Taiwan; guerre ou paix ?

La décision du président Truman, le 25 juin 1950, de déployer la 7e flotte dans le détroit de Taïwan afin d’empêcher les communistes chinois de débarquer sur l’île constituait sans aucun doute une intervention flagrante dans les affaires intérieures de la Chine.

Une guerre entre chinois

Malgré l’intervention américaine, la question de Taïwan, dans la mesure où elle oppose deux acteurs chinois, à savoir la République populaire de Chine et la République de Chine, reste une question intérieure chinoise. Toutefois, le temps et la géopolitique ont contribué à donner au problème une dimension internationale. En fin de compte, Taïwan peut donc être définie comme une question interne à la Chine ayant des répercussions internationales ; celles-ci, à leur tour, ont le potentiel de dégénérer en une confrontation ouverte entre les États-Unis et la Chine.

Que l’issue d’une telle confrontation serait catastrophique est une évidence, d’où la nécessité d’essayer de trouver un arrangement qui améliorerait la situation actuelle ; un arrangement qui ne peut ignorer un certain nombre de données.

Une réalité incontournable

Tout d’abord, la relation entre les deux Chinas en termes de superficie, de population, de puissance économique et de potentiel militaire est totalement asymétrique et le restera.

Deuxièmement Taïwan, sous quelque forme que ce soit, ne constitue pas une menace pour Pékin, que ce soit sur le plan politique ou économique.

Troisièmement, la promotion de Taïwan ne “contient” pas la Chine. Taïwan est le plus grand investisseur extérieur en Chine. Ainsi, la prospérité de Taïwan est en fait un facteur contribuant à l’économie chinoise.

 Quatrièmement, la condition sine qua none de l’existence de Taïwan sous sa forme actuelle est son parapluie américain.

Cinquièmement, la présence sur le sol chinois de deux entitées politiques est une chose dont Pékin peut s’accommoder. Ce qui n’est pas acceptable en revanche, c’est qu’une partie de la Chine, parrainée par une puissance étrangère, fasse sécession de l’État chinois. Ainsi, pour Pékin, une sécession parrainée par une puissance étrangère est une ligne rouge à ne pas franchir, et la raison en est bien plus que politique.

Une ligne rouge

Pour une nation qui a été envahie, colonisée et, à un moment donné, réduite à l’ombre d’elle-même, la question de Taïwan est le dernier chapitre d’une longue histoire d’ingérences et d’humiliations étrangères. Ainsi, pour Pékin, la “réunification” est bien plus qu’un exercice politique. Elle relève du domaine de l’émotionnel et de la restauration de la pleine dignité d’une nation qui a été privée d’exercer son autorité sur une partie de son territoire par une intervention étrangère.

Ainsi, en fin de compte, la seule exigence non négociable pour Pékin est la préservation formelle de l’intégrité des frontières de la nation.

Cela conduit à une autre question : quelles sont les chances que, dans un avenir prévisible, Pékin revienne sur cette demande ? En politique, rien n’est statique, mais tout indique que Pékin ne changera pas de position.

Sur le papier, la confrontation actuelle implique trois parties : la République populaire de Chine, l’autorité de Taïwan et les États-Unis. Toutefois, en termes de rapports de force, le conflit oppose Washington et Pékin.

Washington intervient

Lorsque Washington a déployé la 7e flotte dans le détroit de Taiwan en 1950, il disposait dans la région d’une supériorité militaire incontrôlée. Aujourd’hui, cette supériorité est toujours réelle mais contestée. Dans vingt ans, si la Chine poursuit sa trajectoire actuelle, la supériorité militaire de l’Amérique pourrait bien s’être transformée, dans le meilleur des cas, en un acte d’équilibre. Le temps ne joue donc pas en faveur des États-Unis.

Si Pékin décidait, à ce moment-là, d’agir de manière décisive contre Taïwan, que ce soit par un blocus, un embargo ou, moins probablement, une intervention militaire, les États-Unis pourraient se retrouver dans une position où le coût du maintien de Taïwan dans leur sphère d’influence serait supérieur aux avantages qu’ils en retireraient.

Quant à Pékin, une action décisive contre Taïwan est susceptible de déclencher une réaction massive qui ne jouerait pas en sa faveur.

Le résultat final est qu’une solution négociée est dans l’intérêt des deux principaux belligérants, à savoir les États-Unis et la Chine.

Une volonté politique

Le lancement d’un tel processus nécessiterait toutefois l’ingrédient qui est actuellement absent de la confrontation, à savoir la volonté politique de trouver une alternative réaliste à l’impasse actuelle.

Encourager cette volonté politique devrait être une priorité tant pour Washington que pour les autres acteurs principaux de la région tels que le Japon et la Corée du Sud. Mais ceux qui peuvent donner corps à cette volonté ne peuvent être que les deux acteurs chinois, à savoir Pékin et Taïwan.

Dialogue

Au cours des dernières décennies, un semblant de dialogue s’est instauré entre Pékin et le KMT à Taïwan. Au fil du temps, ce dialogue a pris la forme de pourparlers “entre les deux rives du détroit”, qui ont débouché sur un certain nombre d’accords techniques notamment en ce qui concerne les liaisons aériennes et d’autres questions similaires. Ces pourparlers ont grandement diminués depuis 2016 avec la défaite électorale du KMT et l’arrivée au pouvoir du Parti démocratique du peuple, le DPP. Alors que le KMT était essentiellement panchinois, le DPP a inscrit l'”indépendance” dans son programme, ce qui a eu pour effet de réduire au minimum le dialogue “transfrontalier”.

Sécession

Pékin étant désormais convaincu que le DPP vise la sécession et que Washington encourage sournoisement une telle issue, la Chine a, dans la pratique, renoncé à présenter une option politique pour sortir de l’impasse actuelle. Parallèlement, une petite faction du gouvernement central accueillerait favorablement une déclaration d’indépendance de Taïwan, car cela lèverait toutes les restrictions dans les relations avec la province sécessionniste. Cette approche est reprise par une minorité à Taïwan et au sein de la diaspora taïwanaise aux États-Unis, qui encourage en fait l'”indépendance” en partant du principe qu’elle conduirait à un rôle plus actif de Washington dans le soutien à Taïwan.

Guerre

Le résultat final de cette situation est qu’il y a des raisons de croire que le statu quo actuel ne durera pas indéfiniment et qu’il est en fait en train de s’effondrer lentement.

L’autre solution est un dialogue entre les deux Chines en partant du principe que ce qui est en jeu n’est pas incompatible avec deux exigences fondamentales des parties concernées, à savoir que Taïwan continue d’exercer son autonomie et que Pékin veille à ce que cette autonomie soit exercée dans le cadre d’une “Grande Chine”. Dans cette perspective, Pékin a articulé au fil des décennies un certain nombre d’archétypes qui, s’ils ont tous été rejetés par le KMT peuvent aujourd’hui représenter un cadre général pour une négociation.

Une grande Chine

Il s’agirait tout d’abord de faire en sorte que Taïwan fasse partie d’une grande Chine dont la capitale et le gouvernement central se trouveraient à Pékin, tout en ayant le statut d’entité autonome. Cela nécessiterait la modification de la constitution chinoise et de la constitution taïwanaise.

Deuxièmement, Taïwan conserverait toutes ses institutions, son gouvernement et son système politique, y compris une force militaire indépendante. Le gouvernement central ne détachera pas de personnel à Taïwan, qui conservera sa propre fonction publique. Les relations extérieures relèveront de la compétence du gouvernement central, mais pas le commerce extérieur ni les investissements.

Troisièmement, les relations économiques au sein de la Chine feraient l’objet d’accords qui couvriraient également les mouvements de population, les permis de séjour, etc.

Une modèle

La façon dont le dialogue devrait être structuré est une question discutable, mais le modèle de la formule du “dialogue transfrontalier ” est une option qui s’est avérée efficace dans le passé.

Il n’y a aucune garantie qu’une solution appropriée émerge d’un dialogue entre les parties chinoises. À l’inverse, il est évident que dans le climat actuel, les tensions ne peuvent que s’accroître, avec le risque d’une escalade vers une confrontation ouverte aux conséquences désastreuses dans le meilleur des cas.

Pour Washington, encourager les deux parties chinoises à s’engager dans un dialogue constructif devrait donc être une priorité. Il en va de même pour un message sans équivoque à Taïwan : si les États-Unis et leurs alliés soutiennent l’île sur le principe, cela ne signifie pas qu’ils approuvent automatiquement le rejet brutal d’un ensemble de mesures raisonnables présenté par Pékin.

Impasse ou solution ?

Enfin et surtout, le peuple taïwanais devrait avoir son mot à dire. Actuellement, ni la sécession ni l’intégration dans le système en vigueur sur le continent ne semblent intéresser la majorité de la population de l’île. Il reste donc de la place pour une solution alternative à l’impasse actuelle, dont tout le monde pourrait tirer profit.

Alexandre Casella

Diplômé de la Sorbonne, docteur en Sciences Politiques, ancien correspondant de guerre au Vietnam, Alexandre Casella a écrit pour les plus grands quotidiens et a passé 20 au HCR toujours en première ligne de Hanoi a Beirut et de Bangkok à Tirana.

7 réponses à “Taiwan; guerre ou paix ?

  1. Merci pour cet article, toutefois je trouve surprenant de parler de Taiwan sans parler des microprocesseurs, cela me semble pourtant être une clé de lecture importante pour comprendre l’intérêt américain sur cette île.
    Auriez-vous un avis sur cette vidéo qui résume l’essentiel de mes connaissances sur le sujet? je peine à trouver des contradictions (du moins sur les grandes lignes) mais n’étant pas spécialiste de la question je peux certainement passer à coté de certains aspects que vous verriez peut-être (et à défaut vous pourriez me confirmer que la vidéo est de bonne qualité ?) :
    https://www.youtube.com/watch?v=p6sCsOdqXQw

    D’avance merci

  2. Le temps du dialogue avec Taiwan correspondait à une époque où la Chine n’était pas en mesure de s’imposer et surtout elle jouait le jeu d’une Chine pacifiste qui adhérait au capitalisme.
    Hors, c’est terminé. Votre analyse aurait été bonne il y a 5 ans.
    Depuis, la dictature s’est affirmé. Des gens de l’économie disparaissent, signe du retour de l’idéologie comme fil conducteur de la Chine.
    La remise au pas de Hong-Kong montre que le parti n’accepte plus les exceptions.

    Le parti communiste chinois n’acceptera pas une solution d’exception pour Taiwan. Il pourrait l’accepter par ruse, mais Taiwan, sa population se méfie trop pour accepter de céder un peu de son indépendance.

    Taiwan voit la Chine s’enfoncer dans une dictature qui se durcit. Je n’ai aucun doute que la population de Taiwan voudrait faire partie de la Chine, mais je ne crois pas qu’elle veuille faire partie d’une dictature.

    Le retour volontaire de Taiwan en Chine ne se fera jamais dans une Chine de plus en plus dictatoriale qui s’est engagé dans l’IA pour contrôler sa population.

    Reste l’engagement des US. Cela va au-delà de Taiwan, c’est aussi la liberté de commerce en mer de Chine. Tout semble indiquer que des blocs se forment, y compris commercialement. Les pays voisins de la Chine craignent un chantage qui fermerait cette mer à ceux vu comme pays hostiles, et il n’y a pas que l’occident. Cette guerre froide actuelle atteindra forcément le commerce, la Chine ne se cache pas, elle veut se suffire à elle-même. En Chine l’idéologie est plus importante que le bien-être bourgeois du peuple.
    En résumé une Chine en autosuffisance à intérêt à contrôler toute la mer de Chine, pour sa gloire patriotique et son combat contre l’occident.
    Taiwan est donc un enjeu tant que la Chine est une dictature impérialiste.

    Une Chine, 2 systèmes n’a pas fait long feu pour des raisons idéologiques d’un parti communiste. De même la réputation de la Chine ne fait pas le poids pour un parti qui veut atteindre ses objectifs. Une guerre gagnée contre Taiwan est plus importante que sa réputation. Une réputation dure un temps, un territoire c’est définitif.

    Guerre ou paix ? Guerre, si le parti communiste de la Chine réussit à contrôler parfaitement sa société. Paix, si le pays est traversé par des secousse qui oblige le parti à se concentrer sur son pouvoir. Et solution si la Chine abandonne une dictature totale.

    En résumé, je pense que vous êtes un rêveur concernant une solution pour Taiwan.
    Le communisme chinois négocie seulement si il n’a pas le choix.

    1. Bravo pour cette analyse claire et mesurée, je connais bien Taiwan où je rédide et cela correspond parfaitement à la réalité, bravo!

    2. Bonjour et merci pour ce commentaire détaillé.
      Même question que pour l’auteur, pourriez-vous jeter un oeil à cette vidéo et, peut être, me donner des raisons de la discréditer? (pas tant les conclusions, uniquement les aspects que l’auteur prétend factuels)
      https://www.youtube.com/watch?v=p6sCsOdqXQw
      Je n’aime pas manquer de sources mais je peine à en trouver sur la question (ou celles que je trouve semblent corroborer même si moins globales)… Toutefois avant de prendre pour argent comptant son contenu, je me dis que si des gens plus instruits que moi sur la question Taiwanaise pouvait m’aider à la discréditer ou à la valider….. je serais plus à l’aise !
      Et vu l’importance que cette question risque de prendre dans les prochaines semaines/mois/années……

  3. Monsieur Casella,
    Voilà une analyse claire, mesurée et, contrairement aux attitudes va-t-en-guerre de l’Occident, remarquable en ce qu’elle prône la diplomatie comme seule issue raisonnable à ce conflit. A mon humble avis, vous avez parfaitement raison lorsque vous dites qu’il s’agit d’un problème interne à la Chine et que les Etats-Unis devraient cesser de s’ingérer dans ses affaires intérieures. Pour ce qui est de l’avenir toutefois, je doute que la Chine et le peuple chinois ne remettent leur unité ethnique et culturelle en question. Il y a indubitablement une minorité Taiwanaise occidentalisée, mais ce n’est qu’une minorité. Les temps s’accélèrent également. La Chine est en devenir la puissance économique, scientifique et militaire la plus puissante. L’Orient est en révolution contre l’hégémonie Etatsunienne, les BRIKS se renforcent et le leadership de la Russie, de la Chine et du Brésil en particulier ne laissent que peu de temps aux Etats-Unis avant qu’ils ne se retrouvent en état de sous-développement.

  4. Bonjour et merci pour votre article
    Une « minorité taiwanaise occidentalisée »? Je reside à Taiwan et ils ont avant tout peur pour leurs libertés, les taiwanais ne se sentent plus chinois et rejettent massivement tout rattachement à la chine, ils pronent le statu quo, et c est la chine qui veut que cela soit une « affaire intérieure », ce n est pas ce que pensent les taiwanais fiers de leur contre modele.

  5. Cette région connaîtra-t-elle jamais la paix? En juillet 1974, au cours d’un vol à bord d’un avion de la Japan Air Lines (JAL) de Hongk-Kong à Tokyo, nous avons été détournés vers l’île de Luzon alors que la ligne directe prévoyait le passage au-dessus de Taïwan. Ce n’est qu’à notre arrivée à Tokyo que nous avons appris les raisons de ce détour(nement?): la veille, la JAL avait ouvert une ligne directe avec Pékin et Tchang Kaï-chek, alors chef de l’Etat, avait menacé de faire décoller ses “Super Sabre” américains pour abattre tout avion de la JAL qui survolerait le territoire taïwanais.

    N’est-ce pas ce qui s’appelle de la diplomatie à haut vol?

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