Les guerres propres existent-elles ?

En des temps plus anciens, lorsque Dieu et démons se mêlaient encore du quotidien de l’humanité et que la vie et la mort des hommes se résumaient à l’évanescence d’un songe éveillé, des temps souvent jugés cruels et barbares par nos regards modernes, la guerre, si elle était parfois omniprésente en Europe, était également codifiée. Une régulation frustre diront les analystes juridiques de notre XXIème siècle considérant la Pax Dei interdisant aux seigneurs de brandir l’épée certains jours de la semaine et certaines semaines de l’année, comme un archaïsme appartenant à un cadre religieux et non à un ordonnancement de lois, voire à une pratique coutumière.

Certes !

Du moins, ces pratiques étaient-elles souvent respectées sous peine d’une sanction particulièrement pénible, l’excommunication. La guerre, aussi horrible et inhumaine ait-elle été était ainsi en partie canalisée, quand bien même la motivation première de l’église était moins humaniste que celle des idéologues du XIXème siècle, défenseurs d’une morale civilisatrice. De même, lorsque la révolution technologique, qui aurait pu être une révolution sociale, que représentait l’arbalète fut frappée d’interdit par le pape, le monde médiéval respecta largement la volonté du Saint-Père. Celui-ci, et plus largement l’ensemble des noblesses européennes redoutaient cette nouvelle arme capable de transpercer les armures les plus résistantes, faisant de l’humble paysan un potentiel Natural Born Killer de chevalier.

Il est vrai que l’arbalète n’était pas aussi répandue que le AK-47, et sans doute bien plus chère, mais enfin, la décision prise à Rome fut entendue dans les campagnes les plus reculées, depuis la Gallicie jusqu’à la Poméranie, depuis les hautes terres d’Ecosse jusque dans le delta du Danube, et ce sans Facebook ni YouTube !

Il n’est évidemment pas question de faire de l’angélisme au travers d’une perception d'un passé romantique car enfin le Moyen-âge connut également des monstres ayant fait reculer les limites de l’imagination en matière de cruauté. Les empalés de Sibiu par le voïvode valaque Vlad Tepes ou les victimes exsangues de Gilles de Rais nous le rappellent. Les épopées chevaleresques se résumèrent souvent à des razzias sur des villages, laissant la gueusaille les yeux crevés, les mains tranchées, les genoux brisés, et des filles dans des états qu’il n’est guère utile de préciser. L’idée, souvent mise en pratique, était alors d’affaiblir l’ennemi en générant plus de blessés que de morts. Pour ces derniers une messe suffisait alors que les mutilés grevaient une économie locale fragile, facilement déstabilisée. Quant aux liquidations de population, elles ne furent pas l’apanage du XXème siècle. Le supplice des Cathares de Montségur  en 1244 et des Huguenots en 1572 en témoignent à travers les siècles. La Saint-Barthélemy comme certains autres massacres précédents, on pensera aux Chrétiens du Colisée ou aux légions de Varus, fut toutefois ressentie comme une abomination extraordinaire générant dans le temps un écho de dégout. Un festin de l’horreur causé par des ambivalences religieuses et des principes de croyances mais aussi par l’importance de l’acte, importance en termes de victimes, civiles, et de démonstration de cruauté. Et si ce massacre est resté dans les mémoires, la raison doit en être attribuée non seulement à son importance mais également à son caractère d’exception. Car si la haine entre protestants et catholiques fut une réalité des siècles durant, il n’y eut guère au cours de la grande rivalité religieuse européenne d’autres massacres – le siège de la Rochelle de 1628 mis à part peut-être – aussi intense et inhumain que celui du mois d’août 1572.

Aussi, les grands pogroms du siècle dernier apparaissent, au travers de leur systématique et de leur durée, comme des actes d’une nature plus particulière encore que les bains de sang précédents. Des exterminations en lien avec des guerres, sans toutefois relever obligatoirement d’opérations militaires, des holocaustes loin des conflits classiques des siècles antérieurs qui ne voyaient généralement que des soldats de métier s’affronter, et des conséquences limitées sur les populations en regard de l’organisation méthodique des assassinats prémédités par les régimes fascistes. Encore qu’évoquer uniquement les gouvernements totalitaires reviendrait à en laisser dans l’ombre certains autres, comme les États-Unis dont les armées ont porté haut et fort le modèle de civilisation occidentale et dont les faits d’armes ont mené à l’anéantissement parfois absolu de certaines cultures amérindiennes, jusqu’à la mémoire même de leur existence que seules quelques lignes dans des rapports militaires ou dans des carnets d’explorateurs attestent.

Ces grands génocides en lien avec les guerres mondiales, allaient intervenir après l’élaboration et l’institutionnalisation des lois de la guerre de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, un retour en arrière paradoxal par rapport à cette volonté bourgeoise et patricienne de civiliser ce qui semblait pouvoir être dulcifié, d’humaniser ce ça originel et bestial que représentait la guerre. Comme si l’évolution de la conscience participait d’un phénomène d’expansion dans l’ensemble des champs de références de l’homme, du pacifisme déclaré de Ludwig Quidde ou d’Alfred Hermann Fried, jusqu’à l’élaboration ignominieuse de la solution finale par le Troisième Reich, de la frappe chirurgicale et politiquement correcte des forces armées occidentales contemporaines jusqu’à la médiatisation de l’épouvante, instrumentalisée par l’État islamique.

Parallèlement à cette volonté de codification de la guerre, celle-ci, depuis le XIXème siècle, allait s’industrialiser et oublier sur le terrain des opérations les travaux des champs et la prière du dimanche, même si les hommes s’en rappelèrent longtemps, préférant la nouvelle réalité du rendement mécanique des usines de production de munitions et les statistiques et graphiques énumérant les consommations et les morts versés dans les comptes pertes et profits des États.

Existe-t-il une guerre propre ? L’histoire nous démontre que celle-ci est au mieux un mythe, une invention récente, un simulacre permettant aux vainqueurs d’atténuer leurs propres exactions et de réduire la portée génocidaire d’un Hiroshima ou d’un Katyn, en magnifiant la légitimité de leur empire au travers de la mise en lumière et de la condamnation des abominations commises par le vaincu. 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.