Réenchanter l’économie par la non-violence

Face à la violence de l’économie actuelle, un changement de paradigme est urgent et nécessaire. Un changement qui peut utilement s’inspirer d’initiatives en provenance de l’Inde comme la longue marche Jai Jagat pour la justice et la paix. Des réflexions qui furent l’objet d’un récent colloque à Genève pour réenchanter l’économie par la non-violence après la pandémie :

  • Article élaboré également pour Planète Paix, le mensuel du Mouvement de la Paix

De la violence de l’économie actuelle

2113 milliards de dollars, ce sont les dépenses militaires mondiales en 2021[1]. 1380 milliards, c’est le chiffre approximatif d’animaux terrestres et marins massacrés chaque année dans le monde[2]. 420 PPM (parties par millions), c’est la concentration de CO2 dans l’atmosphère dépassée en 2022, un taux que la planète n’avait pas connu depuis des dizaines de millions d’années, à une époque où le niveau de la mer était entre 5 et 25 mètres plus élevé.

Dernier chiffre, en 2022, 252 milliardaires se partagent plus de richesses qu’un milliard de filles et de femmes vivant en Afrique, en Amérique latine et aux Caraïbes réunies[3]. Il n’y a jamais eu autant de richesses créées aussi peu partagées !

Ces quelques chiffres, qui ne cessent d’ailleurs d’augmenter, illustrent parfaitement la violence apocalyptique de l’économie mondiale actuelle, se caractérisant par le fait qu’une seule espèce, l’Homo sapiens, détruit ses contemporains, l’ensemble des autres espèces et plus largement toute la biosphère terrestre selon une amplitude et une cadence jusqu’alors inconnues. Quelle que soient nos origines, croyances, opinions politiques et perceptions, ces chiffres sont ténus, se basant sur des constats scientifiques imparables. Les expert.e.s (GIEC, IPBES, et.) ne cessent de nous alerter depuis des décennies sur l’impasse de notre modèle économique globalisé actuel, encore et toujours basé sur l’idée d’une croissance infinie sur une planète aux ressources finies.

Destruction d’une montagne pour une retenue collinaire à Hirmentaz (74), juil.2022 ©Benjamin Joyeux

De l’urgence d’un changement de paradigme

A l’heure de l’anthropocène, les solutions techniques (stockage du C02, hydrogène, voitures électriques…) constituent donc de bien piteuses illusions. C’est bien plutôt d’une « révolution politique, poétique et philosophique » dont nous avons besoin, comme le souligne l’astrophysicien Aurélien Barrau[4]. Un changement de paradigme, tant à l’échelle collective qu’individuelle, qui verrait pour commencer chacun.e d’entre nous se réancrer au sein du vivant. Comprendre que notre petite personne n’est pas la seule et unique mesure de toute chose[5], comme nous l’enseignent la plupart des traditions spirituelles en provenance de l’Orient et des peuples premiers partout sur la planète. Comprendre qu’à l’échelle collective, nous sommes toutes et tous interdépendants au sein de la chaîne du vivant et que, comme le disait si justement Martin Luther King : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots ».

Ce rehaussement du niveau de conscience s’observe aujourd’hui un peu partout sur la planète, et même s’il ne fait pas encore système, toutes ces graines d’espoir montrent la voie et permettent de mettre en œuvre cet « autre monde possible » dont nous avons tant besoin[6]. Et elles finissent progressivement par influencer l’économie, ce qui est une excellente nouvelle.

Des réponses en provenance d’Inde

En tournant notre regard vers le Sous-continent indien, on peut y trouver un cocktail assez détonnant de tous les grands maux actuels de notre civilisation humaine : mégalopoles saturées, pollutions dantesques, inégalités gigantesques, etc. Mais, chose moins connue, on y relève également un très grand nombre d’idées, d’initiatives, de réponses au « mal-développement » actuel qui peuvent constituer des leçons très utiles pour le reste du monde[7].

Il y a bien évidemment la figure incontournable de Gandhi, le Mahatma (« grande âme ») qui prônait dès le début du 20ième siècle le swaraj[8], ou l’autodétermination, devant permettre à l’Inde de se libérer du joug britannique et surtout aux Indiennes et aux Indiens d’être indépendants, dans tous les sens du terme. Idéal de vie en communauté à l’échelle de villages devenus autosuffisants, éloignés des grands circuits économiques capitalistes, le swaraj gandhien a beaucoup inspiré les idées de décroissance, de relocalisation de l’économie, de souveraineté alimentaire… jusqu’à nos jours.

Le père de l’indépendance indienne était également un fervent promoteur de l’ahimsa[9], concept de la philosophie indienne consistant à ne jamais nuire à aucune vie. Traduit par non-violence en nos contrées, ce principe a également beaucoup influencé les idées et mouvements écologistes, en appelant à cesser de maltraiter l’environnement et les autres espèces[10].

De Jai Jagat à l’économie non-violente

On trouve en Inde beaucoup d’associations, ONG et mouvements qui s’inscrivent dans la droite ligne de Gandhi. C’est le cas d’Ekta Parishad : créé en 1990, ce mouvement qui défend les millions de petits paysans sans terre exclus du modèle économique indien s’est fait connaître à l’échelle nationale et internationale en organisant de grandes marches pacifiques : Janadesh en 2007[11], Jan Satyagraha en 2012[12], Jai Jagat en 2019[13]

Marche Jai Jagat dans le Madhya Pradesh, Inde, nov. 2019 ©Benjamin Joyeux

Cette dernière marche, signifiant la « victoire du monde », devait défier l’imagination en partant de Delhi le 2 octobre 2019, 150e anniversaire de Gandhi, pour arriver à Genève un an plus tard, le 21 septembre 2020, Journée internationale de la paix. Composée de dizaines d’activistes indiens et internationaux, la longue marche pour la justice, la paix et la planète dut malheureusement stopper son périple en Arménie en mars 2020 pour cause de pandémie et de fermeture des frontières. Néanmoins des marches en provenance de France et de Suisse ont pu tout de même converger à Genève en septembre 2020. Et un premier colloque sur l’économie non-violente s’était tenu dans la foulée, le 2 octobre, en présence de personnalités locales et internationales[14].

Après la pandémie, réenchanter l’économie par la non-violence

Forts de ces expériences enrichissantes, Rajagopal P.V et Jill Carr-Harris, les principaux initiateurs de Jai Jagat en Inde, de même que les différents réseaux mobilisés à travers le Globe, ont décidé de continuer l’aventure et de promouvoir à leur échelle et sur leur territoire la non-violence, en particulier dans la sphère économique. C’est ainsi qu’une nouvelle rencontre pour tenter de « réenchanter l’économie par la non-violence » s’est tenue à Genève du 7 au 9 septembre 2022, en présence d’actrices et d’acteurs de la transition, locaux et internationaux, comme Rajagopal et Jill, mais également les philosophes Patrick Viveret et Dominique Bourg, la réalisatrice Marie-Monique Robin, le professeur Dominique Steiler, expert de la paix économique, Sofia Stril-Rever, biographe du Dalaï Lama… Edith Boulanger et Yves Jean Gallas étaient également présents pour le Mouvement de la Paix. Tout un weekend riche d’échanges et de réflexions qui a permis à une soixantaine de personnes d’échanger sur des exemples et de nouvelles pratiques permettant d’envisager la mise en œuvre d’un autre modèle économique, un modèle dans lequel l’être humain cesserait de massacrer en permanence le vivant sur l’autel de l’argent, pour trouver enfin des solutions favorables à tou.te.s. Il y a du travail, mais l’urgence d’agir, de même que les milliers de projets positifs d’ores et déjà en cours partout sur la planète constituent autant de traces sur le chemin de cet autre monde possible.

Patrick Viveret à Uni Mail, Genève, le 8 octobre 2022 ©Benjamin Joyeux

Car comme le disait Gandhi, souvent cité par Rajagopal : « Il y a assez de tout dans le monde pour satisfaire aux besoins de l’homme, mais pas assez pour assouvir son avidité. »

Benjamin Joyeux

[1] https://www.sipri.org/sites/default/files/2022-04/milex_press_release_fre.pdf et ce chiffre va encore augmenter avec la guerre en Ukraine.

[2] https://www.planetoscope.com/elevage-viande/1172-.html

[3] https://www.oxfamfrance.org/rapports/dans-le-monde-dapres-les-riches-font-secession/

[4] https://www.zulma.fr/livre/il-faut-une-revolution-politique-poetique-et-philosophique/

[5] Lire à cet égard le grand Edgar Morin : https://www.ccfi.asso.fr/edgar-morin-pour-une-nouvelle-conscience-planetaire/

[6] Lire par exemple l’excellent ouvrage de Bénédicte Manier http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Un_million_de_r%C3%A9volutions_tranquilles-9791020904102-1-1-0-1.html

[7] Ibid.

[8] lire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Swaraj#:~:text=Le%20concept%20de%20swaraj%20insiste,mis%20sur%20la%20d%C3%A9centralisation%20politique

[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ahimsa

[10] Lire par exemple https://www.greenpeace.fr/connaitre-greenpeace/la-non-violence-reponse-a-lurgence-dagir/

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Janadesh_2007

[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jan_Satyagraha_2012

[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jai_Jagat_2020

[14] Lire https://jaijagatgeneve.ch/la-releve-par-une-economie-verte-et-non-violente/

 

L’urgence de la non-violence dans un monde qui s’effondre

Si les effets du changement climatique sont désormais parfaitement perceptibles en nos contrées, ils revêtent un caractère encore bien plus apocalyptique en certaines régions du monde, comme en Inde ou au Pakistan. Dans ce contexte d’effondrement planétaire, le message de non-violence porté par Gandhi et ses héritiers en provenance de l’Inde n’a sans doute jamais eu autant de pertinence. Alors parlons d’ « économie non-violente », en particulier à Genève, capitale de la paix et centre de pilotage de l’Agenda 2030 :

Apocalypse Now

Campagne du Madhya Pradesh après la mousson © Benjamin Joyeux

Après l’été qui vient de s’écouler, plus personne ne peut nier sans ignorance crasse ou mauvaise foi absolue la réalité du changement climatique dû aux activités humaines. Sécheresses historiques, canicules à répétition, pluies torrentielles… des phénomènes météorologiques extrêmes se multiplient et s’intensifient à toute vitesse partout sur la planète. En Suisse, en France et partout sur le continent européen, nous avons connu des vagues de chaleur, des épisodes de sécheresse et des incendies inédits ces trois derniers mois, soupçonnés d’avoir entraîné des pics de mortalité[1]. Mais si plus personne ne peut se sentir à l’abri du dérèglement du climat, certaines parties du monde se prennent ses effets de plein fouet avec une violence décuplée. Suprême injustice, bien souvent dans des zones où les habitant.e.s sont historiquement les moins responsables de ce changement, émettant encore aujourd’hui bien moins de gaz à effet de serre par tête que dans nos pays riches. C’est bien entendu le cas du Sous-Continent indien[2]. Cette année, entre mars et mai, l’Inde et le Pakistan ont connu plusieurs semaines consécutives de canicule à plus de 40°C[3], avec même 51°C enregistrés dans la ville pakistanaise de Jacobabad le 14 mai, un record mondial avant d’être battu par la ville iranienne d’Abadan et ses 53°C le 5 août dernier. Et depuis juin, la mousson frappe de plein fouet la zone, avec des conséquences cataclysmiques au Pakistan, dont plus du tiers du territoire est désormais inondé et plus de 1400 personnes disparues sous les eaux. Il y a trois jours, le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, en déplacement dans le pays, parlait même de « carnage climatique », appelant tous les grands pollueurs de la planète à « arrêter cette folie »[4]. Mais une actualité chasse l’autre, à une vitesse toujours plus grande, et tandis que les regards des grands médias sont braqués sur la famille royale britannique qui a perdu sa Reine mère, on oublie, donc on accepte tacitement, que des zones entières de la planète, dont une bonne partie de l’Inde et du Pakistan, ont toutes les chances de devenir totalement inhabitables dans les décennies qui viennent[5]. Et on ne parle pas là de zones désertiques mais bien au contraire de territoires abritant des centaines de millions de personnes. Ce constat est d’une violence insoutenable, et l’on se demande bien en effet, dans la droite ligne du patron de l’ONU, comment arrêter cette « folie ». Peut-être justement en s’inspirant d’idées et de traditions en provenance du Sous-Continent, comme celles du père de la Nation indienne, aujourd’hui sur tous les billets de banque mais bien peu dans les esprits, Mohandas Karamchand Gandhi, dit le « Mahatma », la « grande âme ».

Rajagopal devant la statue de Gandhi à Genève, nov. 2019 © Benjamin Joyeux

Gandhi reviens !

Si l’apocalypse climatique en cours est le fruit d’un modèle économique et de développement, d’un modèle civilisationnel même, en provenance de l’Occident et qui promut le profit, le commerce et plus largement l’argent comme valeur ultime de toute chose, il convient peut-être de décaler le regard afin de changer de paradigme. D’aller piocher d’autres visions du monde plus en symbiose avec le vivant, qui seraient susceptibles de nous offrir des pistes pour dévier la course folle à la destruction et à l’effondrement à laquelle nous assistons.

Ça tombe bien car la non-violence chère à Gandhi fait partie de ces visions nous ouvrant la porte d’un autre paradigme. Entendons-nous bien : Gandhi n’était pas un saint, et la non-violence son évangile. Simplement un avocat et communicant génial et visionnaire, au sens éthique extrêmement exigeant, qui a su prendre le meilleur de ce qu’offrait tant la tradition indienne que les grands textes occidentaux (il a réussi à faire la synthèse entre les Védas, les Evangiles et les idées pacifistes de grands auteurs comme Tolstoï) afin de proposer à l’Inde puis au monde un autre modèle de « développement ». Ce que nous entendons par « non-violence » en nos contrées est en fait le principe d’« ahimsa », mot sanskrit signifiant plus largement «bienveillance » et « respect de la vie », de toute forme de vie. Il s’agit donc, de façon bien plus large qu’un simple refus de la violence, de promouvoir des relations pacifiées et harmonieuses avec l’ensemble du vivant. Ce principe intangible, sur une planète dont l’espèce dominante, homo sapiens, détruit chaque année sur l’autel de son alimentation au moins 65 milliards d’animaux terrestres et plus de 1000 milliards d’animaux marins, peut par exemple utilement nous inspirer. C’est en apprenant les racines de l’ahimsa, après plusieurs voyages en Inde, que j’ai par exemple décidé de devenir strictement végétarien il y a dix ans, afin de ne plus participer à mon échelle à ce massacre généralisé. Les mouvements animalistes qui ne cessent de se développer ces dernières années s’inspirent en partie de ces idées. Des idées qui bien avant Gandhi existaient plus près de nous avec par exemple Pythagore, Léonard de Vinci ou encore Schopenhauer ou Marguerite Yourcenar[6].

Rendre l’économie non-violente

C’est sans aucun doute dans le monde de l’économie que les idées de non-violence sont les plus nécessaires, à l’heure où nous n’avons historiquement jamais créé autant de richesses aussi mal réparties. En 2020 par exemple, les 50% les plus pauvres de la planète détenaient à peine 2% des biens privés, alors que les 10% les plus riches en possédaient 76%[7]. Cette violence structurelle de l’économie mondiale doit être combattue non seulement pour les populations les plus pauvres de la planète, comme les petits paysans sans terre indiens, mais également pour l’ensemble de l’humanité. Rappelons que le premier Objectif de développement durable de l’Agenda 2030, ratifié par l’immense majorité des Etats de la planète, veut « éliminer la pauvreté » d’ici à 2030. Les mots ont un sens et pour l’instant on est loin du compte[8]. Mieux répartir les richesses donc, mais également produire autrement, notamment en relocalisant, afin de cesser en permanence de rejeter du carbone dans l’atmosphère et d’éradiquer le vivant. Là encore on trouve des idées extrêmement intéressantes chez Gandhi comme le swaraj[9] ou l’autogouvernance des peuples et des individus afin de reprendre en main leur souveraineté. La relocalisation, l’économie circulaire, les systèmes d’échanges locaux, les monnaies complémentaires, les AMAP… tous ces nouveaux instruments au service d’une autre économie, plus vertueuse et pas moins rentable à moyen et long terme, peuvent utilement s’inspirer de principes gandhiens remis au goût du jour. La non-violence n’a pas à se cantonner à la sphère militante associative et à Alternatiba ou Extinction Rebellion. Sur une planète qui vient de dépenser pour la première fois plus de 2000 milliards de dollars en armement[10], non seulement la non-violence n’est pas un concept dépassé, mais elle est au contraire plus nécessaire et urgente que jamais.

Une conférence à Genève du 7 au 9 octobre prochains

Rajagopal[11], initiateur de la grande marche mondiale Jai Jagat[12] qui devait rejoindre Genève en septembre 2020, partie de Delhi un an plus tôt, et qui a dû stopper en Arménie en mars 2020 pour cause de pandémie, sera de passage à Genève à partir du 5 octobre prochain. L’occasion d’échanger avec lui et beaucoup d’autres sur la force de la non-violence et notamment ce qu’elle peut apporter à l’économie. C’est l’objet de la conférence qui se tiendra à Uni Mail du 7 au 9 octobre[13]. Faisons grandir les rangs de toutes celles et ceux qui refusent un monde de plus en plus destructeur et inégalitaire, qui obère directement notre avenir et celui de nos enfants. Comme le disait si justement Gandhi : « Il y a assez de tout dans le monde pour satisfaire aux besoins de l’homme, mais pas assez pour assouvir son avidité. »

Benjamin Joyeux

* Inscription à la conférence : https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLSdFQu4w_g20DC0mDA1HGmEydZHr396pGprleFqZCPIqxQWB9w/viewform

* Programme : https://jaijagatgeneve.ch/apres-la-pandemie-reenchanter-leconomie-par-la-non-violence/

 

[1] Lire https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/09/05/la-canicule-vraisemblablement-a-l-origine-de-plus-de-11-000-deces-supplementaires-en-france-cet-ete_6140294_3224.html#:~:text=En%202022%2C%20plus%20de%2011,sans%20%C3%A9pid%C3%A9mie%20de%20Covid%2D19.

[2] Lire par exemple https://www.notre-environnement.gouv.fr/rapport-sur-l-etat-de-l-environnement/international/comparaisons-internationales/article/l-empreinte-carbone-comparaisons-mondiales

[3] Lire notamment https://fr.wikipedia.org/wiki/Canicule_de_2022_en_Inde_et_au_Pakistan

[4] Lire notamment https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/en-images-le-pakistan-victime-d-inondations-meurtrieres-qualifiees-de-carnage-climatique-par-l-onu_5353699.html

[5] Lire par exemple https://www.geo.fr/environnement/rechauffement-climatique-certaines-parties-de-linde-pourraient-devenir-inhabitables-196427

[6] Lire https://www.radiofrance.fr/franceculture/aux-origines-du-vegetarisme-8919790

[7] Lire un des plus grands spécialistes en la matière, Thomas Piketty : https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2021/12/14/les-nouvelles-inegalites-mondiales/

[8] Lire par exemple https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/perspective-terrifiante-plus-de-260-millions-de-personnes-pourraient-basculer-dans-la-pauvrete-extreme-cette-annee/

[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Swaraj

[10] https://sipri.org/sites/default/files/2022-04/milex_press_release_fre.pdf

[11] lire https://www.letemps.ch/monde/lindien-rajagopal-un-marcheur-un-nouvel-ordre-mondial

[12] Voir https://jaijagatgeneve.ch/video-jai-jagat-2020-en-bref/

[13] Programme et inscription ici : https://jaijagatgeneve.ch/apres-la-pandemie-reenchanter-leconomie-par-la-non-violence/

Une impartialité indienne qui renforce l’axe autoritaire

Alors que depuis son indépendance et durant la Guerre Froide, l’Inde de Gandhi et de la dynastie Nehru se caractérisait par son non-alignement (et dans une moindre mesure par la non-violence à l’international), il semble bien que l’Inde de Modi, tout en essayant de « ménager la chèvre et le choux », fasse plutôt le choix des dictatures chinoise et russe, toujours dans son propre intérêt. Et Delhi de redessiner actuellement, qu’elle le veuille ou non, la carte géopolitique mondiale au profit d’un axe autoritaire avec Moscou et Pékin contre l’Occident, mais surtout contre les droits humains:

Alors qu’on découvre médusé en ce début de semaine les images atroces des massacres de Boutcha (40 km de Kiev) perpétrés sans guère de doute par l’armée russe, se joue plus à l’Est un jeu diplomatique rebattant en quasi instantané les cartes de la géopolitique mondiale.

Delhi courtisée de toute part

Il y a quelques jours, les 31 mars et 1er avril, Sergueï Lavrov, le désormais tristement célèbre ministre russe des affaires étrangères, était à Delhi, reçu par son homologue indien, Subrahmanyam Jaishankar, mais surtout par Narendra Modi lui-même pendant une quarantaine de minutes. Lavrov s’est rendu en Inde pour renforcer ses liens commerciaux avec le Sous-Continent, alors que la Russie fait face à des sanctions économiques inédites depuis son invasion de l’Ukraine. Moscou cherche en effet à contourner le boycott des importations d’énergie en Europe et aux Etats-Unis, en vendant notamment davantage de pétrole à l’Inde. Le Premier Ministre nationaliste indien pour sa part a pu ainsi montrer qu’il ne s’en laisserait pas compter par les Occidentaux et qu’il choisissait ses alliances géopolitiques avant toute chose dans l’intérêt des besoins indiens, besoins gigantesques dans un pays de 1,4 milliards d’habitants. L’Inde dépend également énormément de Moscou pour ses achats d’armement, achats qui ont explosé ces dernières années[1].

Ce 31 mars, Liz Truss, ministre britannique des affaires étrangères, était également de passage dans la capitale indienne pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères et exhorter Delhi à prendre une position plus ferme face à l’agression russe de l’Ukraine[2]. La veille, c’était Daleep Singh, Conseiller adjoint à la Sécurité Nationale des États-Unis, qui était à Delhi afin lui aussi de débattre avec ses homologues indiens des « conséquences de la guerre injustifiée de la Russie contre l’Ukraine et l’atténuation de son impact sur l’économie mondiale », dixit la Maison Blanche. Cette dernière visite, de la part d’un diplomate américain aux origines indiennes, a été largement commentée sur le Sous-Continent, et pas toujours en les termes les plus flatteurs[3]. La semaine précédente, le 25 mars, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi était en visite de travail en Inde pour rencontrer le Conseiller indien à la sécurité nationale Ajit Doval.

Bref, ces derniers jours, Delhi est devenue the place to be pour la diplomatie mondiale. Mais l’Inde de Modi semble bien vouloir continuer à jouer sa carte de la neutralité et de l’impartialité au seul profit de ses intérêts économiques et politiques, quels que soient par ailleurs les exactions et crimes de guerre proférés par la Russie en Ukraine. Visiblement, le pétrole et les armes russes valent bien de détourner le regard.

Une impartialité qui finit par s’aligner sur le pire…

Lors du vote de la résolution déplorant l’invasion russe de l’Ukraine à l’Assemblée générale des Nations unies, le 2 mars dernier[4], si 141 Etats ont voté en sa faveur, cinq ont voté contre (Belarus, Corée du Nord, Érythrée, Syrie et Russie évidemment) et 35 se sont abstenus, dont la Chine et l’Inde.

Delhi est partenaire des Occidentaux dans la zone indo-pacifique et s’est rapprochée des Etats-Unis ces dernières années face à la menace chinoise. Car l’Inde est toujours en conflit frontalier avec la Chine depuis des décennies[5] et reste méfiante vis-à-vis de son puissant voisin. Néanmoins le Sous-Continent, fidèle à priori à son histoire de « non-alignement » (le terme a même été inventé par le Premier ministre indien Nehru qui refusait que son pays choisisse un camp entre URSS et Etats-Unis pendant la Guerre Froide), reste pour l’instant sourd aux arguments de Washington tant contre Moscou que contre Pékin.

Sauf que ce refus indien de condamner des exactions et des crimes de guerre de plus en plus injustifiables de la part de la Russie de Poutine en Ukraine est en train de dessiner une nouvelle carte mondiale. Une carte dans laquelle ce n’est pas tant le déclin de l’Occident qui est en jeu que le respect universel des droits humains, des institutions internationales et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

La Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping s’entendent aujourd’hui très bien sur l’essentiel : l’autoritarisme. Les deux dictateurs commettent à l’intérieur de leurs frontières des crimes abjectes contre l’humanité, à l’égard des Ouïgours, des Tchétchènes, des Ukrainiens, des minorités en général… Les médias russes comme chinois sont muselés, et les principaux opposants, emprisonnés ou exilés quand ce n’est pas tués. L’invasion de l’Ukraine donne des idées à Xi concernant Taiwan…

… et qui renforce l’axe autoritaire

Alors au-delà des grands discours contre l’impérialisme occidental et américain qui peuvent se comprendre (on ne peut pas dire que les guerres de Washington en Irak et en Afghanistan aient facilité l’avènement d’un nouvel ordre mondial apaisé et respectant enfin la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948), Narendra Modi devrait se souvenir que contrairement à ses deux grands voisins, l’Inde est une démocratie depuis son indépendance en 1948. Certes une démocratie imparfaite, en danger ces derniers temps étant données notamment les exactions commises à l’encontre de la minorité musulmane par les nationalistes hindous au pouvoir ou encore les pressions exercées sur les médias. Mais une démocratie quand même, dans laquelle l’ensemble des citoyennes et citoyens indiens ont encore leur mot à dire.

Ce refus de reconnaître l’inacceptable, c’est-à-dire la guerre de Poutine en Ukraine, plutôt que de garantir l’indépendance indienne, risque surtout de renforcer l’axe autoritaire Pékin-Moscou et de donner des ailes à tous les apprentis dictateurs de la planète au détriment des droits humains, au Nord comme au Sud et à l’Est comme à l’Ouest. Gandhi comme Nehru doivent se retourner dans leur tombe.

[1] Lire notamment https://information.tv5monde.com/info/contrat-de-vente-d-armes-record-entre-l-inde-et-la-russie-263955

[2] Lire https://www.theguardian.com/politics/2022/mar/30/liz-truss-india-visit-narendra-modi-russia-sergei-lavrov

[3] Lire notamment https://www.firstpost.com/opinion/us-deputy-nsa-daleep-singhs-threats-of-consequences-point-to-a-fissure-within-joe-biden-administration-on-india-10510802.html

[4] Voir https://news.un.org/fr/story/2022/03/1115472

[5] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_frontalier_sino-indien

COP 26: l’avenir climatique entre les mains de l’Inde?

Le premier Ministre indien était présent à Glasgow à l’ouverture de la COP 26 ce 1er novembre pour vanter, en bon nationaliste, les actions de son gouvernement face au changement climatique. Au-delà des discours de ses dirigeants, il est indéniable que l’Inde détient entre ses mains une bonne part de notre avenir climatique, avec les impasses de son modèle mais également ses myriades de solutions.

Madhya Pradesh, Inde, nov. 2019, copyright Benjamin Joyeux

L’Inde au centre de la bataille climatique

En matière de lutte contre le changement climatique, si la majeure partie des regards se fixent sur la Chine et les Etats-Unis, l’Inde est un pays désormais surveillé de près. En effet, le sous-Continent est devenu en l’espace de quelques années le quatrième émetteur mondial de gaz à effet de serre derrière la Chine, les Etats-Unis et l’Union européenne. D’après l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’Inde produit aujourd’hui la même quantité de CO2 que l’UE, même si sa consommation par habitant est inférieure de deux tiers à celle des Européens, et pourrait bien devenir au cours de ce siècle le tout premier pollueur mondial si la Chine et les Etats-Unis réussissent à tenir leurs engagements en termes de réduction de gaz à effet de serre.

Si le dirigeant chinois Xi Jinping brillait par son absence à l’ouverture officielle de la COP 26 à Glasgow ce lundi 1er novembre, le Premier ministre indien avait lui répondu présent et était l’objet de toutes les attentions. En bon nationaliste, Narendra Modi n’a pas lésiné sur les sur les mérites des politiques publiques engagées par son gouvernement, soulignant comment des programmes comme le Clean India Mission[1] avaient pu améliorer la qualité de vie des citoyens indiens. Pressé par ses partenaires et critiqué jusqu’alors pour son absence d’engagements chiffrés, Modi a fixé l’objectif de neutralité carbone (zéro émission nette) pour 2070. Il s’est également engagé à ce que l’Inde réduise de 45 % l’intensité de carbone de son économie et ses émissions de carbone d’un milliard de tonnes d’ici à 2030. Le dirigeant nationaliste n’a pas manqué également de se faire le porte-voix des pays en développement, dénonçant les “promesses vides” des Etats développés qui s’étaient engagés à hauteur de 100 milliards de dollars par an pour les aider à faire face au changement climatique et n’ont pas jusqu’à présent versé l’intégralité de cette somme. Mais Modi n’est peut-être pas à Glasgow uniquement par conviction écologique (un sujet qui ne semble pas particulièrement le passionner en interne, quand on voit notamment la privatisation agricole en cours qui mobilise toujours à son encontre des dizaines de milliers de paysans indiens[2]) mais également pour parler business et « croissance verte » avec son homologue britannique.

Soleil Vert

En effet, l’Inde et la Grande Bretagne doivent annoncer, ce mardi 2 novembre en pleine COP 26, le renforcement de leur partenariat au sein de l’Alliance Solaire Internationale (ISA) avec l’initiative One Sun One World One Grid[3]. Ce méga plan solaire vise à encourager l’interconnexion des infrastructures d’énergie solaire à l’échelle mondiale, un peu l’équivalent en panneaux photovoltaïques des Nouvelles Routes de la soie chinoises. D’après le ministère britannique des affaires, de l’énergie et de la stratégie industrielle (BEIS), il s’agit de rassembler « une coalition internationale de gouvernements nationaux, d’organisations financières et d’opérateurs de réseaux électriques afin d’accélérer la construction des nouvelles infrastructures nécessaires pour fournir une augmentation massive d’une énergie sûre, fiable et abordable »[4].  Il s’agit surtout, comme l’a récemment annoncé l’ISA, d’engranger 1 000 milliards de dollars d’investissements mondiaux pour l’énergie solaire en partenariat avec Bloomberg Philanthropies dans les pays membres de l’ISA (98 pays soutiennent officiellement cette coalition dirigée par l’Inde). Ainsi la COP de Glasgow constitue surtout pour le dirigeant nationaliste indien une belle occasion de parler business et « croissance verte » en posant son pays au centre de l’échiquier mondial, à l’instar d’ailleurs de bons nombres de dirigeants de la planète (comme Emmanuel Macron qui envisage la transition écologique uniquement en termes technologiques, voyant dans le changement climatique une excellente opportunité de relancer le nucléaire français[5]). Sauf que cette « croissance verte » risque bien de n’être qu’un mirage de plus de notre civilisation malade.

L’Inde laboratoire de la transition et de ses contradictions

Comme le souligne l’économiste français Jean-Joseph Boillot dans une interview[6], l’Inde semble constituer un excellent laboratoire pour l’adaptation au changement climatique des pays les plus pauvres, avec les contradictions inhérentes à la « croissance verte » comme unique solution. 22 des 30 villes les plus polluées du monde se trouvent désormais en Inde et la pollution ne cesse de s’y aggraver, ce alors que le pays est devenu dans le même temps troisième producteur mondial d’énergie renouvelable avec une offre de solaire et d’éolien qui explose. Ainsi cette « croissance verte » vantée aujourd’hui par bon nombre des dirigeants de la planète comme réponse adéquate au changement climatique s’avère largement un vœu pieu. Le développement des énergies renouvelables et des nouvelles technologies vient en effet s’ajouter au charbon qui reste la première énergie consommée par une majeure partie de la population indienne, en particulier les populations les plus pauvres dans les zones rurales[7]. Et rappelons qu’en Inde, 2e pays le plus peuplé de la planète avec 1,35 milliard d’habitants (et qui devrait être le 1er en dépassant la Chine au cours de cette décennie d’après les projections des Nations Unies), pour environ 400 millions de classes moyennes et une poignée de milliardaires (177 d’après Capital), il y a surtout plus de 800 millions de « pauvres » vivant de l’économie informelle. Ce gouffre dantesque des inégalités s’est de plus accentué avec la pandémie de Covid 19[8] qui a fait retomber environ 230 millions de personnes sous le seuil de la pauvreté.

Village du MP, nov. 2019, copyright BJ

La réponse au changement climatique passe donc surtout par une plus grande justice sociale, pour un partage équitable du fardeau climatique, et par une réflexion sur la sobriété énergétique des plus favorisés, dans un monde où les 10 % les plus riches sont responsables de la moitié des émissions planétaires, tandis que la moitié la plus pauvre n’en émet que 12 %[9]. Injustice planétaire ultime, où ce sont les plus pauvres, parmi les différents pays et au sein de ceux-ci, qui sont les premières victimes des dérèglements climatiques dont ils sont les moins responsables[10].

Les réponses de la société civile indienne

Loin des grands projets et discours du Premier Ministre indien et de ses homologues à Glasgow, une société civile mobilisée grouille un peu partout et met en œuvre sur le terrain des solutions concrètes pour répondre à la fois à l’urgence environnementale et à l’urgence sociale. Et en Inde, riche de ses millions d’ONG, d’associations et de mouvements sociaux (pays qui en compte le plus au monde), ce constat est particulièrement probant. Dans la droite ligne du Mahatma Gandhi, beaucoup d’activistes interrogent notamment notre modèle de civilisation basé uniquement sur l’argent et la technique pour promouvoir la non-violence et la résilience à l’échelle locale. Un exemple parmi tant d’autres, celui de Pushpanath Krishnamurthy. Ce citoyen britannique d’origine indienne (Bangalore) et militant gandhien vient de parcourir à pied les quelques 600 km séparant Londres de Glasgow en 20 jours pour interpeller les chefs d’Etat, et en particulier Narendra Modi, sur la nécessaire mise en œuvre urgente de la justice climatique. Il avait déjà marché en décembre 2009, d’Oxford au Royaume-Uni jusqu’à Copenhague à l’occasion de la COP 15 et témoignait hier sur India Today ci-dessous :

 

Ami de la grande marche Jai Jagat Delhi-Genève pour la justice et la paix (dont il porte l’écharpe autour du cou), Pushpanath Krishnamurthy transmet le message de justice et de paix en bon héritier de Gandhi avec humilité et détermination. Espérons qu’il puisse être entendu par les grands de ce monde.

L’essayiste indienne à succès Mira Kamdar écrivait déjà en 2008 : « Il n’y a aucun défi auquel nous faisons face, aucune occasion que nous saisissons, où l’exemple de l’Inde n’est pas de réelle pertinence.[11]» Ainsi, entre les mirages de la croissance verte et les combats de sa société civile, le Sous-Continent indien semble bien porter en son sein tous les grands enjeux de notre planète mis en scène à l’occasion de cette grande messe climatique de Glasgow.

Benjamin Joyeux

[1] Le Clean India Mission, ou Swachh Bharat Abhiyan, est un programme indien visant à améliorer l’assainissement dans tout le pays lancé en octobre 2014. L’un de ses objectifs est notamment de réduire la défécation en plein air par la construction de toilettes.

[2] Lire notamment https://blogs.letemps.ch/benjamin-joyeux/2021/03/17/modi-en-passe-de-reussir-la-convergence-contre-lui/

[3] Lire notamment https://www.business-standard.com/article/current-affairs/one-sun-one-world-one-grid-all-you-need-to-know-about-solar-strategy-120081500417_1.html

[4] Lire https://kashmirreader.com/2021/11/01/india-uk-to-launch-solar-green-grids-initiative-at-cop26-2/

[5] Lire notamment https://www.mediapart.fr/journal/international/011121/la-cop26-le-double-jeu-hypocrite-d-emmanuel-macron

[6] Lire https://www.atlantico.fr/article/rdv/cop-26—et-pendant-que-tout-le-monde-regarde-la-chine-que-se-passe-t-il-en-inde-sur-le-front-du-co2-jean-joseph-boillot

[7] Lire notamment le reportage d’Al Jazeera : https://www.aljazeera.com/gallery/2021/11/1/photos-climate-crisis-saved-by-coal-far-from-cop26-another-reality-in-india

[8] Lire https://www.lapresse.ca/affaires/economie/2021-08-21/la-presse-en-inde/les-riches-s-enrichissent-les-pauvres-s-appauvrissent.php

[9] Lire les travaux du World Inequality Lab (WIL) : https://halshs.archives-ouvertes.fr/WIL

[10] Lire https://www.geo.fr/environnement/le-palmares-2021-des-pays-les-plus-menaces-par-le-changement-climatique-203518

[11] Dans son excellent essai Planet India – L’ascension turbulente d’un géant démocratique, Actes Sud, 2008.

 

21 septembre: les héritiers de Gandhi en marche pour la justice et la paix

Chaque année, la Journée internationale de la paix est célébrée le 21 septembre un peu partout sur la planète. Evidemment en Inde, pays du Mahatma Gandhi, cette journée a une saveur toute particulière. C’est la date choisie par le leader gandhien Rajagopal P.V et son organisation Ekta Parishad pour lancer une marche pour la justice et la paix de douze jours à travers l’Inde :

Marcher, toujours marcher, pour défendre la paix, la justice et « l’ahimsa », la philosophie non-violente telle que léguée à l’Inde et au reste du monde par le Mahatma Gandhi, tel est le crédo de Rajagopal P.V. Cet infatigable ambassadeur des Adivasis et autres communautés marginalisées indiennes continue, à 73 ans passés, de se battre pour les petits paysans indiens et toutes celles et ceux que les politiques économiques et de développement laissent au bord du chemin.

Marche en inde
Rajagopal au centre de cette nouvelle marche pour la justice et la paix

Ces dernières années, on avait pu croiser plusieurs fois Rajagopal à Genève, en train de promouvoir la campagne « Jai Jagat ». Signifiant la « victoire du monde » en Hindi, la Jai Jagat consistait en une grande marche partie de Delhi le 2 octobre 2019, 175 anniversaire de Gandhi, pour rejoindre à pied Genève et le siège européen des Nations Unies un an plus tard, le 21 septembre 2020, pour la journée internationale de la paix. Malheureusement la pandémie de Covid 19 devait en décider autrement. Après presque six mois de marche à travers l’Inde, puis le Pakistan, l’Iran et l’Arménie pour une partie d’entre eux, les marcheuses et marcheurs indiens et internationaux de Jai Jagat, menée par Rajagopal, avaient dû s’arrêter à Erevan, la capitale arménienne. A leur grand dam, ils s’étaient dès lors retrouvés obligés de rejoindre leur pays respectif, l’ensemble des frontières de la planète fermant progressivement face à la première vague de pandémie. Rentrés en Inde, Rajagopal et son mouvement de défense des petits paysans Ekta Parishad se consacraient alors pleinement au soutien des Indiens les plus démunis, dont les familles des travailleurs journaliers, très impactées par les mesures de confinement prises par le gouvernement indien.

Néanmoins l’idée de la campagne Jai Jagat, cette idée que « personne ne doit rester au bord du chemin » et que la non-violence telle que défendue par Gandhi est un message essentiel pour l’Inde mais également pour l’ensemble de la planète, notamment pour réussir à mettre en œuvre l’Agenda 2030 des Nations Unies, reste plus que jamais d’actualité.

12 jours de marches et d’actions à travers le Globe

C’est pourquoi ce 21 septembre 2021, Rajagopal P.V a repris la route et son bâton de pèlerin pour une marche de douze jours à travers l’Inde, jusqu’au 2 octobre, journée internationale de la non-violence et anniversaire du Mahatma Gandhi. Rajagopal et son équipe ont inauguré cette campagne par un jeûne d’une journée à Patna, capitale de l’Etat du Bihar. Durant ces 12 jours, il est prévu qu’au moins 5000 personnes marchent dans plus d’une centaine de districts indiens, répartis sur l’ensemble du pays, pour parcourir environ 10 000 km et recueillir tout au long du parcourir les doléances des villageois et solutions locales non-violentes pour permettre à tous d’accéder aux biens essentiels.

Marche en Inde
Femmes indiennes marchant pour la justice et la paix

En parallèle, à travers le globe, le réseau international de Jai Jagat a prévu un programme de 12 journées d’actions permettant d’aborder des sujets aussi essentiels que le changement climatique, la transition vers une économie non violente, les migrations, le développement de du leadership basé sur la non-violence, en particulier à destination des jeunes générations, etc.[1]

Ainsi par exemple, ce mardi 21 septembre à Genève, autour de la statue de Gandhi dans le parc de l’Ariana et à quelques encablures du Palais des Nations Unies, une méditation pour la paix se déroule à 18h[2].

Pour Rajagopal, l’objectif de ces marches indiennes et différentes actions internationales est également de « mettre sur la table la nécessité de créer en Inde un ministère de la non-violence et de la paix, mais également d’œuvrer à la transition vers une économie non-violente partout sur la planète, en recueillant notamment un certain nombre de signatures à adresser aux Nations Unies ».

Alors que de très nombreux pays sont encore englués dans l’urgence de la crise sanitaire, et tandis qu’une nouvelle Guerre Froide se dessine entre la Chine et les Etats-Unis, ces différentes actions peuvent sembler bien vaines. Pourtant, redéfinir notre rapport à la nature et renouer avec le vivant pour prévenir des futures pandémies, tout comme défendre la paix et la non-violence face au spectre de la guerre qui ne cesse de grandir, n’ont peut-être jamais eu autant de pertinence qu’aujourd’hui.

Et comme le disait Gandhi : « La différence entre le possible et l’impossible se trouve dans la détermination. »

Benjamin Joyeux

[1] Voir le programme sur : https://jaijagatgeneve.ch/12-journees-dactions-jai-jagat/

[2] Voir https://www.facebook.com/events/1282452438854729?ref=newsfeed

Liberté de la presse et droits humains menacés sur fond de pandémie dans l’Inde de Modi

L’Inde, censée être la « plus grande démocratie du monde », mérite-t-elle encore d’être surnommée ainsi, à l’heure notamment où les entraves à l’encontre du travail des journalistes ne cessent d’augmenter ? Il semble bien que sous le gouvernement Modi, sur fond de pandémie, la liberté de la presse et les droits humains se réduisent comme peau de chagrin.

142. Dit comme ça, ce chiffre peut paraître anecdotique. Il s’agit pourtant du score indien au classement mondial de la liberté de la presse établi chaque année par Reporters sans frontières. Et en se plaçant à la 142e place sur 180 en 2021, l’Inde fait pâle figure, loin derrière la plupart des Etats qualifiés de « démocratiques ». Certes le Sous-Continent indien connaît depuis des décennies une « tradition » de violences de toutes sortes exercées par différentes mafias et divers potentats locaux lorsque leur business est menacé par des enquêtes de journalistes un peu trop indépendants. Quatre journalistes ont même été tués en 2020 pour avoir exercé leur métier. Mais l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi et du parti extrémiste hindou du BJP en 2014, réélu très largement en 2019, a considérablement compliqué l’exercice du métier de journaliste sur le Sous-Continent. En particulier pour celles et ceux cherchant à travailler en toute indépendance du pouvoir, tant politique qu’économique. Et la pandémie de Covid 19 n’a rien arrangé.

Un pouvoir dépassé par la pandémie

Le premier ministre Narendra Modi doit son succès politique à l’exacerbation des tensions qu’il n’a cessé de jouer depuis le début de sa carrière à l’encontre des minorités indiennes, et en particulier vis-à-vis de la communauté musulmane. Alors qu’il bénéficiait encore en 2019 d’un soutien populaire très élevé, la pandémie de Covid 19 l’a mis en grande difficulté à partir de mars 2020. L’Inde a en effet subi de plein fouet depuis l’année dernière trois vagues pandémiques face auxquelles il est reproché au pouvoir actuel de ne pas avoir suffisamment réagi. Actuellement, en plus d’une troisième vague, de nombreux malades doivent faire face dans le sillage du Coronavirus à la menace d’un champignon extrêmement invalidant et souvent mortel, la mucormycose[1]. Cette infection des sinus et du cerveau se traite notamment par ablation du nez ou même des yeux et entraîne souvent la mort des malades. Plus de 45 000 personnes en auraient été victimes et plus de 4200 personnes auraient succombé à la maladie d’après les autorités locales[2].

Le gouvernement du BJP a été largement dépassé par l’ampleur de la pandémie tout au long de ces derniers mois. Alors qu’il annonçait encore récemment 420 000 décès, le nombre de morts réels de la Covid serait dix fois plus élevé, entre 3,4 et 4,7 millions, faisant de l’Inde le pays le plus touché au monde, devant le Brésil et les Etats-Unis. C’est grâce au travail indépendant et méticuleux de médias comme le Dainik Bhaskar, un des journaux les plus lus du pays, que l’ampleur réelle de la pandémie a été connue du grand public, malgré les démentis des autorités. Mais plutôt que de changer de stratégie sanitaire, le gouvernement de Narendra Modi a préféré utiliser la manière forte pour bâillonner toute critique et voix discordante au storytelling officiel des extrémistes hindous au pouvoir.

Une crise bien commode pour museler toute voix dissidente

Près de 60 journalistes indiens font l’objet de plainte depuis l’année dernière pour avoir décrit et dénoncé la gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement Modi. Ce dernier use sans vergogne de la section 124A du Code Pénal indien, punissant de prison à perpétuité les personnes se rendant coupables du crime de « sédition », une notion suffisamment vague juridiquement pour être instrumentalisée à dessein par les autorités. Un recours abusif à ce texte a d’ailleurs été reconnu par la Cour suprême, plus haute juridiction indienne le 15 juillet dernier[3]. Et le gouvernement fait feu de tout bois en attaquant également les médias dissidents comme que le Dainik Bhaskar sur le front fiscal, ayant remercié le journal d’avoir bien fait son travail sur la pandémie en lui envoyant la brigade financière le 22 juillet dernier.

Un pouvoir de plus en plus fébrile et critiqué

Cette politique agressive vis-à-vis des médias indépendants démontre surtout la fébrilité de plus en plus flagrante de l’actuel pouvoir indien face aux critiques de sa politique qui se développent sur plusieurs fronts : loi très controversée sur la citoyenneté de décembre 2019, gigantesques manifestations paysannes aux portes de Delhi depuis novembre 2020[4], critiques de plus en plus nombreuses de sa gestion de la crise sanitaire[5], soupçons de corruption qui se multiplient[6]

Tant et si bien que la stratégie de mutisme des Occidentaux face aux dérives autoritaires du gouvernement Modi, au nom du développement des affaires avec le Sous-Continent, commence à se fissurer : le secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken, en visite en Inde le mercredi 28 juillet, a ainsi insisté sur la nécessité du respect des droits humains[7] par l’Inde. Malheureusement d’autres pays comme la France n’en sont pas encore là[8].

Quoi qu’il en soit, entre une gestion cataclysmique de la pandémie et un autoritarisme de plus en plus flagrant, en particulier vis-à-vis des médias et journalistes indépendants, le gouvernement Modi abîme gravement les standards démocratiques indiens. Et ça commence à se voir, tant en Inde qu’à l’étranger. Espérons que les prochaines élections reflèteront cette réalité et remettront l’Inde sur les rails de son image de « plus grande démocratie du monde ».

Benjamin Joyeux

[1] Lire https://theconversation.com/covid-19-quest-ce-que-la-mucormycose-linfection-fongique-qui-frappe-les-malades-indiens-161788

[2] Lire également https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/covid-19-cinq-questions-sur-le-champignon-mortel-qui-infecte-de-nombreux-malades-en-inde_4717503.html

[3] Lire l’article de Sophie Landrin dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/26/le-gouvernement-indien-intensifie-sa-repression-contre-les-medias-independants_6089596_3210.html

[4] Lire notamment https://blogs.letemps.ch/benjamin-joyeux/2021/03/17/modi-en-passe-de-reussir-la-convergence-contre-lui/

[5] Lire notamment cet article du Temps : https://www.letemps.ch/monde/narendra-modi-limage-puissance-celle-desastre

[6] Lire notamment https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/RACINE/60337

[7] Lire https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/29/antony-blinken-met-l-inde-en-garde-sur-les-droits-de-l-homme_6089915_3210.html

[8] Lire https://blogs.letemps.ch/benjamin-joyeux/2021/05/11/le-business-des-armes-se-poursuit-entre-paris-et-delhi-en-pleine-pandemie/

Le business des armes se poursuit entre Paris et Delhi en pleine pandémie

Alors que l’Inde affronte actuellement une terrible crise sanitaire et que les associations et ONG sur place multiplient les appels à l’aide internationale, la France, « patrie des droits de l’Homme », continue d’entretenir ses relations très « armées » avec Delhi, sur fond de grave soupçon de corruption :

« Le cynisme, c’est connaître le prix de tout et la valeur de rien » écrivait Oscar Wilde. Une maxime qui semble illustrer à merveille les relations actuelles entre les autorités françaises et indiennes.

Avec plus de 400 000 contaminations et plus de 4000 morts quotidiens, des cimetières et crématoriums totalement saturés et des hôpitaux submergés, l’Inde affronte actuellement une vague de Covid 19 désormais hors de contrôle. Qui plus est, en se répandant et se multipliant de la sorte, le virus ne cesse de muter et risque bien de mettre en danger l’ensemble de l’humanité. Le variant indien du Covid 19, sous son nom scientifique B.1.617, considéré comme plus contagieux, vient en effet d’être classé ce lundi 10 mai par l’Organisation mondiale de la Santé comme “préoccupant au niveau mondial”[1].

L’Inde se trouve ainsi véritablement au bord du gouffre, la terrible crise sanitaire qui la frappe se doublant d’une crise sociale sans précédent depuis des décennies, frappant en premier lieu comme souvent les populations les plus démunies. Ce sont également 247 millions d’enfants qui sont actuellement privés d’école[2]. Tant et si bien que les appels à l’aide internationale se multiplient[3].

Dans ce contexte assez apocalyptique, le business as usual en matière d’armement continue néanmoins entre Paris et Delhi, comme nous l’indique notamment le Canard enchaîné de cette semaine dans un article De Claude Angeli, toujours bien informé : on y apprend que Rakesh Bhadauria, le chef de l’armée de l’air indienne, était en visite (officielle et discrète) en France entre le 19 et le 25 avril derniers pour entamer une négociation sur l’achat de six Airbus A330 MRTT[4]. Ces gros porteurs de la firme aéronautique européenne basée à Toulouse permettraient à Delhi de pouvoir ravitailler en vol ses 36 avions Rafale d’ores et déjà achetés à la firme française Dassault (« cocorico ! »). Cela afin d’augmenter notamment le champ d’action de Delhi en matière de dissuasion nucléaire. Car face à ses rivaux pakistanais et chinois, l’Inde ultra-nationaliste de Narendra Modi ne cesse de vouloir « montrer ses muscles ».

L’actuel premier Ministre indien Narendra Modi et son parti du BJP (Bharatiya Janata Party), selon leur rhétorique ultra-nationaliste et guerrière, n’ont de cesse de désigner des ennemis intérieurs et extérieurs, principalement musulmans, pour renforcer leur pouvoir[5]. Formés par le Rashtriya Swayamsevak Sang (RSS), un groupe paramilitaire nationaliste hindou ultra-violent, Modi et ses alliés politiques, dont son compère de toujours et actuel Ministre de l’Intérieur Amit Shah[6], sont les héritiers de l’assassin du Mahatma Gandhi, Nathuram Godse[7].

Un pedigree à priori assez inquiétant et assez peu recommandable, mais qui n’a pas empêché les deux derniers Présidents français, François Hollande et Emmanuel Macron, d’entretenir d’excellentes relations avec Delhi, en particulier en matière de vente d’armes. C’est ainsi qu’en 2016, un contrat de 7,9 milliards d’euros portant sur 36 avions Rafale a été conclu entre Paris et Delhi. Un contrat dont les coulisses semblent assez peu reluisantes, si l’on en croit les révélations faites par Médiapart le mois dernier dans ses « Rafale Papers »[8], sur lequel pèsent de très lourds soupçons de corruption. Une affaire pour le moment enterrée en France au nom de la « raison d’Etat », mais dont les remous ne font sans doute que commencer, aussi bien dans l’Hexagone que sur le Sous-Continent.

Il faut savoir notamment qu’un des principaux bénéficiaires de la vente des Rafale est l’homme d’affaires indien Anil Ambani[9] : celui-ci a bénéficié d’un effacement de plus de 140 millions d’euros de dette en 2015 de la part du fisc français, au moment même où Dassault négociait la vente de Rafale à l’Inde. Lui et son frère Mukesh Ambani, qui dirigent à eux deux le groupe Reliance depuis la mort de leur père, sont très proches de Narendra Modi. Et ils se trouvent actuellement dans le collimateur des milliers de paysans indiens toujours en grève aux portes de Delhi malgré la pandémie[10].

Ainsi la vente d’armes par Paris à l’Inde de Modi risque bien de lui revenir à la figure dans les années qui viennent tel le sparadrap du Capitaine Haddock. Non seulement elle démontre à quel point la France est une démocratie inachevée en matière de vente d’armes, loin de satisfaire aux standards démocratiques minimum de transparence et de débat parlementaire[11], mais en plus d’un point de vue stratégique, elle risque de polluer à moyen et long terme les relations entre Paris et Delhi. En effet, la société civile indienne, et l’opposition politique au BJP qui ne manquera pas de revenir aux affaires, risquent bien de garder rancune envers l’Hexagone d’avoir à ce point chouchouté et armé Modi et ses amis.

Gandhi doit se retourner dans sa tombe.

Benjamin Joyeux

  • A écouter également en podcast ci-dessous :

[1] Lire notamment https://www.letemps.ch/monde/continu-loms-qualifie-variant-dit-indien-plus-contagieux

[2] Voir sur Onu Info : https://news.un.org/fr/story/2021/05/1095602

[3] Voir notamment l’appel récent de Snigdha Sahal, coordinatrice d’Action contre la Faim en Inde, dans l’Obs :

https://www.nouvelobs.com/monde/20210508.OBS43787/malnutrition-isolement-en-inde-la-crise-sanitaire-du-covid-se-double-d-une-crise-sociale.html ou encore l’appel du mouvement de défense des petits paysans Ekta Parishad relayé par le réseau international Jai Jagat : https://jaijagatgeneve.ch/jai-jagat-appelle-a-la-solidarite-avec-le-peuple-indien/

[4] Lire https://www.air-cosmos.com/article/inde-larme-de-lair-louerait-un-mrtt-liaf-pour-dbloquer-le-contrat-de-leasing-24755

[5] Lire notamment mon interview de Christophe Jaffrelot : https://lvsl.fr/modi-joue-la-carte-securitaire-et-ethno-nationaliste-entretien-avec-christophe-jaffrelot/

[6] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Amit_Shah_(homme_politique)

[7] Lire https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/07/04/la-gloire-posthume-de-l-assassin-de-gandhi_5325370_3216.html

[8] Lire également https://www.francetvinfo.fr/economie/aeronautique/rafale/vente-de-rafale-a-l-inde-ce-que-l-on-sait-des-soupcons-de-corruption-reveles-par-mediapart_4367129.html

[9] Lire https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/04/13/comment-la-france-a-efface-la-dette-fiscale-d-un-industriel-indien-associe-de-dassault_5449659_3234.html

[10] Lire https://www.lemonde.fr/international/article/2020/12/09/deux-milliardaires-proches-du-pouvoir-designes-responsables-de-la-crise-agricole-en-inde_6062739_3210.html

[11] Lire https://www.amnesty.fr/controle-des-armes/actualites/ventes-darmes-francaises-ce-que-lon-veut-nous-cacher

Modi en passe de réussir la convergence… contre lui

Cela fait quatre mois maintenant qu’une gigantesque révolte paysanne a débuté sur le Sous-Continent indien. Des centaines de milliers d’agriculteurs de tous horizons continuent d’entourer Delhi, soutenus par de plus en plus d’autres mouvements un peu partout dans le pays, pour protester contre les réformes en cours du secteur agricole menées par le gouvernement de Narendra Modi. Ce dernier, en ne lâchant rien et en accentuant la répression sur les paysans et les activistes, est en passe de réussir la convergence… contre lui-même et sa majorité. Ainsi ce qui se passe actuellement en Inde est riche de leçons pour le monde entier :

Depuis novembre dernier, au moins 250 000 fermiers indiens assiègent Delhi pour protester contre la réforme en cours du secteur agricole et les trois farm bills, adoptées en septembre 2020 par le gouvernement Modi. Celles-ci ouvrent le secteur agricole aux grands acteurs privés, remettent en cause les marchés régulés par l’Etat (les mandis) et les prix minimums garantis de certaines denrées essentielles. Malgré l’argumentaire du gouvernement, les paysans ne sont pas dupes et craignent pour leur survie. Alors que la révolte est partie d’abord principalement des fermiers propriétaires fonciers du Pendjab, qui bénéficiaient plutôt du système agricole mis en place depuis la « Révolution Verte », elle s’étend désormais à l’ensemble du monde paysan indien, dont les tous petits fermiers et même les adivasis sans terres, grands oubliés des politiques de développement de l’Etat central et défendus notamment par des mouvements comme Ekta Parishad.

Convergence paysanne trans-religieuse

La révolte paysanne est en effet d’abord apparue dans les Etats du Pendjab et de l’Haryana, grands producteurs agricoles, le grenier de l’Inde, portée notamment par la puissante communauté sikhe. Mais la contestation s’est largement étendue depuis, tant géographiquement que sociologiquement, dans des états comme l’Uttar Pradesh, plutôt tourné vers l’élevage bovin, ou encore le Madhya Pradesh, état central comptant beaucoup de communautés autochtones dont l’accès au foncier et aux ressources vivrières est souvent difficile. Et surtout la colère paysanne est en train de réaliser un exploit, celui de faire converger des fermiers hindous et musulmans, alors que leurs confessions sont à couteaux tirés depuis l’Indépendance. La majorité de Narendra Modi actuellement au pouvoir en Inde se revendique en effet de l’hindutva[1], idéologie suprémaciste hindoue particulièrement stigmatisante à l’égard des musulmans indiens. Modi a réalisé lui-même toute sa carrière politique jusqu’au plus haut sommet de l’Etat indien, se servant de l’Islam et des musulmans désignés comme « ennemis intérieurs », boucs émissaires bien commodes. Le premier ministre indien s’est même vu banni une dizaine d’années par la communauté internationale, soupçonné d’avoir couvert, lorsqu’il était alors chef du gouvernement du Gujarat, des émeutes autour de la mosquée d’Ayodhya[2] ayant entraîné la mort de près de 2000 musulmans indiens. Cela n’a pas empêché Modi de briguer l’investiture suprême du Sous-Continent, bien au contraire. Les conflits incessants avec le Pakistan voisin ou encore les attaques terroristes de djihadistes comme celles qui ont endeuillé Mumbai entre le 26 et le 29 novembre 2008 ont au fil des années entretenues le discours extrémiste hindou et anti musulman du BJP de Narendra Modi et ont élargi son audience jusqu’au cœur des campagnes indiennes. Mais la révolte paysanne actuelle est peut-être en train de changer la donne : ainsi on a assisté par exemple dans l’Uttar Pradesh à des rapprochements entre éleveurs de la caste des Jats hindous et musulmans qui se retrouvent côte-à-côte à lutter contre la réforme agraire. Ceux-ci pourraient alors rejeter le BJP lors des prochaines élections, comme l’indiquait récemment un article de Livemint.com. Alors que l’Inde est traversée ces dernières années par des conflits interconfessionnels sur lesquels surfe allègrement Modi, l’actuelle révolte paysanne pourrait bien réconcilier hindous, sikhs, chrétiens et musulmans contre lui.

Convergence avec les femmes et les jeunes activistes du climat

La réforme agricole tant contestée semble également en passe, à force d’autoritarisme et de paranoïa de la part du gouvernement, de réussir à faire converger contre elle les femmes, très présentes au sein de la révolte actuelle, tout comme les jeunes activistes du climat.

Il faut savoir que bien avant la mobilisation paysanne, des femmes musulmanes du quartier de Shaheen Bagh à Delhi se sont frontalement opposées à Modi en descendant dans la rue à partir du 15 décembre 2019, révoltées contre l’humiliation permanente subie par les musulmans indiens et les choix économiques néolibéraux du gouvernement accentuant la pauvreté. Sous l’impulsion de ce mouvement, rejoint par les grandes confédérations syndicales, une première grande grève générale eut lieu le 8 janvier 2020, préparant le terrain à l’immense révolte paysanne quelques mois plus tard[3]. Tant et si bien que des dizaines de milliers de femmes, issues en particulier des zones rurales, ont investi massivement les Mahapanchayats[4] qui structurent la contestation à la base ces derniers mois.

Quant aux jeunes étudiants indiens, le plus souvent urbains et issus des classes plus aisées, ils ont été mobilisés notamment par l’arrestation de la jeune militante écologiste Disha Ravi (22 ans, la « Greta Thunberg indienne ») le 14 février dernier. Accusée de « sédition » parce qu’elle participait sur les réseaux sociaux à une campagne de soutien aux paysans en lutte contre la réforme agricole, la jeune militante originaire de Bangalore a fini par être relâchée une semaine plus tard.

Pour Pooja Lal, professeure de Sciences politiques au Gargi College de Delhi, interrogée par téléphone, l’arrestation de Disha Ravi constitue « un véritable harcèlement, car une fois devant le tribunal, la police n’avait aucune réelle preuve à faire valoir contre l’activiste. Mais actuellement, le système judiciaire indien est mis sous pression et contrôlé de près par le gouvernement actuel. »

Cette arrestation sans réelle fondement est surtout une preuve flagrante de la fébrilité du pouvoir indien, semblant craindre la convergence du mouvement paysan et des activistes du climat, soutenus qui plus est à l’international par des personnalités comme la chanteuse Rihanna ou Meena Harris, nièce de la vice-présidente américaine.

Ecole indienne, Madhya Pradesh, nov. 2019

La révolte actuelle des paysans indiens semble réussir à concrétiser ce que n’arrive pas à faire l’opposition politique au BJP depuis 2014, en particulier le parti du Congrès : permettre la convergence des luttes contre un gouvernement de plus en plus autoritaire sur le plan social et de plus en plus néolibéral sur le plan économique. En tous cas, face à l’inflexibilité de Modi, la révolte paysanne est bien partie pour durer. D’après nos dernières informations, les fermiers indiens sont prêts à camper aux portes de Delhi au moins jusqu’en octobre prochain. Si le personnage de Narendra Modi est bien né par la volonté du peuple indien, c’est ce dernier qui risque également de le défaire.

Face à la montée de l’ethno-nationalisme que l’on observe un peu partout sur la planète, parallèlement à l’aggravation du péril climatique, la lutte actuelle des paysans indiens est donc très inspirante pour le reste du monde.

Benjamin Joyeux

[1] Lire https://asialyst.com/fr/2016/07/04/l-hindutva-aux-origines-du-nationalisme-hindou/

[2] Lire notamment https://www.courrierinternational.com/article/pour-comprendre-la-mosquee-dayodhya-vingt-cinq-ans-de-discorde-entre-hindous-et-musulmans

[3] Lire notamment https://www.pressegauche.org/Inde-le-soulevement-des-femmes-construit-l-unite-ouvriers-paysans

[4] Les Mahapanchayats sont des assemblées populaires de masse, où les paysans, structurés dans les cercles villageois que sont les Panchayats, regroupent prolétaires et femmes.

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Inde : la mobilisation paysanne ne désarme pas

250 millions, c’est le nombre de grévistes qui auraient participé à la grève générale du 26 novembre dernier en Inde, soit “la plus grande grève de l’histoire du monde”. Alors que le Sous-Continent célèbre sa fête nationale ce mardi 26 janvier, le mouvement de contestation paysanne autour de Delhi contre la réforme en cours du secteur agricole par le gouvernement Modi ne faiblit pas. Retour sur cette mobilisation historique avec Rajagopal P.V, initiateur de la marche Jai-Jagat Delhi-Genève pour la justice et la paix, et Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS spécialiste de l’Inde et des pays émergents :

Depuis novembre dernier, des centaines de milliers de fermiers assiègent la capitale indienne Delhi pour protester contre la réforme en cours du secteur agricole.

Estimés à au moins 250 000 personnes, ces paysans issus de plus de 30 syndicats du Pendjab, de l’Haryana, du Rajasthan et de diverses autres régions du pays, bravent le froid et bloquent huit points d’accès à la capitale. Ils protestent contre les trois lois, les désormais célèbres farm bills, adoptées en septembre dernier par le gouvernement Modi et qui viennent libéraliser le secteur agricole, remettant en cause les marchés régulés par l’Etat (les mandis), les prix minimums garantis de certaines denrées essentielles et ouvrant le secteur agricole aux grands acteurs privés.

Deux milliardaires indiens, Mukesh Ambani et Gautam Adani, les deux plus grands patrons de l’agroalimentaire dans le pays, proches du Premier Ministre Narendra Modi, sont dans le collimateur des manifestants.

Parmi les exigences des agriculteurs, l’abrogation des farm bills, considérant qu’elles ont été adoptées sans les principaux acteurs concernés, les paysans indiens, pour faire la part belle aux grands acteurs de l’agroalimentaire au détriment de centaines de millions de petits paysans. Même si plusieurs réunions entre agriculteurs et négociateurs du gouvernement ont eu lieu, aucune avancée n’est encore en vue.

C’est dans ce contexte d‘impasse que le mouvement gandhien de défense des petits paysans sans terre Ekta Parishad, mené par son leader Rajagopal P.V (également initiateur de la marche Jai Jagat), a décidé de lancer une marche de 1500 petits paysans sans terre le 17 décembre dernier, depuis Morena dans le Madhya Pradesh (la circonscription de l’actuel ministre de l’agriculture, Narendra Singh Tomar) jusqu’à Delhi, en solidarité avec les agriculteurs actuellement en grève.

Leur objectif : réclamer à travers cette marche non-violente, dans la plus pure tradition du Mahatma Gandhi, que le gouvernement de Narendra Modi accepte enfin de négocier en toute bonne foi avec les paysans en grève.

Arrêtés par la police au bout de quelques jours de marche et empêchés de joindre Delhi, Rajagopal et ses marcheurs ne perdent pas l’espoir de rétablir le dialogue, au point mort pour l’instant.

Nous avons pu interroger le leader gandhien par téléphone, le 4 janvier dernier, de retour de sa marche :

Rajagopal (traduction): “Un mouvement de privatisation généralisé est en cours dans ce pays. Les compagnies aériennes sont privatisées, les aéroports sont privatisés, les chemins de fer sont privatisés. Tout est cédé aux grandes entreprises et la tendance vient de ces deux grands groupes, Ambani et Adani. Ils sont partout. Ils sont dans la vente de légumes et de produits frais, dans l’achat de terres maraîchères, etc. Je pense que le gouvernement a décidé de suivre les directives de ces sociétés parce qu’elles ont financé les élections et quand vous êtes élu, vous êtes alors pris par tout un tas d’engagements envers elles. Et l’un de ces principaux engagements concernait le secteur agricole.”

Rajagopal à Genève en novembre 2018

Peu de temps après cet appel, un coup de théâtre survient : la Cour suprême indienne suspend jusqu’à nouvel ordre le 12 janvier l’application des réformes agricoles à l’origine de la colère et propose un comité d’experts. Or les membres de ce dernier sont très largement en faveur des réformes. Ainsi le blocus et les manifestations paysannes autour de Delhi continuent, les paysans indiens restant persuadés que le gouvernement cherche via la Cour suprême à gagner du temps.

C’est ce qu’explique au journal Libération le 15 janvier le chercheur français Jean-Joseph Boillot, spécialiste de l’économie indienne et des grands pays émergents et conseiller à l’institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Ce qu’il nous confirme par téléphone le 22 janvier :

Jean-Joseph Boillot : ” On a une sorte de manoeuvre politicienne pour diviser le mouvement et permettre au gouvernement de reculer sur une partie de ses lois sans remettre en cause leur orientation. La Cour suprême a clairement basculé depuis quelques temps dans l’Hindutva. Elle n’a plus cette autonomie qui faisait la fierté de la constitution indienne. Les grands mouvements sociaux dans l’Histoire, et dans l’Histoire de l’Inde (on l’a vu avec les Britanniques), ne sont pas éternels. Il est très rare que des mouvements qui ne gagnent pas ne s’épuisent pas. Aujourd’hui face à la Chine, qui apparaît de plus en plus comme le véritable concurrent du monde occidental et qui est l’adversaire de l’Inde, on a clairement un scénario où l’ensemble des pays non alliés à la Chine courtisent l’Inde et donc vont voir tout mouvement s’en prenant à Narendra Modi comme étant un ennemi. On est hélas dans une configuration internationale très peu favorable au mouvement paysan.”

Ainsi Cour Suprême ou pas, et quelles que soient les manoeuvres du gouvernement, la mobilisation paysanne ne désarme pas. Nous allons savoir dans les prochaines heures si la mobilisation de ce 26 janvier dépasse les 250 millions de personnes du 26 novembre dernier. Record à battre !

 

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