour la première fois, les châtiments corporels étaient abolis. C’était il y a moins de 150 ans ! Une éternité sans doute pour un avocat, mais un bref clin d’œil pour un historien. Une infime fraction de temps, mesurée à l’aune de l’histoire, dont vous, Nouveaux Maîtres du Droit, êtes les héritiers directs. Plus que les héritiers, les légataires garants des promesses inscrites dans ces textes et dans ceux qui leur ont succédés. Promesses de loyauté, d’éthique et d’équité ! Aloïs de Meuron, un illustre Bâtonnier, le rappelait ainsi en 1917, en pleine Guerre mondiale, envoyant aux orties la sacro-sainte neutralité imposée par le Conseil fédéral alors même qu’il était le président de la Commission de neutralité du Conseil national. Je le cite :
« Il faut savoir placer les intérêts moraux au-dessus des intérêts matériels. Et puis, à ceux qui ont peur, nous dirons qu’il ne faut jamais hésiter à remplir un devoir moral de la conscience quelles qu’en puissent être les conséquences » .
Hier comme aujourd’hui, rares sont ceux qui peuvent se prévaloir de pareil héritage humaniste. Les avocats sont de ceux-là ! Vos aïeux furent de ceux qui prêtèrent assistance aux réfugiés belges durant la Première Guerre mondiale, participant encore en 1920 à la reconstruction de la bibliothèque de Louvain détruite au cours du conflit. Ils furent de ceux qui refusèrent l’antisémitisme omniprésent dans les années 30 et les années 40. Ils furent également de ceux qui s’élevèrent en 1944 contre l’arbitraire de l’internement administratif en obtenant du Conseil d’État la possibilité qu’un défenseur d’office puisse être désigné pour les personnes dénoncées.
Dans une société trop souvent en perte de repères qui trouve dans le consumérisme une échappatoire à la vacuité de ses références, entraînée par une mondialisation débridée fractionnant les identités, les avocats demeurent l’un des derniers recours pour les libre-penseur et les égarés en lutte contre des dynamiques les submergeant. Héros sans capes et habillés de robes, synégores jouissant de l’indépendance que leurs règles leur imposent, soumis à la seule raison de leur jugement devant l’autel de la justice où siège le juge, ils restent bien souvent l’ultime espoir des blessés de la vie, l’unique oreille des scélérats les plus vicieux.
Et face aux évolutions de notre monde et du droit, ces hommes et ces femmes du barreau se référeront peut-être à L’esprit des lois, aux Comédies d’Aristophane, au 1984 de George Orwell ou au monologue d’Edward Norton dans la 25ème heure de Spike Lee, car l’avocat, comme tout un chacun, jouit de son libre-arbitre. Un choix pouvant le mener à adopter le manteau du parvenu ou l’élégance intellectuelle d’un Cicéron prononçant ses Catilinaires, l’extravagance conservatrice d’un Jules Barbey d’Aurevilly ou l’idéalisme d’un André Breton instruisant les « crimes contre la sûreté de l’esprit » des Maurice Barrès de notre temps.
Mais quel que soit ce choix, les « anciens » du barreau, les Louis Berdez, Ernest Correvon ou Aloïs de Meuron, figures tutélaires de l’Ordre vaudois, porteraient un regard, si celui-ci leur était rendu, empli de fierté et de tendresse sur vous, nouvelle génération d’avocat ! Et quel étonnement serait le leur face aux transformations rapides de leur profession qui en moins de vingt ans a vu adoptées la libre circulation des avocats et l’unification des procédures civiles et pénales sur l’ensemble du territoire helvétique.
Quelle stupéfaction au spectacle des technologies venues révolutionner le quotidien, permettant de télécharger des formulaires de procédures automatiquement mis en forme ou de consulter des codex de lois et des arrêts fédéraux depuis leur bureau ! Quelle satisfaction de constater les progrès réalisés au cours du siècle, de la ratification en 1974 de la Convention européenne des droits de l’homme à la nomination de commissions d’éthique ! Et quelle excitation de se rendre compte qu’à l’aube du nouveau millénaire, le droit n’est pas un ensemble fini, qu’il n’a de cesse de s’ouvrir sur de nouvelles perspectives, des perspectives allant de l’harmonisation du droit fédéral avec les normes de l’Union européenne aux défis que notre monde, de plus en plus connecté, soumet aux hommes de lois.
Depuis leur temps, deux Guerres mondiales, suivie d’une guerre froide, ont remodelé les équilibres mondiaux. La chute du mur de Berlin, la mondialisation et l’avènement de l’informatique ont encore participé à une mutation en profondeur de notre monde, et des modalités de nombreuses professions. La bibliothèque de l’Ordre des avocats qui revêtait une importance stratégique de premier plan il y a encore quelques décennies ne représente plus qu’une préoccupation mineure de nos jours. En parallèle, le développement des cadres légaux et réglementaires a connu une inflation sans précédent depuis la fin de la guerre. Autant de paramètres qui ont pesé directement ou indirectement sur la vie de l’avocat.
Celui-ci, au XXIe siècle est ainsi tout autant l’héritier d’une culture humaniste qui l’oblige, que le pionnier d’un univers en constante évolution, un arpenteur de lois, dont la trame tissée par les Parques de la raison et de la justice, se déroule à travers le temps. Il reste hier comme aujourd’hui le Maître appliqué à la cause défendue, récipiendaire de la noblesse de sa fonction, un Démosthène préférant aux paroles qui plaisent les paroles qui sauvent.
Je vous remercie ! »