Il semble qu’un des grands objectifs de notre époque est de rendre désirable un changement de vie pourtant radical. Maints éditorialistes et blogueurs en tout genre disent la même chose: il faut rendre désirable la décroissance/le changement. Mais comment, je leur demande, fait-on une telle chose? La plupart d’entre eux ont eu suffisamment de lucidité pour remarquer qu’il ne suffit aucunement d’interdire, de prescrire, d’obliger, de culpabiliser. Les mangeurs de foie gras, les collectionneurs de motos ne veulent pas qu’on légifère brutalement sur leur consommation de foie gras et sur le nombre de motos qu’ils peuvent acheter. Ce moyen n’est bon qu’à stimuler leur souverain désir de liberté individuelle, ils sont alors réellement prêt à se “battre” pour garder leur sainte liberté de collectionner des motos ou que sais-je.
Alors comment faire? Comment rendre désirable le non-Iphone à quelqu’un qui se réjouit, bien qu’il vienne d’acheter le 11, d’acheter l’Iphone 12, voir le 13? Comment le sevrer? Comment rendre réjouissant le fait de ne pas avoir de nouveau Iphone? C’est là que le bât blesse. Personne ne sait vraiment comment faire. Car il y a une question encore plus dangereuse: que faire du désir ainsi libéré? Va-t-il simplement disparaître ou bien se dirigera-t-il vers autre chose? Vers quoi au juste?
Si on ne peut forcer, on ne peut pas non plus attendre que les fous de la tablette se dégoutent des nouveaux gadgets, qu’ils se lassent tout simplement de la consommation. “L’innovation” est si forte et si valorisée qu’elle n’est pas prête de dégouter, ni d’être abandonnée. Alors une nouvelle question surgit: faut-il une guerre? Une vraie, mais intestine? Faut-il malgré tout faire le forcing et être prêt à combattre les mangeurs de foie gras chevauchant leur motos anciennes? Mad Max, version helvétique? Sans doute, il y aura de la violence à un moment ou à un autre. On croit naïvement, qu’en Suisse, on entendra plus jamais parler de violence (mais qui dit, même si la probabilité est assez faible, que les membres d’Extinction Rebellion ne se mettront pas à casser du mangeur de foie gras, et vice-versa? Il suffit d’un peu moins de “prospérité” pour que tout foute le camp, surtout notre très vénéré sens du “compromis”). Qui vivra verra.
“Mais, sérieusement, il doit bien y avoir un moyen de rendre désirable le changement tout de même!?“. Ma solution? Elle est d’une naïveté affligeante, à en être gênante: il faut tenter d’oublier notre désir, donc restreindre les stimulations et orienter notre libido vers ce qui ne pollue pas, n’asservit pas autrui, et ne vole pas notre travail; j’entends la culture. Plutôt que de consommer et en tirer du plaisir, être plus créatif sur sa propre substance mentale; apprendre toujours et se parfaire. La progression spirituelle est bien plus valorisante et jubilatoire que le dernier Samsung Galaxy. Devenir soi-même, jouir de sa liberté en refusant les sollicitations incessantes, devenir un iconoclaste, un rebelle, etc. Devenir à soi-même son œuvre d’art, tâcher de ne pas être une énième copie se réjouissant toujours des mêmes bagatelles. Bref, “sculpter sa propre statue”.
Cette solution, bien que désespérément vraie – c’est la seule envisageable – est naïve: on ne voit pas du tout comment on peut faire avaler ça au bourgeois standard qui collectionne ses motos, veut aller en vacances à New York, faire le tour du monde, acheter des kärcher, des Apple-Watch, des playstation 5, des voitures électriques, etc, etc, etc. Il crachera sur cette “spiritualité” néo-babaifiante (qui ne l’aide ni à réparer ses motos, ni à assortir son foie) ou bien il voudra l’acheter sur la catalogue d’Amazon, quelques livres de Deepack Chopra ou Lenoir ou Onfray… Le bourgeois est avant tout une catégorie spirituelle mais aussi le problème fondamental de notre temps. Comment passer de la race du bourgeois à quelque chose de plus équilibré, de plus fin, raffiné, maitrisé? est la seule question à laquelle nous devrions consacrer notre énergie.
On est simplement revenu à la case départ. “Le monde va mal? Eh bien, devenez sage!” Oui, mais, par où commencer? Les désirs sont si forts, si autoritaires! On ne le contraint pas d’un coup de baguette magique! Pourtant c’est eux qui nous mèneront au désastre (on le sait tous obscurément), nos désirs, qu’on pense détenir alors que ce sont eux qui nous détiennent. Les Jolliens et les Lenoir font un travail de dingue pour calmer le jeu, mais c’est une goutte d’eau dans la mer…
Il y a peut-être une solution suggérée par le vieux philosophe qui vous parle: tâcher soi-même de calmer le jeu en riant de ses propres désirs. Oui, le rire. C’est peut-être l’exercice spirituel le plus intelligent et le plus accessible: se voir de haut, se voir en train de désirer la dernière niaiserie up-to-date, et rire de soi. Se voir en train de déballer religieusement son nouveau Kärcher K5, son Apple Watch, sa moto, son paquet de foie gras (la liste est arbitraire, faites en une pour vous-même!) et se moquer de soi-même. Puis tout oublier. Se rendre compte qu’on était encore un enfant. Mais que tout est passé, et lire un bon bouquin ou en pondre un, ou écrire une chanson rieuse, se mettre au sport, inviter des amis et parler philosophie, regarder un vieux Woody Allen sur une vieille télé, s’enivrer, poétiser, moins travailler, aiguiser son esprit par l’étude, apprendre une langue inutile, calligraphier, lutter, se promener, jouer avec son chien, jouer du saxophone, désobéir civiquement, s’enivrer encore un peu, ne plus lire les journaux, rire de ce que l’on est devenu, méditer sur ses désirs, ses amours, ses haines, ralentir le temps, devenir une amibe pensante, penser à la mort, à l’instant, refondre son mental lentement, crier par les fenêtres comme dans le film Network, s’enivrer, boxer un mur, vendre ses bien et vivre comme un ronin, rire de plus en plus, de tout, jubiler, s’habiller en femme (ou en homme), prendre conscience que l’on est rien, que l’on sait rien sur soi, ni sur les autres, puis, s’enivrer…
Bref, tâchez de changer et by the way de vous en payer une bonne tranche !