Enlèvement des jumeaux espagnols: la Suisse comme “terre d’accueil” des enfants victimes d’enlèvement?

A la suite d’une séparation survenue en février 2020, la garde exclusive des jumeaux a été accordée par le Tribunal de première instance espagnol compétent à une mère de jumeaux. Ce dernier a accordé un droit de visite au père et attribué l’autorité parentale conjointe aux deux parents. Néanmoins, la relation entre les parents est très conflictuelle. La mère fait état d’un conflit massif et de violences. Le père conteste quant à lui ces accusations. Aucune des parties n’a été en mesure de démontrer sa position respective.

Durant l’été 2021, la mère part en vacances en France avec ses deux fils. Au terme de ce séjour, elle décide de ne pas retourner dans son pays d’origine, bien que défense lui eût été faite de quitter l’Espagne sans autorisation préalable du père ou des autorités compétentes. Un mandat d’arrêt international est émis à son encontre. Auprès des médias, la mère des jumeaux justifie son départ par la dénonciation d’un problème structurel de la justice espagnole. Elle invoque que cette dernière ne l’a pas suffisamment entendue et protégée.

La mère s’installe ensuite en Suisse, à Neuchâtel, avec les deux jumeaux.

Eté 2022, le père introduit devant le Tribunal cantonal neuchâtelois une requête tendant au retour immédiat de ses fils en Espagne. Il fonda sa requête sur la Convention de la Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (CLaH80).

Alors que la justice neuchâteloise ne s’était pas encore prononcée sur cette affaire, le père, accompagné par deux complices, enlève ses enfants quelques mois plus tard à la Chaux-de-Fonds. Il agresserait par la même occasion la grand-mère maternelle qui les gardait au moment des faits. La police met immédiatement en place un dispositif pour retrouver les jumeaux dont l’état de santé est fragile. Ils sont retrouvés quelques heures plus tard en France, le père ayant d’abord été placé en détention provisoire, puis assigné à résidence.

Février 2023, la Cour des mesures de protection de l’enfant et de l’adulte du Tribunal cantonal de Neuchâtel rejette la requête du père tendant au retour de ses enfants en Espagne. Cette décision est confirmée le 25 avril 2023 par le Tribunal fédéral (arrêt 5A_197/2023 du 25 avril 2023).

En vertu de la CLaH80, lorsqu’un enfant est déplacé ou retenu illicitement, l’autorité saisie prononce son retour immédiat. Des voies d’exceptions à ce principe sont toutefois ouvertes selon l’art. 13 CLaH80. Aux termes de l’al. 1 let. b de cet article, le retour immédiat de l’enfant ne peut être exigé lorsqu’il existe un risque grave d’exposer l’enfant à un danger physique, psychique ou de toute autre manière qui pourrait le mettre dans une situation intolérable. Une telle situation est donnée lorsque trois conditions cumulatives sont réunies (cf. art. 5 LFEA) : (1) le placement de l’enfant auprès du parent requérant ne doit manifestement pas être dans l’intérêt de l’enfant ; (2) le parent ravisseur ne doit pas être en mesure de prendre soin de l’enfant dans l’Etat de résidence habituelle de ce dernier ou il ne peut manifestement pas l’être exigé de lui ; (3) le placement auprès de tiers ne permet manifestement pas de sauvegarder l’intérêt de l’enfant.

Concernant la séparation de l’enfant et du parent ravisseur, il convient en premier lieu de prendre en compte le fait que le critère du retour intolérable concerne uniquement l’enfant lui-même. Le retour peut ainsi entraîner, selon les circonstances, une séparation de l’enfant avec son parent de référence, séparation qui ne consiste cependant pas encore à elle seule une cause de refus du retour. Lorsque l’enfant est en bas âge ou n’est encore qu’un nourrisson, il convient de faire exception à ce principe et de ne pas le séparer de sa mère.

Par ailleurs, dans le cas où une séparation semble intolérable, le parent ravisseur peut tout de même être astreint à raccompagner lui-même l’enfant. En effet, un placement auprès d’une personne tierce est une mesure d’ultima ratio, soit envisageable que dans des situations extrêmes.

Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral met en exergue le principe primordial de l’intérêt supérieur des enfants. Celui-ci ne serait, selon les autorités suisses, pas respecté en cas de renvoi de la famille en Espagne. En effet, la mère s’exposerait à une lourde peine de prison dans son pays d’origine. En admettant que celle-ci reste en Suisse sans ses enfants, les autorités ont jugé que cette séparation serait fortement dommageable pour les jumeaux au vu de leur état de santé et de leurs besoins particuliers. Partant, la séparation d’avec leur mère leur serait intolérable.

Les autorités suisses ont par la suite estimé que l’intérêt supérieur des jumeaux ne recommandait pas un retour auprès de leur père. En effet, elles mettent en doute les capacités parentales du père qui, en l’espèce, nie l’existence du handicap dont souffre ses fils, lequel serait par ailleurs partisan de l’idéologie nazi. Reproche est également fait au père d’avoir exposé sans ménagement ses enfants auprès des médias suisses et espagnols. Enfin, le Tribunal fédéral rappelle l’épisode dit “de séquestration” des enfants, tout cela dénotant l’impulsivité et l’absence de scrupules du père envers ses propres enfants.

Finalement, le Tribunal fédéral a jugé que le père n’a pas contesté de manière efficace le fait que la séparation entre les enfants et leur mère leur serait insupportable. Ainsi, il a admis la possibilité que cette séparation conduirait au placement des enfants dans un foyer à brève échéance, ce qui ne permettrait pas de sauvegarder leur intérêt supérieur.

Le Tribunal fédéral a donc rejeté le recours en matière civil dans la mesure où il est recevable, et autorisé la mère à rester en Suisse avec ses deux enfants.

Cet arrêt questionne à plusieurs égards.

Dans les conflits familiaux, il arrive fréquemment que l’un des parents allèguent que l’autre n’est pas en mesure de prendre soin convenablement des enfants. Par ailleurs, environ 10% des enfants sont diagnostiqués comme porteur d’un trouble de santé d’une certaine gravité. Aussi, cet arrêt ouvre une porte. Il est important que la Suisse ne devienne pas la terre d’accueil des enfants victimes d’enlèvement. Le but de la Convention de la Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants étant de permettre le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement, il y a lieu d’appliquer le régime d’exception permettant de refuser le retour des enfants de manière très restrictive.

Mon intervention sur Forum, ce dimanche 7 mai 2023:

 

https://www.rts.ch/play/tv/redirect/detail/14004317

Plus d’information sur le sujet:

https://www.rts.ch/info/regions/neuchatel/14004100-les-jumeaux-au-cur-dune-histoire-denlevement-pourront-rester-en-suisse-avec-leur-mere-tranche-le-tf.html

https://www.letemps.ch/suisse/jumeaux-espagnols-coeur-dun-conflit-parental-resteront-suisse

 

Anaïs Brodard, avocate de droit de la famille, médiatrice FSA, formée au droit collaboratif

Anais Brodard

Anaïs Brodard est avocate de droit de la famille (divorce/séparation) à Lausanne. Elle est également médiatrice FSA et formée au droit collaboratif. Associée au sein de l'étude Brodard Avocats SA, elle est principalement active dans le droit de la famille, domaine dans lequel elle exerce tant comme avocate, que comme médiatrice reconnue par la Fédération Suisse des Avocats et assermentée par le Tribunal cantonal. A ce titre, elle est régulièrement appelée par les Tribunaux.

10 réponses à “Enlèvement des jumeaux espagnols: la Suisse comme “terre d’accueil” des enfants victimes d’enlèvement?

  1. Je vais le dire en des termes plus simple:

    Le TF a pris une mauvaise décision.

    1. Je me demande dans ces cas-là, quelle est la part de l’avocat ?

      Mme représentée par un collectif d’avocats genevois, rompus à la question, versus M. représenté par un avocat seul, dont l’argumentation a été jugée par moment “non pertinente” …

  2. Personnellement, je n’aimerais pas être l’enfant dans cette affaire, ni la mère du reste. Ni le Tribunal qu’il soit cantonal, fédéral ou européen, car si l’avenir de l’enfant dépend uniquement de la loi, il va falloir appliquer beaucoup d’exceptions à la fois nécessaires et “contestables selon ce qui est écrit” pour empêcher un nazi d’élever ses enfants. Peut-être devrait-on modifier la loi et commencer par les exceptions pour ne pas donner trop de chances aux idéologies qu’elles soient politiques ou religieuses !

  3. La conclusion est que l’Espagne prend des mesures fortes contre aliénation parentale alors que la Suisse la couvre et donc l’encourage en offrant officiellement asile à la mère en fuite et en la blanchissant totalement sans qu’elle ne parvienne à se justifier. Ce n’est globalement pas dans l’intérêt des enfants. En couvrant la mère dans sa volonté d’aliénation parentale et en protégeant la mère de la justice espagnole, la justice suisse peut se draper, elle montre clairement qu’elle danse à contre pied.

    1. Quelle aliénation parentale ? Celle du père qui séquestre ses enfants, nie leur handicap et les soumets à une idéologie pour le moins contestable, ou celle d’une mère qui souhaite surtout donner à ses enfants les meilleurs soins et le meilleur accompagnement possible dans leur spécificité ?
      Qui plus est que de plus en plus de voix de psy s’élèvent contre ce terme galvaudé d’aliénation parentale ….
      Où se situe le bien primordial de l’enfant dans votre commentaire ?

      1. J’observe qu’aucun des parents n’est parvenu à prouver la véracité des accusations portées contre l’autre parent. Je m’en tiens donc aux faits: la mère a fuit l’Espagne pour empêcher le père d’avoir un contact avec ses enfants comme le prévoyait la loi espagnole. Cela s’appelle de l’aliénation parentale et c’est grave. Tout part de là et la réaction du père n’est qu’une conséquence du droit dont il a été frustré, même si cette réaction ne semble ni mesurée ni appropriée.

      2. Cela étant, je conviens que la position des juges est extrêmement inconfortable. Il y a l’intérêt des enfants de ce couple à préserver d’une part (et je ne prétends pas avoir les éléments pour me faire une opinion), et le faite de se faire instrumentaliser par la mère dans sa volonté d’échapper à la justice espagnole d’autre part. Car comme le sous-entend l’article de madame Brodard, la justice Suisse est en Europe particulièrement complaisante dans les cas d’aliénation parentale et cela ne peut que se savoir, encourageant d’autres personnes dans un divorce conflictuel à imiter cette femme espagnol. La justice suisse ne pourra pas systématiquement désavouer les jugements sur les divorces étrangers sans conséquences.

  4. Vous connaissez quoi de la situation concrète de cette famille ? Avez-vous au moins lu les considérations du TF, Mme es spécialiste Gaswaskell ??

  5. Tout cela me rappelle de ces sordides affaires d’enlèvement d’enfants survenus au Japon. Où un parent, se savant protégé par les conventions de la Haye à l’international et l’absence de pouvoir au Japon dans les affaire familiales, peut enlever un enfant sans craindre quoi que ce soit. Même les contres-enlèvements se sont soldés par des rappatriments de l’enfant au Japon sous couvert du respect de ladite convention, de pression politique d’un pays qui n’a jamais respecté cette convention.
    Beau pays que le nôtre, parfois…

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