Vive la bureaucratie !

La bureaucratie a envahi nos vies. Loin d’être cantonnée au secteur public, elle est devenue la nature même de toutes les organisations. C’est pourquoi, il nous faut relire le classique de Michel Crozier publié en… 1963.

Relire ce classique de la sociologie des organisations soixante ans plus tard, nous fait mesurer combien, contrairement à l’intuition de Michel Crozier, nos organisations privées comme publiques sont devenues plus bureaucratiques et pas moins. C’est aussi constater à quel point l’outil analytique que deviendra l’analyse stratégique des organisations conserve plus que jamais sa pertinence. Outil qu’il développera dans le monumental “L’acteur et le système” publié en 1977 avec Erhard Friedberg.

Pour Crozier, la bureaucratie c’est le règne de la pensée mécaniste, celle d’une rationalité complète et omnisciente qui conçoit qu’à chaque problème (organisationnel), il n’y a qu’une seule bonne réponse : la “one best way” telle qu’idéalisée dans l’organisation scientifique du travail chère à Taylor et Ford. Si la bureaucratie est usuellement liée à l’administration, au sens weberien du terme, les organisations privées ne sont pas exemptes du risque de développer et de s’enferrer dans “un système d’organisation bureaucratique”.

Florilège de citations savoureuses de ce classique.

Le jeu de la coopération

Aucune organisation en effet n’a jamais pu et ne pourra jamais fonctionner comme une machine. Son rendement dépend de la capacité de l’ensemble humain qu’elle constitue à coordonner ses activités de façon rationnelle. Cette capacité dépend à son tour des développements techniques mais aussi et parfois surtout de la façon dont les hommes sont capables de jouer entre eux le jeu de la coopération.” (p. 7)

Sociologue d’inspiration néo-rationaliste, Crozier a constamment lutté contre toute forme de “sur-rationalisme”, celui qui enferme l’individu dans un déterminisme de la solution unique et qui conçoit l’organisation comme une machine. C’est surtout celui qui, loin des invocations plus ou moins naïves à la coopération, a montré que celle-ci ne se décrète pas, mais qu’elle découle des conditions d’interactions entre acteurs rationnels et sur les rapports de forces internes à l’organisation qu’ils nouent et des jeux qu’ils sont prêts à créer. Ce ne sont ni la bienveillance pas plus que la pratique de “l’intelligence collective” qui la favorise. On ne motive pas avec des concepts, on place les acteurs dans des situations où ils ont intérêt à collaborer.

Sus au tout psychologique !

Les comportements et les attitudes des individus et des groupes au sein d’une organisation ne peuvent s’interpréter sans référence aux relations de pouvoir qui existent entre eux. C’est ce dont on commence à se rendre compte après vingt ans de recherches trop exclusivement centrées sur l’aspect psychologique des “relations humaines”. ” (p. 128)

Ce que Crozier appellera plus tard (acteur et système) le rêve des “psychosociologues” (1977 : 429) est malheureusement de retour. Comme le montre de façon détaillée et remarquable Scarlett Salman (2021) dans son ouvrage consacré au coaching, depuis l’école des “relations humaines”, la tendance à l’explication psychologique des comportements humains dans les organisations (motivation, conflits, résistance au changement etc.) s’est renforcée. Le plaidoyer de Crozier pour lui opposer, à défaut de lui substituer, une analyse rationaliste des actions des individus n’a que trop peu été entendu. C’est d’autant plus regrettable que ce biais psychologisant représente autant un danger pour les individus que pour les organisations.

La raison contre la manipulation

Dans cette perspective, une attitude de retrait peut être considérée comme une attitude rationnelle toutes les fois que l’individu qui l’adopte a de bonnes raisons de croire que les récompenses qu’on lui offre ne sont pas en proportion de l’effort qui lui serait demandé s’il acceptait de participer et qu’il risque, en se prêtant à la discussion, de se trouver “manipulé“.” (p. 252)

L’acteur calcule, il n’est pas qu’une boule d’émotion ou un puits sans fond de biais cognitifs. Quelque soit sa place dans l’organisation, “le faible doit tirer partie des forces qui lui sont étrangères. Il l’effectue en des moments opportuns où il combine des éléments hétérogènes, mais leur synthèse intellectuelle a pour forme non un discours, mais la décision même, acte et manière de “saisir” l’occasion“, pour reprendre l’analyse de de Certeau (1990 :XLVII) qui met en lumière le comportement tactique des sujets dans la construction de leur quotidien en se jouant des règles et du contexte.

L’incertitude ou le plan ?

Les organisations les plus avancées, se sentant de plus en plus capables d’intégrer les zones d’incertitude dans leur calcul économique, commencent à reconnaitre que l’on a vécu trop longtemps sur les illusions d’une rationalité que le souci de rigueur logique et de cohérence unitaire immédiate appauvrissait beaucoup.” (p. 196)

A l’heure où l’on conçoit des techniques et des méthodes de créativité (design thinking, agilité etc.) – qui ne sont rien moins que des outils de reproduction du phénomène bureaucratique, avant que d’être des oxymores – Crozier nous invite à intégrer l’incertitude et sa gestion – c’est-à-dire ce qui échappe à la rationalité complète et qui constitue le fondement du pouvoir organisationnel – comme source d’innovation et de performance : innover c’est affronter le pouvoir dans les organisations !

De la bureaucratie à la pan-organisation

En 1963, Michel Crozier formulait l’hypothèse que le phénomène bureaucratique pouvait, si l’on luttait contre le cercle vicieux qui l’alimente, progressivement s’affaiblir. Il nous faut malheureusement constater contre lui que cette hypothèse s’est révélée fausse. Nos organisations ne sont moins bureaucratiques, mais plus ! Le numérique, qui recouvre celles-ci d’un vernis agile, contribue à renforcer le cercle vicieux de la bureaucratie. Pire, le “projet” et les “processus” investissent nos vies quotidiennes : n’avons-nous pas des “projets de vacances” ou d’enfants. Ne disposons-nous pas aujourd’hui d’applications de “Family Management” ? Nous pensons aller vers plus d’autonomie et de créativité dans nos organisations, alors que nous sommes les pieds profondément plongés dans un béton à prise lente…

Il nous en reste pas moins que Michel Crozier nous a fourni les clés pour comprendre et agir sur cette sombre réalité.

Références : 

Crozier, M. (1963). Le phénomène bureaucratique. Paris : Editions du Seuil

Crozier, M. & Friedberg, E. (1977). L’acteur et le système. Paris : Editions du Seuil

Salman, S. (2021). Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise. Paris : Presses de Science Po

 

 

Christophe Genoud

Après avoir été chercheur, Christophe Genoud est aujourd’hui, manager public, administrateur, consultant en management et organisation et formateur. Avec ce blog, il propose de mener une réflexion sur l’art de conduire des équipes, de décider et d’innover.

2 réponses à “Vive la bureaucratie !

  1. Bonjour, votre article me fait penser à Système 1 Système 2 de Daniel Kahneman au sujet de notre capacité à accepter – ou pas – l’incertitude dans notre système de pensée et donc dans l’organisation qui nous entoure. La créativité est un ambassadeur du désordre, c’est bien connu ! Par ailleurs, le point sur les jeux de pouvoirs est remarquable par son actualité. Merci beaucoup pour cette article !
    bonne soirée !

  2. Je ne sais pas si le petit événement que je rapporterai ici peut entrer dans le sujet, j’y ai repensé plusieurs fois bien qu’il y a une vingtaine d’années de cela, en riant, avec la sensation de chute comme à bord d’une nacelle de carrousel.
    Je m’étais rendu aux bureaux de l’AVS pour obtenir un renseignement. La première porte donnait sur un petit local avec guichet vitré :
    « Bonjour Monsieur, à qui est-ce que je peux m’adresser pour… »
    — Oui, prenez la porte à votre gauche, vous accéderez au corridor, ensuite au bureau No 5 où l’on pourra vous répondre.

    Il y avait deux corridors parallèles, séparés par une paroi vitrée. Mon corridor où les portes défilaient sur ma gauche : 1, 2, 3… L’autre où l’homme du guichet marchait à côté de moi, tout en tournant plusieurs fois brièvement la tête d’un quart de tour (pour surveiller que je ne me trompe pas de porte ?) Chacun arrivait au bout de son corridor pour pousser une dernière porte, moi la No 5, et lui, la sienne. Nous nous retrouvions dans le même bureau ! Pourquoi ai-je dit bonjour une deuxième fois, et lui aussi ? Chacun s’était ensuite assis, j’avais pu poser ma question, et lui l’écouter…

    Puis nous avons quitté le bureau en empruntant chacun le chemin dédié, avant de se séparer définitivement. Nous nous étions déjà dit au revoir, mais je n’ai pu m’empêcher de lui faire signe de la main au dernier moment, à travers la vitre, comme entre bons copains…

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