Le premier Ministre indien était présent à Glasgow à l’ouverture de la COP 26 ce 1er novembre pour vanter, en bon nationaliste, les actions de son gouvernement face au changement climatique. Au-delà des discours de ses dirigeants, il est indéniable que l’Inde détient entre ses mains une bonne part de notre avenir climatique, avec les impasses de son modèle mais également ses myriades de solutions.
L’Inde au centre de la bataille climatique
En matière de lutte contre le changement climatique, si la majeure partie des regards se fixent sur la Chine et les Etats-Unis, l’Inde est un pays désormais surveillé de près. En effet, le sous-Continent est devenu en l’espace de quelques années le quatrième émetteur mondial de gaz à effet de serre derrière la Chine, les Etats-Unis et l’Union européenne. D’après l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’Inde produit aujourd’hui la même quantité de CO2 que l’UE, même si sa consommation par habitant est inférieure de deux tiers à celle des Européens, et pourrait bien devenir au cours de ce siècle le tout premier pollueur mondial si la Chine et les Etats-Unis réussissent à tenir leurs engagements en termes de réduction de gaz à effet de serre.
Si le dirigeant chinois Xi Jinping brillait par son absence à l’ouverture officielle de la COP 26 à Glasgow ce lundi 1er novembre, le Premier ministre indien avait lui répondu présent et était l’objet de toutes les attentions. En bon nationaliste, Narendra Modi n’a pas lésiné sur les sur les mérites des politiques publiques engagées par son gouvernement, soulignant comment des programmes comme le Clean India Mission[1] avaient pu améliorer la qualité de vie des citoyens indiens. Pressé par ses partenaires et critiqué jusqu’alors pour son absence d’engagements chiffrés, Modi a fixé l’objectif de neutralité carbone (zéro émission nette) pour 2070. Il s’est également engagé à ce que l’Inde réduise de 45 % l’intensité de carbone de son économie et ses émissions de carbone d’un milliard de tonnes d’ici à 2030. Le dirigeant nationaliste n’a pas manqué également de se faire le porte-voix des pays en développement, dénonçant les “promesses vides” des Etats développés qui s’étaient engagés à hauteur de 100 milliards de dollars par an pour les aider à faire face au changement climatique et n’ont pas jusqu’à présent versé l’intégralité de cette somme. Mais Modi n’est peut-être pas à Glasgow uniquement par conviction écologique (un sujet qui ne semble pas particulièrement le passionner en interne, quand on voit notamment la privatisation agricole en cours qui mobilise toujours à son encontre des dizaines de milliers de paysans indiens[2]) mais également pour parler business et « croissance verte » avec son homologue britannique.
Soleil Vert
En effet, l’Inde et la Grande Bretagne doivent annoncer, ce mardi 2 novembre en pleine COP 26, le renforcement de leur partenariat au sein de l’Alliance Solaire Internationale (ISA) avec l’initiative One Sun One World One Grid[3]. Ce méga plan solaire vise à encourager l’interconnexion des infrastructures d’énergie solaire à l’échelle mondiale, un peu l’équivalent en panneaux photovoltaïques des Nouvelles Routes de la soie chinoises. D’après le ministère britannique des affaires, de l’énergie et de la stratégie industrielle (BEIS), il s’agit de rassembler « une coalition internationale de gouvernements nationaux, d’organisations financières et d’opérateurs de réseaux électriques afin d’accélérer la construction des nouvelles infrastructures nécessaires pour fournir une augmentation massive d’une énergie sûre, fiable et abordable »[4]. Il s’agit surtout, comme l’a récemment annoncé l’ISA, d’engranger 1 000 milliards de dollars d’investissements mondiaux pour l’énergie solaire en partenariat avec Bloomberg Philanthropies dans les pays membres de l’ISA (98 pays soutiennent officiellement cette coalition dirigée par l’Inde). Ainsi la COP de Glasgow constitue surtout pour le dirigeant nationaliste indien une belle occasion de parler business et « croissance verte » en posant son pays au centre de l’échiquier mondial, à l’instar d’ailleurs de bons nombres de dirigeants de la planète (comme Emmanuel Macron qui envisage la transition écologique uniquement en termes technologiques, voyant dans le changement climatique une excellente opportunité de relancer le nucléaire français[5]). Sauf que cette « croissance verte » risque bien de n’être qu’un mirage de plus de notre civilisation malade.
L’Inde laboratoire de la transition et de ses contradictions
Comme le souligne l’économiste français Jean-Joseph Boillot dans une interview[6], l’Inde semble constituer un excellent laboratoire pour l’adaptation au changement climatique des pays les plus pauvres, avec les contradictions inhérentes à la « croissance verte » comme unique solution. 22 des 30 villes les plus polluées du monde se trouvent désormais en Inde et la pollution ne cesse de s’y aggraver, ce alors que le pays est devenu dans le même temps troisième producteur mondial d’énergie renouvelable avec une offre de solaire et d’éolien qui explose. Ainsi cette « croissance verte » vantée aujourd’hui par bon nombre des dirigeants de la planète comme réponse adéquate au changement climatique s’avère largement un vœu pieu. Le développement des énergies renouvelables et des nouvelles technologies vient en effet s’ajouter au charbon qui reste la première énergie consommée par une majeure partie de la population indienne, en particulier les populations les plus pauvres dans les zones rurales[7]. Et rappelons qu’en Inde, 2e pays le plus peuplé de la planète avec 1,35 milliard d’habitants (et qui devrait être le 1er en dépassant la Chine au cours de cette décennie d’après les projections des Nations Unies), pour environ 400 millions de classes moyennes et une poignée de milliardaires (177 d’après Capital), il y a surtout plus de 800 millions de « pauvres » vivant de l’économie informelle. Ce gouffre dantesque des inégalités s’est de plus accentué avec la pandémie de Covid 19[8] qui a fait retomber environ 230 millions de personnes sous le seuil de la pauvreté.
La réponse au changement climatique passe donc surtout par une plus grande justice sociale, pour un partage équitable du fardeau climatique, et par une réflexion sur la sobriété énergétique des plus favorisés, dans un monde où les 10 % les plus riches sont responsables de la moitié des émissions planétaires, tandis que la moitié la plus pauvre n’en émet que 12 %[9]. Injustice planétaire ultime, où ce sont les plus pauvres, parmi les différents pays et au sein de ceux-ci, qui sont les premières victimes des dérèglements climatiques dont ils sont les moins responsables[10].
Les réponses de la société civile indienne
Loin des grands projets et discours du Premier Ministre indien et de ses homologues à Glasgow, une société civile mobilisée grouille un peu partout et met en œuvre sur le terrain des solutions concrètes pour répondre à la fois à l’urgence environnementale et à l’urgence sociale. Et en Inde, riche de ses millions d’ONG, d’associations et de mouvements sociaux (pays qui en compte le plus au monde), ce constat est particulièrement probant. Dans la droite ligne du Mahatma Gandhi, beaucoup d’activistes interrogent notamment notre modèle de civilisation basé uniquement sur l’argent et la technique pour promouvoir la non-violence et la résilience à l’échelle locale. Un exemple parmi tant d’autres, celui de Pushpanath Krishnamurthy. Ce citoyen britannique d’origine indienne (Bangalore) et militant gandhien vient de parcourir à pied les quelques 600 km séparant Londres de Glasgow en 20 jours pour interpeller les chefs d’Etat, et en particulier Narendra Modi, sur la nécessaire mise en œuvre urgente de la justice climatique. Il avait déjà marché en décembre 2009, d’Oxford au Royaume-Uni jusqu’à Copenhague à l’occasion de la COP 15 et témoignait hier sur India Today ci-dessous :
Ami de la grande marche Jai Jagat Delhi-Genève pour la justice et la paix (dont il porte l’écharpe autour du cou), Pushpanath Krishnamurthy transmet le message de justice et de paix en bon héritier de Gandhi avec humilité et détermination. Espérons qu’il puisse être entendu par les grands de ce monde.
L’essayiste indienne à succès Mira Kamdar écrivait déjà en 2008 : « Il n’y a aucun défi auquel nous faisons face, aucune occasion que nous saisissons, où l’exemple de l’Inde n’est pas de réelle pertinence.[11]» Ainsi, entre les mirages de la croissance verte et les combats de sa société civile, le Sous-Continent indien semble bien porter en son sein tous les grands enjeux de notre planète mis en scène à l’occasion de cette grande messe climatique de Glasgow.
Benjamin Joyeux
[1] Le Clean India Mission, ou Swachh Bharat Abhiyan, est un programme indien visant à améliorer l’assainissement dans tout le pays lancé en octobre 2014. L’un de ses objectifs est notamment de réduire la défécation en plein air par la construction de toilettes.
[2] Lire notamment https://blogs.letemps.ch/benjamin-joyeux/2021/03/17/modi-en-passe-de-reussir-la-convergence-contre-lui/
[3] Lire notamment https://www.business-standard.com/article/current-affairs/one-sun-one-world-one-grid-all-you-need-to-know-about-solar-strategy-120081500417_1.html
[4] Lire https://kashmirreader.com/2021/11/01/india-uk-to-launch-solar-green-grids-initiative-at-cop26-2/
[5] Lire notamment https://www.mediapart.fr/journal/international/011121/la-cop26-le-double-jeu-hypocrite-d-emmanuel-macron
[6] Lire https://www.atlantico.fr/article/rdv/cop-26—et-pendant-que-tout-le-monde-regarde-la-chine-que-se-passe-t-il-en-inde-sur-le-front-du-co2-jean-joseph-boillot
[7] Lire notamment le reportage d’Al Jazeera : https://www.aljazeera.com/gallery/2021/11/1/photos-climate-crisis-saved-by-coal-far-from-cop26-another-reality-in-india
[8] Lire https://www.lapresse.ca/affaires/economie/2021-08-21/la-presse-en-inde/les-riches-s-enrichissent-les-pauvres-s-appauvrissent.php
[9] Lire les travaux du World Inequality Lab (WIL) : https://halshs.archives-ouvertes.fr/WIL
[10] Lire https://www.geo.fr/environnement/le-palmares-2021-des-pays-les-plus-menaces-par-le-changement-climatique-203518
[11] Dans son excellent essai Planet India – L’ascension turbulente d’un géant démocratique, Actes Sud, 2008.