Le génie de Luis von Ahn ou comment un Guatémaltèque, un Suisse et de la sérendipité ont réinventé l’apprentissage des langues

Sur Duolingo, ceux qui apprennent le haut-valyrien* sont plus nombreux que ceux qui apprennent le gaélique qui sont eux-mêmes plus nombreux que les Irlandais qui le parlent dans le monde (environ un million). C’est certes un indice de la popularité de Game of Thrones mais c’est surtout la preuve du succès phénoménal de cette application gratuite d’apprentissage des langues. Selon toute probabilité, Duolingo devrait entrer en bourse l’an prochain (2021), forte de ses 300 millions d’utilisateurs, de ses USD 90 millions de revenus publicitaires annuels et, surtout, de sa valorisation évaluée à quelque USD 1,5 milliard, ce qui fait de Duolingo la première licorne à parler autant de langues (38 actuellement).

La recette de ce succès ? Une idée de génie qui consiste à rendre l’apprentissage d’une langue addictif en combinant ludification et personnalisation de sessions très courtes (trois minutes) grâce à l’intelligence artificielle. Et ça marche ! Selon une étude menée par les universités américaines, passer 34 heures d’apprentissage sur Duolingo équivaut à un semestre complet de cours de langue à l’université.

 

Qui est le cerveau derrière tout ça ?

Il s’appelle Luis von Ahn. Comme son nom ne l’indique qu’à moitié, il est d’origine guatémaltèque d’ascendance allemande. Né de parents médecins : une mère catholique guatémaltèque, un père juif américain. Il fréquente une école privée anglophone à Guatemala City, ce qu’il considère aujourd’hui comme un privilège décisif dans sa carrière : «Quand vous vivez dans un pays non-anglophone, il est vital d’apprendre l’anglais. Le français, c’est bien pour commander un croissant à Paris, mais la langue décisive aujourd’hui, c’est l’anglais ». Autre moment essentiel de ses débuts : lorsque sa mère lui offre un Commodore 64 à l’âge de dix ans. Une décennie plus tard, Luis von Ahn étudie les Computer Sciences aux Etats-Unis. Il devient professeur à Carnegie Mellon en 2006 à l’âge de 28 ans.

 

Un inventeur

Mais Luis von Ahn n’est pas qu’un informaticien hors-norme. Il est avant tout un inventeur. Avant Duolingo, il crée CAPTCHA, ce processus qui permet à un système informatique de détecter s’il a affaire à un robot ou à un humain (afin notamment d’empêcher des robots de créer des millions de comptes sur des sites à des fins souvent peu avouables : spams, cyber-attaques, etc.). Il s’agit en somme, pour un système, de faire passer un test à un tiers qu’il n’est pas capable de réussir lui-même, « une situation assez commune pour un Professeur d’Université… moins pour un système informatique » s’amuse von Ahn. La solution, on la connaît tous : ce sont ces lettres déformées que l’ordinateur ne reconnaît pas mais que nous sommes capables de déchiffrer et qui… nous permettent d’ouvrir un compte.

 

Twofer

Le génie de von Ahn ne s’arrête pas là. Il a une idée derrière la tête qui s’avérera utile plus tard pour Duolingo aussi. Il s’agit de développer un système qui réponde à deux besoins à la fois, fasse d’une pierre deux coups (twofer en anglais). Problème : comment alimenter les CAPTCHA en caractères déformés de manière industrielle ? Solution : en utilisant les caractères sur lesquels butent les ordinateurs occupés à la reconnaissance de caractère en digitalisant des archives (celles du New York Time en l’occurrence). On voit l’idée de génie : d’un côté, l’archivage produit des caractères déformés utiles pour la sécurité et de l’autre, les humains déchiffrent les caractères, ce qui permet aux systèmes de reconnaissance de caractère de résoudre leur problème d’archivage et d’apprendre.

Ce système s’appelle ReCAPCHTA. Il est actuellement utilisé par plus de 100 000 sites web et transcrit plus de 40 millions de mots par jour. On appelle cette forme d’approvisionnement par la multitude du crowdsourcing. Luis von Ahn en est un des pionniers. Google a racheté cette invention (primée en 2018 par la Fondation Lemelson-MIT qui recherche les inventeurs précoces à Boston). La firme de Mountain View l’utilise pour nourrir Google Maps. Dans son ambition de représenter jusque dans ses moindres détails l’entier de notre planète, Google bute parfois sur des images que ses ordinateurs n’arrivent pas à reconnaître. C’est pourquoi vous vous retrouvez aujourd’hui avec des ReCAPTCHA qui vous demandent de reconnaître un signal STOP parmi les dix images qu’il vous propose. En utilisant votre intelligence pour vous identifier comme humain, vous palliez les faiblesses des ordinateurs de Google et leur permettez d’apprendre…
Severin Hacker et Luis von Ahn. les fondateurs de Duolingo
Severin Hacker et Luis von Ahn. les fondateurs de Duolingo

Invention avec mission

C’est dans le prolongement conjugué du twofer et du crowdsourcing que von Ahn, devenu riche, va développer son projet de Duolingo. Il se souvient de ses jeunes années et de ce qu’il considère comme le privilège d’avoir pu apprendre l’anglais. Il se fixe donc une mission : rendre l’apprentissage des langues accessible à tous et, surtout, gratuitement. Duolingo naît en 2011 à Pittsburgh de l’association du jeune professeur et de l’un de ses étudiants post-doc à Carnegie Mellon : un certain Severin Hacker, citoyen de Zoug, fraîchement diplômé de l’EPFZ (qui, avec un nom pareil, n’avait sans doute pas d’autre choix que l’informatique). A l’origine, ils cherchent en fait à développer une application de traduction automatique des sites et c’est en comprenant qu’un logiciel ne rivalise pas avec un vrai bilingue que naît Duolingo. Vive la sérendipité !

 

Un Proficiency Test pour USD 49 !

Ils en viennent ainsi à proposer à CNN de faire traduire leur news à des hispanophones apprenant l’anglais et c’est ainsi que tout commence. On connaît la suite. Hacker met l’intelligence artificielle au service des apprenants en maximisant leur capacité d’attention et en introduisant la ludification. Sa passion d’adolescence pour les jeux vidéo n’y est sans doute pas pour rien.

 

 

* Le Haut-Valyrien est le langage inventé par le linguiste David J. Peterson pour la série Game of Thrones. Il comporte quatre genres et huit cas (pour mémoire, l’allemand n’en comporte que quatre… Avis aux amateurs !)

Christian Jacot-Descombes

Christian Jacot-Descombes a exercé successivement les métiers de neuropsychologue, animateur et journaliste de radio, journaliste de presse écrite et responsable de la communication d’une grande entreprise. Il voyage beaucoup parce qu’il pense que ça ouvre l’esprit et aussi parce que ses différentes expériences professionnelles lui ont démontré qu’il vaut toujours mieux voir par soi-même.

7 réponses à “Le génie de Luis von Ahn ou comment un Guatémaltèque, un Suisse et de la sérendipité ont réinventé l’apprentissage des langues

  1. Merci pour le tuyau, j’ai commencé a apprendre le chinois, depuis l’anglais, mais ça bugue sur Hello!
    que j’écris juste, mais impossible de passer outre :)))

    1. Le chinois est accessible depuis l’anglais aussi mais pas depuis le français, ni l’espagnol. En revanche, le guarani est possible depuis l’espagnol. Ca se parle chez vous ?

      1. Ici ce serait le “charrua”, le guarani étant plutôt, la zone de l’actuel Paraguay.
        Non, à ma connaissance, jamais entendu ou lu que ça se parlait encore, j’ai connu une dâme âgée “pure charrua” qui le parlait, mais je ne vois pas avec qui, peut-être dans certaines zones reculées?

        Il existe encore un très faible groupe de supposés pur descendants “charruas” qui revendique des terres, sans succès, comme tous les peuples autochtones massacrés!

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