Il est 23 heures. La température se stabilise aux environs de 35 degrés. Presque rafraîchissant après les 44 degrés de l’après-midi. Dans ce camp de yourtes à l’entrée du désert de Kyzylkoum, au cœur de l’Ouzbékistan, une idylle pourrait se nouer. Les campeurs dansent autour du feu sur les mélodies d’un chanteur kazakh. Un Ouzbek a des vues sur une belle Roumaine au joli déhanché. Tout se passe bien au niveau danse. Mais, c’est quand il entame la conversation que l’entreprise échoue. Comme la plupart de ses compatriotes, il parle ouzbek (une langue proche du turc) et russe. S’agissant d’une Roumaine, il s’adresse à elle naturellement en russe, lingua franca du bon vieux temps de l’URSS. Catastrophe : la belle ne parle que roumain et… anglais. Le temps n’a pas passé à la même vitesse aux extrémités de la sphère ex-soviétique. En quelques années, on est passé à l’anglosphère dans les pays à l’ouest de la Russie. Pas en Asie centrale où l’on se trouve encore à la fois au centre de la russosphère et au cœur des grands chambardements de l’histoire : celle des grands conquérants à l’URSS en passant par le « Grand Jeu » jusqu’à aujourd’hui où la région se positionne au centre de l’autre monde, celui qui est dominé par les BRICS* et dont l’Occident peine à percevoir la réalité et la puissance.
De la route de la Soie au Grand Jeu
Alexandre le Grand a étendu son empire jusqu’à Samarkand, Tamerlan en a fait la capitale de son empire, y a construit les plus beaux mausolées et les Russes tsaristes, arrivés là par la grâce du « Grand Jeu » contre les Britanniques, ont laissé quelques traces architecturales somptueuses. La beauté des vestiges de la grande histoire en Ouzbékistan est tout simplement sublime. Des madrasas (écoles coraniques) et des mosquées qui témoignent de la même inspiration divine que celle des bâtisseurs de cathédrale à l’autre bout du monde. Dans le soleil couchant, Boukhara et ses caravansérails révèlent leur splendeur dans la lumière vibrante d’une chaleur sèche et enveloppante. Calme et très soigné, ce lieu autrefois central de la Route de la Soie – Chrétiens, Juifs et Musulmans y pratiquaient un amour du commerce quasi œcuménique – relègue les autres cités du désert loin derrière. En comparaison, Marrakech ressemble à un quartier de Paris, encombré et sale. Conscient de sa grandeur, on y respecte le passé avec vénération : les monuments sont parfaitement restaurés malgré les dégâts causés par les tremblements de terre. La propreté y est à faire rougir une ménagère suisse-allemande et on y compte beaucoup moins de mendiants qu’à Lausanne pour une taille similaire.
La soviet nostalgia bat son plein
La période soviétique, dès 1924, est évidemment moins fastueuse mais ne laisse pas de véritables traumatismes dans la population, contrairement aux nations baltes, par exemple. L’ancienne génération a fait la guerre en Afghanistan avec l’Armée Rouge et les médailles récoltées là-bas sont encore considérées comme des trophées. « On avait tout ce qu’il fallait pour vivre assez bien à condition… de renoncer à la liberté », avouent volontiers les nostalgiques, souvent âgés. Les mêmes qui disent aujourd’hui aux Occidentaux « Laissez-nous tranquilles avec nos dictateurs. Gardez chez vous votre démocratie ! On n’est pas prêts pour ça et on craint le chaos plus que tout. »
Il faut bien dire que le bilan de plus de 70 ans de dictature socialiste n’est pas aussi catastrophique que dans d’autres de ces pays nés en 1991, après le collapse de l’URSS. Tashkent, par exemple, est une très belle ville moderne dont une grande partie a été construite ex-nihilo lorsque le parti communiste a décidé d’en faire la capitale de l’Ouzbékistan (au détriment de Samarkand). L’architecture est bien entendu empreinte du réalisme socialiste dont on connaît les horreurs mais Tashkent y a échappé. Une certaine beauté liée au climat, à la verdure et à la grandeur des espaces se dégage de la capitale. Sans compter la magnificence des stations de métro, inspirées de celui de Moscou.
Autre conséquence salutaire de cette époque : l’islam était, au même titre que n’importe quelle religion, considéré, selon la doctrine, comme l’opium du peuple. Et donc combattu. Résultat : l’Islam d’aujourd’hui est modéré et tolérant même s’il existe des velléités fondamentalistes ici ou là.
Enfin, quelques habitudes demeurent : on remarque assez vite en Ouzbékistan qu’il n’y a pratiquement qu’une seule marque de voiture : des Chevrolet construites dans le pays. C’est le résultat d’un joint venture passé entre le gouvernement et General Motors. Les autres marques ne sont pas strictement interdites mais taxées de manière prohibitive. Ça se discute en termes de marché mais il faut reconnaître, que du point de vue esthétique, ce flot de voitures identiques (presque toutes blanches et du même modèle) donne au trafic une certaine allure (même dans les bouchons). On note que c’est la situation inverse d’une autre ex-république soviétique : la Géorgie où la moitié du parc automobile est équipé d’un volant à droite alors que l’on conduit à droite. Raison : on y achète à bon marché des véhicules d’occasion venant du Japon (conduite à gauche).
Plutôt pro-russes
Et la guerre en Ukraine ? « Ceux qui ne parlent pas d’autres langues que l’ouzbek ou le russe soutiennent la Russie, donc la très grande majorité et la quasi-totalité de l’ancienne génération » s’amuse un Ouzbek multilingue qui peut faire la part des choses entre les propagandes symétriques portées par les médias d’un côté comme de l’autre. Ça n’en fait pas pour autant un défenseur de la cause ukrainienne. Il évoque volontiers ce qu’il appelle « l’encerclement » qu’il soupçonne l’OTAN de mijoter. A l’ouest, le front russo-ukrainien et à l’est, la flotte américaine dans le Pacifique qui “menace” la Chine. Or, on ne veut pas qu’il arrive malheur aux anciens cousins russes – les liens restent très forts : les jeunes qui émigrent le font essentiellement en Russie – ni au puissant voisin chinois avec qui le commerce est des plus fructueux. Ne parle-t-il pas de recréer des Routes de la Soie ?
D’ailleurs, le président chinois a été on ne peut plus clair lors du récent premier sommet Chine – Asie centrale, tenu le 19 mai dernier à Xi’an (Chine). Message de la convocation, en substance : si vous voulez qu’on reste ami, pas question pour vous de céder au modèle des démocraties occidentales. Restons entre dictateurs bienveillants et tout ira bien. Un message qui ne choque pas les quelques 60 millions de citoyens d’Asie centrale dont 32 d’Ouzbeks qui se reconnaissent volontiers un goût pour la douceur de vivre dans un pays fertile qui subvient largement à leurs besoins, dussent-ils renoncer en échange à quelque liberté.
Et quand Xi dit, Xi obtient. Lors du dernier sommet de l’organisation de coopération de Shanghai**, (sorte de pendant oriental du G7) tenu à Samarkand en septembre dernier, les Ouzbeks ont construit un quartier entier destiné à accueillir avec les honneurs qui leur sont dus, les Xi, Poutine, Erdogan (interlocuteur), Loukachenko (candidat à l’adhésion) et les présidents de 4 des 5 pays d’Asie centrale. A noter que l’hôtel qui a accueilli le Président chinois a été acquis par la Chine et entièrement transformé pour la circonstance (2 nuits, petit déjeuner compris). Les Occidentaux auraient tort de ne pas prendre au sérieux la force des liens qui unissent ces pays qui forment l’autre monde. Lorsqu’il s’est senti menacé par le putsch avorté du weekend dernier, l’un des premiers réflexes de Vladimir Poutine a été de proclamer le soutien des plus indéfectibles de ses amis : la Biélorussie, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan.
Présent heureux et futur radieux.
Il n’est pas rare de croiser des Ouzbeks qui s’avouent heureux, ce qui est inhabituel pour un Occidental rompu aux jérémiades dépressives européennes. Il est vrai que la vie paraît belle en Asie centrale. Les nuits de Samarkand et Tashkent sont chaudes, peu importe le climat. On se déplace entre les villes à 230 km/h à bord du luxueux TGV Talgo (les Espagnols en compétition avec les Français ont emporté l’affaire car, dit-on, ils ont accepté d’adapter leur train à l’écartement des rails soviétiques alors que les Français voulaient qu’on adapte les rails à leur train…)
Les sanctions occidentales contre les Russes sont une aubaine en Asie centrale, comme dans le Caucase : on y constate également un afflux de cerveaux et d’entreprises russes qui peuvent ainsi les contourner. L’essence y est moins chère depuis le début de la guerre, sans compter l’afflux des touristes de toute la russosphère même si on a officiellement troqué l’alphabet cyrillique contre le latin depuis quelques années.
Par ailleurs, les pays d’Asie centrale peuvent voir l’avenir avec une certaine sérénité : ils sont richement dotés en ressources énergétiques. Pétrole au Kazakhstan, gaz en Ouzbékistan, hydro-électricité au Tadjikistan, pays de montagnes (qui construit le futur plus haut barrage du monde). Quant aux Turkmènes, ils sont en train de construire leur 4ème pipe-line vers… la Chine.
De quoi voir l’avenir en rose, quitte à glisser les droits de l’homme, si chers aux vertueux Occidentaux, sous le tapis (de soie) où ils rejoindront le réchauffement climatique au rang de derniers des soucis.
*BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, : plus de 3 milliards d’individus, soit 42% de la population mondiale et 26% du PIB mondial. En comparaison, les pays de l’OTAN représentent 13% de cette même population et 44% du PIB.
**Organisation de Coopération de Shanghai (2001): Chine, Russie, Inde, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kazakhstan et Kirghizistan, Pakistan depuis 2016 et Iran depuis 2021.
Et, donc, on se retrouve pour la suite sur www.jacotdescombes.ch.